« Vivre 2 jours dans un aéroport avec 0 euros », « J’ai monté le Mont-Blanc », « 100 heures dans un sous-marin nucléaire », « 10 abonnés, un cube, 50 000 euros » : non, ce ne sont pas les prouesses d’explorateurs aguerris ou des noms de talk-show outre-Atlantique, mais bien les vidéos de nos youtubeurs français les plus en vue. Amixem, Inoxtag, Pierre Croce, Squeezie ou encore Joyca, ces barons du divertissement se sont tous mis à proposer des vidéos hyper produites à leurs millions d’abonnés. Et c’est à celui qui aura l’idée la plus extraordinaire.
Des vidéos aux concepts de plus en plus impressionnants sur YouTube
Fini l’époque où votre youtubeur ou youtubeuse préférée faisait des blagues devant sa caméra premier prix dans sa chambre, pour vous amuser durant une quinzaine de minutes. Désormais, en cliquant sur les vidéos des créateurs et créatrices régulièrement dans les tendances YouTube, attendez-vous à voir au moins une quarantaine de minutes d’images filmées avec des caméras de cinéma, un montage très dynamique, des dizaines de figurants, et même des jeux très bien pensés avec de l’argent à la clé.
Myriam Roche, journaliste créatrice du média Les Gens d’Internet le résume pour nous : en ce moment ce qui marche sur YouTube, « c’est ce qu’on appelle les feat & fun, des vidéos dans lesquelles on retrouve plusieurs youtubeurs qui sont très suivis et qui font des vidéos tous ensemble. Dans ces vidéos-là, on a pris l’habitude de les voir faire des choses de plus en plus dingues ». Des vidéos qui sont écrites en amont, produites, avec des acteurs et des décors. Myriam donne l’exemple d’une des dernières vidéos du premier youtubeur de France, Squeezie, « Le Pire Date » avec trois autres poids lourds du YouTube français, Djilsi, Théodort & Maxime Biaggi.
Quand YouTube remplace la télévision
« Ce sont vraiment des vidéos où on se pose devant et on regarde comme si c’était une réelle émission […], ce qui est assez logique vu que les vidéos durent 1h et qu’on a la possibilité de connecter YouTube à la télévision », décrypte la journaliste. Effectivement, les Français regardent de plus en plus Youtube sur leur télévision. C’est le cas de 20 millions d’entre eux, soit la moitié des utilisateurs de la plateforme. Pas étonnant, alors, que certains youtubeurs adoptent une posture d’animateurs télé, à l’image de Pierre Croce, qui a même sorti une vidéo dans laquelle il recrée les meilleures émissions télé comme Le Juste Prix ou Questions pour un champion.
Le constat est partagé par Guillaume Robert et Tiphaine Pache, account director et chef de projet senior influence chez Reech, entreprise spécialisée dans le marketing d’influence. « Les gens ne regardent plus la télévision et donc il faut leur donner ce que la télé nous offrait à nous à l’époque, c’est-à-dire des concepts d’émissions un peu décalés », analyse Tiphaine. YouTube se professionnalise, les créateurs ont donc de plus en plus de budget pour réaliser ce genre de vidéos.
Ces superproductions presque télévisées ont un intérêt pour les marques, selon Guillaume Robert : « Comme ce sont des formats innovants, ça va souvent faire des bonnes statistiques. C’est vrai qu’il faut investir, sortir plusieurs centaines de milliers d’euros en une fois, c’est beaucoup pour certaines marques, mais on est assuré d’avoir des résultats qui sont au-dessus des moyennes. » Sponsoriser une superproduction sur YouTube, « c’est un peu comme de la publicité, mais plus naturelle. Les marques vont pouvoir tout consolider dans une même personne », insiste la cheffe de projet.
S’inspirer des youtubeurs américains pour continuer à plaire ?
De nombreux tweets ne manquent pas de le pointer du doigt : les vidéos concepts des créateurs de contenu français ont tendance à s’inspirer de ce qui se fait Outre-Atlantique, notamment par Mr Beast, le compte le plus célèbre de YouTube, avec ses 174 millions d’abonnés. « Même s’il fait de bons concepts, la simplicité de Squeezie 2016 me manque, Mr Beast a trop matrixé les gens », écrit cet internaute. Un autre évoque l’uniformisation des miniatures des vidéos, toutes calquées sur le modèle de Mr Beast.
Et ce n’est pas une coïncidence puisque les chiffres de Mr Beast atteignent des records. En juin 2023, sa vidéo « Yacht À 1 $ vs 1 000 000 000 $ » est devenue la seconde la plus vue en 24h de l’Histoire de YouTube. Sa recette : la manifestation ostentatoire de richesses, que ce soit en offrant des biens de valeur à ses abonnés (« J’ai Offert Une Île Privée À Mon 100.000.000ème Abonné »), en organisant des jeux pour en gagner (« Le Dernier à Quitter Le Cercle Gagne 500 000 $ »), ou en présentant des produits de luxe (« J’ai Mangé Une Glace À 100,000 $ »). Jimmy Donaldson — son vrai nom — sait ce que vous voulez voir et comment dynamiser le montage, pour que vous restiez jusqu’au bout de la vidéo.
Mais la création qui a propulsé Mr Beast hors-catégorie et qui nous a définitivement entrainé dans la « gamification » (terme hérité de game, jeu) de Youtube, c’est sa vidéo Squid Game datant de novembre 2021. Il y a reproduit le jeu de télé-réalité de la célèbre série sud-coréenne en grandeur nature. 456 figurants se sont affrontés pour accéder à la cagnotte de 400 000 euros. Dans la vidéo, la ressemblance avec la série est frappante : même la mort des candidats est représentée par l’explosion d’un petit dispositif de poudre sur leur ventre lorsqu’ils perdent. Le concept aurait coûté 3,5 millions de dollars à Mr Beast. Ramené à la minute, c’est plus que ce qui a été dépensé pour la série Netflix. Jamais le divertissement n’avait autant ressemblé à un blockbuster.
Dérives et burnout
Éthiquement, certains aspects de ces superproductions sont critiquables. Dans le cas de Mr Beast, il peut apparaitre indécent de faire d’une situation mortelle dans la série un jeu dans la vraie vie. D’autant qu’au départ, Squid Game dénonce justement la manière dont le capitalisme et les riches utilisent la détresse des pauvres pour les pousser à jouer, et donc à servir de divertissement. Mais comme dans la plupart de ses vidéos, Mr Beast ne fait pas mention des inégalités sociales et des différences d’accès aux biens de luxe qu’il présente.
Sa philanthropie, si elle attire le public, pourrait bien être considérée comme une générosité de façade, qui lui sert à gagner plus d’abonnés. « C’est vraiment le truc qui fait sa popularité », insiste Myriam Roche. Même quand il redonne la vue à 1000 aveugles dans une vidéo, c’est lui qui est mis en avant et applaudi (« ça va être fou ! », hurle-t-il à la caméra) plutôt que les personnes non-voyantes. Si les youtubeurs français ne maitrisent pas aussi bien le concept que les Américains, les vidéos basées sur des donations se développent ses derniers mois : Squeezie a par exemple offert 100 000 euros de voyage à ses fans début août.
Mais le principal problème de cette course à la superproduction la plus originale, c’est le risque de burn-out pour les créatrices et créateurs de contenu : « Au bout d’un moment, ils s’épuisent à chercher des concepts et des financements. C’est aussi pas mal de charge mentale pour tout préparer et faire en sorte qu’il y ait une vidéo chaque semaine. Finalement ils tournent parfois en rond », analyse Myriam Roche.
C’est le cas de McFly et Carlito qui ont fini par faire une pause début 2023. Mastu a également évoqué le sujet dans une vidéo : « je suis épuisé nerveusement, les deux dernières années m’ont lessivé ».
Aubaine ou cadeau empoisonné pour les petits youtubeurs ?
Produire des vidéos aussi bien calibrées est très cher. Guillaume Robert estime le coût d’une vidéo à concept à environ 100 000-200 000 euros, même s’il existe des exceptions, comme le GP Explorer qui se chiffre, lui, en millions d’euros. Si ce type de superproductions se multiplie, le professionnel rappelle que cela reste « sur une sélection de profils limités, la top influence » puisqu’il faut donner envie aux marques et les rassurer sur les potentielles retombées commerciales. L’account manager considère qu’à partir de 500 000 abonnés, un créateur peut se permettre d’envisager ce type de superproductions, s’il sait qu’il va recueillir a minima 400-500 000 vues.
Cette course à l’extraordinaire ne pénalise-t-elle pas des plus petits influenceurs, qui n’en ont pas les moyens ? Pour Myriam Roche, le problème est que « les youtubeurs avec un peu moins d’abonnés vont être un peu épuisés à chercher à faire pareil. Soit, on est bien entouré, soit on essaye de tout faire et ça ne fonctionne pas toujours ». La journaliste rappelle tout de même que d’autres formats plus anciens, comme les vlogs, fonctionnent toujours très bien sur YouTube, à l’image des vlogs d’août de Léna Situations. Du côté de Reech, on souligne aussi que ces superproductions ne constituent qu’une petite partie du marché : « Il y a beaucoup de gens qui ne se reconnaissent pas dans des grosses productions de Squeezie alors qu’ils vont suivre des petits créateurs, il y a toujours une place pour les deux profils » concluent-ils.
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