Game of Thrones, Dune, The Witcher, Doctor Strange, Élémentaire, Warcraft, Shadow and Bone, Motherland : Fort Salem… Difficile d’avoir un CV aussi impressionnant que celui de David et Jessie Peterson, qui ont travaillé sur des dizaines de productions de fantasy ou de science-fiction, depuis le début de leur carrière.
Leur rôle : imaginer des langues entières, avec grammaire, conjugaison et vocabulaire compris, pour des peuples imaginaires. À l’écran, cela se traduit par exemple par les « Dracarys » enflammés dans Game of Thrones, et par certains dialogues dans Dune — plus développés que dans l’ouvrage originel de Frank Herbert.
D’abord créateurs en solo, David et Jessie Peterson travaillent désormais en binôme et sont les deux seuls linguistes au monde à vivre de cette activité. Rencontrés au festival Séries Mania de Lille, où ils étaient mis à l’honneur, ces deux passionnés nous dévoilent les coulisses de leur drôle de métier.
L’interview : « Dans Game of Thrones, les langues sont une arme »
Numerama – Comment avez-vous commencé à travailler en tant que conlangers ?
Jessie Peterson – À 10 ans, je voulais déjà créer une langue secrète pour mes amis et moi (rires). J’ai fait de mon mieux mais je n’avais aucune expérience en la matière et, à l’époque, l’anglais était la seule langue parlée dans mon entourage.
Beaucoup plus tard, en 2008, lorsque j’ai fini mon doctorat en linguistique, j’avais besoin de sortir du milieu académique de la recherche, qui demande beaucoup de rigueur. Je cherchais une zone créative pour échapper à tout ça, donc je suis revenue à mon premier amour : créer des langues. Et je n’ai jamais arrêté depuis !
David Peterson – J’ai commencé à m’intéresser à la linguistique assez tardivement. On me demande souvent si je créais des langues dans mon enfance, et la réponse est non. Je n’avais aucun intérêt pour cette activité, du tout. Et puis, soudainement, ça m’est tombé dessus, donc j’ai commencé des études dans ce domaine, juste après le lycée. Je suis allé à l’université de Berkeley, aux États-Unis, où j’ai pu apprendre l’Arabe, le Français, le Russe, mais aussi l’Esperanto.
C’est à cette occasion que j’ai appris l’existence de la création de langues. J’ai donc commencé à m’y mettre, juste pour m’amuser, et j’ai ressenti tellement de joie que j’ai continué. C’est devenu ma plus grande passion, jusqu’à ce que j’aie l’opportunité de travailler sur Game of Thrones, en gagnant un concours, en 2009.
Justement, quel était votre état d’esprit lorsque vous avez appris que vous alliez travailler sur la série ?
David Peterson – J’avais entendu parler des romans de George R. R. Martin par l’intermédiaire de certains amis, qui étaient fans de fantasy. Donc je savais qu’ils étaient géniaux, qu’ils étaient très longs, et que tous leurs personnages préférés mouraient (rires). Mais pour moi, le fait que HBO soit aux manettes du projet, c’était la promesse d’un excellent résultat. À l’époque, la chaîne faisait sensation grâce aux Sopranos, mais surtout grâce à True Blood. C’était une série sur les vampires, qui avait moins la réputation d’être réservée aux nerds, comme pouvait l’avoir Buffy contre les Vampires.
Au contraire, c’était cool d’être fan de True Blood, beaucoup de gens la regardaient et c’était devenu complètement mainstream. Donc je me disais que s’il y avait bien quelqu’un qui pouvait prendre une œuvre de fantasy comme Game of Thrones et la transformer en un projet qui enthousiasme le public, c’était bel et bien HBO.
Vous avez eu un bon instinct, quand on connaît le destin de Game of Thrones !
David Peterson – Vu l’énorme communauté de fans autour du travail de George R. R. Martin, de mon point de vue, le succès n’était pas si important. Je me disais que, même si on ne faisait qu’une seule saison avant une annulation, la série serait quand même chérie par les fans. Donc quand j’ai été retenu pour le projet en octobre 2009, j’étais extrêmement enthousiaste à l’idée de travailler dessus.
Mais ça, c’était avant décembre 2009, et la sortie du premier Avatar au cinéma. Là, je me suis dit que c’était fini. Paul Frommer avait créé le Na’vi pour le film et j’étais persuadé que ça allait nous voler la vedette. Mais finalement, je suis devenu « Monsieur Dothraki » auprès des gens, et on peut même apprendre le Haut Valyrien, que j’ai également créé, sur Duolingo (rires).
Quelle est la différence pour vous entre travailler sur une adaptation comme Game of Thrones et partir d’une création originale comme Élémentaire ?
Jessie Peterson – Ce sont deux challenges différents, tous les deux très amusants à relever. Pour un travail original, on part vraiment d’une page blanche. On essaie d’avoir autant d’informations que possible de la part des scénaristes, des producteurs et des départements artistiques. Mais c’est à nous de créer tout le reste.
Pour nous, c’est très fun puisque tout est à trouver en nous-mêmes. Et en même temps, si vous avez déjà vécu une panne d’inspiration, vous savez à quel point le curseur sur une page blanche peut être terrifiant. C’est donc parfois difficile de se lancer, avant de savoir quelle approche on va adopter.
Dans le cas d’une adaptation, au contraire, on a déjà beaucoup d’éléments en place. Par exemple, si un système sonore existe déjà, utilisé dans un nom ou un lieu, on doit s’assurer que ça collera à la langue que l’on crée par la suite. On peut donc utiliser tout ça pour créer une structure.
Le défi, c’est que parfois, ces éléments déjà existants ne créent pas vraiment une langue cohérente comme on le souhaiterait. Dans ces cas-là, ça peut devenir extrêmement difficile de faire fonctionner tout cela.
Travaillez-vous parfois avec les auteurs originaux, pour les adaptations ?
David Peterson – Habituellement, non. Au tout début de la production de Game of Thrones, j’ai pu avoir quelques contacts avec George R.R. Martin au sujet du Dothraki. Mais plus la série devenait populaire, et plus il est devenu célèbre, et donc moins il avait de temps pour répondre à mes demandes. Mais c’était tout de même sympa de pouvoir avoir son retour, de temps en temps.
Et dans le cas de productions comme Shadow and Bone, en l’occurrence, je suis ami avec l’autrice, Leigh Bardugo, depuis 2011, donc ça aide (rires). Donc quand on a travaillé ensemble sur la série, j’avais juste besoin de lui envoyer un message pour savoir si je pouvais changer des éléments ou non, c’était pratique !
Comment adaptez-vous les langues que vous créez aux univers dans lesquels elles vont être utilisées ?
David Peterson – D’abord, on s’assure toujours que le vocabulaire fait sens avec le peuple qui l’utilise et son environnement. Mais il y a aussi un élément qui est déterminant, c’est à quel point le monde de la série ou du film est sérieux, ou non. Je ne dis évidemment pas qu’Élémentaire n’est pas un projet sérieux, mais l’atmosphère y est plus légère, plus cartoonesque. Pour le Firish, parlé par le peuple du feu dans le film, on a donc essayé de coller à ça, avec une langue assez mignonne dans ses sonorités.
À l’inverse, dans Game of Thrones par exemple, les langues sont une arme. On le comprend sans même avoir besoin de sous-titres. Ou si l’on doit créer un langage pour des aliens, on doit se demander à quel point ils sont vraiment extraterrestres, et à quel point ils ressemblent aux humains. Donc, à chaque fois, on essaie toujours de créer des sonorités et un vocabulaire qui s’approchent au maximum de l’ambiance et de l’émotion du projet sur lequel on travaille.
Quelles sont les différences entre une grosse production pour le cinéma et un projet pour Netflix ?
Jessie Peterson – La différence majeure entre les films et les séries, c’est la charge de travail. Pour un film, on a généralement une bonne idée de ce qu’on doit créer avant même que le tournage ne commence. À l’inverse, pour une série, on nous donne plutôt un script à la fois. Le travail est donc plus étalé dans le temps.
David Peterson – Cela dépend également de chaque production. J’ai travaillé pour un certain nombre de projets pour Netflix, et ce n’est jamais la même chose. Pour The Witcher, par exemple, c’était presque du gâteau, notamment grâce à la showrunneuse, Lauren Schmidt Hissrich et à la co-productrice Tera Vale Ragan. Le courant est tout de suite passé entre nous. On s’envoyait régulièrement des blagues ou des photos de chats (rires). Il n’y a jamais eu de période de crunch intense, c’était plutôt un long fleuve tranquille.
Mais ce n’est pas forcément le cas sur toutes les séries Netflix. Parfois, la plateforme est très investie, et parfois c’est moins le cas. Il n’y a pas de règle.
Parlons de votre travail sur Dune. Comment s’est passé la collaboration avec le réalisateur, Denis Villeneuve ?
David Peterson – J’ai d’abord travaillé sur le premier volet seul, puis Jessie m’a rejoint pour Dune : Partie 2. Mais ce qui m’a marqué, c’est que, dès que j’ai été retenu pour le projet, j’ai pu avoir une visioconférence avec Denis Villeneuve. Ce n’est clairement pas ce qui arrive habituellement sur les productions de ce type, particulièrement avec les films.
En général, si on veut parler au réalisateur, il faut s’adresser à une personne, qui parle à une autre personne, qui relaiera peut-être le message, si elle estime que c’est suffisamment important. Là, le fait de pouvoir collaborer directement avec Denis Villeneuve, et d’avoir une copie complète du scénario, ça a donné le ton sur la façon dont nous allions pouvoir travailler sur le projet. C’était évidemment très agréable.
Jessie Peterson – Sur Dune : Partie 2, nous avons également eu la chance d’assister aux tournages. Non pas pour travailler sur la prononciation avec les acteurs, mais plutôt sur la langue en elle-même. Cela nous a donné un accès direct à Denis Villeneuve mais aussi aux scénaristes, ce qui nous a énormément aidé. Parfois, comprendre le contexte spécifique d’une citation est très important pour nous : nous avons besoin de savoir si le personnage s’adresse à une personne ou à un groupe tout entier par exemple. Cela nous permet de bien choisir les mots à utiliser.
Habituellement, il faut qu’on envoie un mail avec nos questions, qui n’aura probablement de réponse que plusieurs heures plus tard, puis on doit à nouveau échanger pour clarifier certains points. Le fait d’être directement sur place, sur le tournage, nous permettait de sortir de notre bureau, poser notre question et retourner travailler. C’était génial.
Est-ce qu’il y a des œuvres dont vous étiez fan avant de travailler dessus ?
David Peterson – J’ai travaillé sur le film Warcraft : Le Commencement, et je suis un énorme fan du jeu vidéo d’origine. Donc lorsque j’ai eu la chance de créer une langue pour le long-métrage, j’étais évidemment très excité. Mais j’ai rapidement déchanté. D’abord, j’ai découvert que Blizzard, la société derrière le jeu, avait simplement cédé les droits, et ne serait pas vraiment impliquée dans le projet.
Puis, il est devenu très clair que les producteurs avaient leur propre idée en tête. J’ai d’abord commencé à travailler à partir des mots utilisés par les orcs, tels qu’ils existent dans le jeu vidéo, et j’ai créé un véritable langage à partir de ça. Mais les producteurs m’ont fait comprendre qu’ils n’aimaient pas les sonorités, et j’ai dû tout refaire pour convenir à leurs exigences.
C’était très frustrant, d’autant que ça ne sonnait plus du tout comme dans le jeu vidéo, donc je me demandais vraiment pour qui on réalisait le projet. Peut-être que j’aurais vécu les choses différemment si je n’avais pas été un grand fan de l’univers à la base.
Parmi toutes les langues que vous avez créées, laquelle est votre préférée ?
Jessie Peterson – Pour être honnête, je pense que ce serait un projet personnel sur lequel je travaille uniquement par passion, que très peu de personnes connaissent en-dehors d’un petit groupe de proches : le Zhwadi. C’est vraiment ma source de joie, qui me rappelle qui je suis.
Parfois, lorsqu’on est dans un domaine créatif, mais qu’on doit travailler avec les contraintes d’un monde créé par quelqu’un d’autre, ça peut être difficile de devoir se fondre dans une autre vision. À l’inverse, le Zhwadi, c’est ma propre expression. C’est en quelque sorte « moi », si j’étais une langue.
David Peterson – Je crois que je ne te l’ai jamais dis Jessie, mais j’ai envie de partager une anecdote. Comme tout le monde, le moral de Jessie fluctue selon les périodes. Et je ne sais pas si c’est un lien de cause à effet, ou une coïncidence, mais elle est généralement plus heureuse lorsqu’elle travaille davantage sur le Zhwadi. J’ai remarqué ça il y a peu, et je trouve ça adorable.
Et de mon côté, je pense que l’une de mes langues préférées est l’Irathient, que j’ai créé pour la série Defiance. J’ai aimé chaque moment de cette création, même si c’était très difficile. Et je pense que je suis aussi très fier du Haut Valyrien de Game of Thrones, que je trouve remarquable, maintenant que je lui ai même ajouté un système écrit.
Quel regard portez-vous sur l’intelligence artificielle, en tant que créateurs de langues ?
David Peterson – On n’a vraiment pas envie de l’utiliser, surtout considérant les possibilités que l’on a actuellement. Même si on voulait que ce soit un minimum utile, ça nous demanderait tellement de travail d’entraîner l’IA à produire seulement une petite quantité d’éléments. À ce stade, autant simplement utiliser ce temps pour créer la langue nous-mêmes.
Jessie Peterson – La beauté des langues, c’est qu’elles sont, par essence, profondément humaines. On n’a donc aucune raison de vouloir supprimer l’humanité des langages que nous créons.
Les abonnés Numerama+ offrent les ressources nécessaires à la production d’une information de qualité et permettent à Numerama de rester gratuit.
Zéro publicité, fonctions avancées de lecture, articles résumés par l’I.A, contenus exclusifs et plus encore. Découvrez les nombreux avantages de Numerama+.
Vous avez lu 0 articles sur Numerama ce mois-ci
Tout le monde n'a pas les moyens de payer pour l'information.
C'est pourquoi nous maintenons notre journalisme ouvert à tous.
Mais si vous le pouvez,
voici trois bonnes raisons de soutenir notre travail :
- 1 Numerama+ contribue à offrir une expérience gratuite à tous les lecteurs de Numerama.
- 2 Vous profiterez d'une lecture sans publicité, de nombreuses fonctions avancées de lecture et des contenus exclusifs.
- 3 Aider Numerama dans sa mission : comprendre le présent pour anticiper l'avenir.
Si vous croyez en un web gratuit et à une information de qualité accessible au plus grand nombre, rejoignez Numerama+.
Si vous avez aimé cet article, vous aimerez les suivants : ne les manquez pas en vous abonnant à Numerama sur Google News.