C’est une affaire qui agite les passionnés d’aviation depuis le 25 janvier : va-t-il être plus difficile de pister les déplacements en jet de certaines personnalités, comme Elon Musk ? C’est en toile de fond la question qui se pose avec l’annonce du rachat par Jetnet de la plateforme ADS-B (Automatic Dependent Surveillance-Broadcast) pour un montant non divulgué.
Pour qui ne connaîtrait pas ADS-B, c’est un service équivalent à des sites comme FlightRadar24 et FlightAware. Il permet de visualiser sur une carte du globe — ADS-B Exchange — la position des aéronefs, avec diverses informations de vol (immatriculation, vitesse, altitude, modèle, etc.). On peut voir d’où il est parti et son trajet, entre autres choses.
La particularité de cette plateforme est sa nature 100 % communautaire, note Wired, dans son édition du 29 janvier. Des bénévoles installent partout dans le monde des récepteurs relativement bon marché ou faciles à construire. Les données des avions en plein vol sont captées en temps réel puis renvoyées à ADS-B Exchange.
C’est ensuite au logiciel de la plateforme de mouliner toutes les informations qu’on lui envoie afin d’afficher un rendu cohérent sur une carte, exploitable et compréhensible par le public. FlightRadar24 et FlightAware fonctionnent aussi avec des bénévoles, amateurs ou non, mais en partie seulement. Une partie de leurs données vient des flux mis à disposition par les autorités.
ADS-B Exchange passe sous le contrôle d’une entreprise
Or, voilà où se situe le malaise. Jetnet est une entreprise privée, qui est elle-même possédée par une société de capital-investissement, Silversmith Capital Partners depuis juillet 2022. Pour les internautes concernés par ADS-B, c’est forcément mauvais signe. Il va y avoir de la censure tôt ou tard. En clair, certaines informations de vol, aujourd’hui publiques, pourraient ne plus l’être.
Il est possible pour des propriétaires d’avions de faire une demande à la direction de l’aviation civile américaine (FAA — Federal Aviation Administration) pour obtenir un masquage de leurs trajectoires de vol, pour empêcher le public de les voir. La FAA peut ponctuellement accéder à cette demande et des sites comme FlightRadar24 et FlightAware se conforment.
Mais ADS-B Exchange tient une politique différente, en refusant de cacher les données de vol. Et l’ADS-B ayant pour particularité de ne pas être chiffré, n’importe qui peut capter les informations transmises par les avions avec un simple récepteur. Il n’est de fait pas possible de censurer en amont, aujourd’hui, l’ADS-B. Mais en aval, c’est envisageable, en contrôlant une carte comme ADS-B Exchange.
C’est un enjeu loin d’être neutre, à l’heure où le sujet des jets privés est devenu un cas emblématique des difficultés à lutter contre le dérèglement climatique. Les partisans d’une régulation plus stricte, voire d’une interdiction de ces vols, estiment qu’il s’agirait d’un levier puissant pour diminuer la pollution du secteur aérien et, donc, pour atteindre les objectifs de baisse des émissions.
Un rapport de 2021 a observé qu’un passager d’un jet privé pollue entre 5 et 14 fois plus qu’un passager dans un avion de ligne. Des comptes sur Twitter ont fleuri ces dernières années, pour interpeller ces richissimes passagers et dénoncer certains vols en apparence absurdes. Les jets de Bernard Arnault (président de LVMH) et Elon Musk sont ciblés.
Elon Musk est hostile à la publication de ces informations
Il s’avère qu’Elon Musk a exprimé son opposition à ce genre de diffusion — en effet, des bots créés comme @ElonJet reposent notamment sur les données d’ADS-B. L’entrepreneur américain, devenu propriétaire de Twitter en 2022, a fini par bannir le compte litigieux, au motif de sa sécurité personnelle (la diffusion se faisait en temps réel), et édicté une règle interdisant le partage d’une localisation.
Cette histoire avait soulevé un débat mêlant des problématiques de vie privée, de sécurité des personnes et d’accès à des informations publiques. En France, la Cnil a proposé une synthèse des enjeux en montrant le challenge qu’il y a à arbitrer entre les droits de la personne et ceux liés à l’information — exactement comme pour le sujet délicat du droit à l’oubli sur le web.
Elon Musk et le propriétaire du compte @ElonJet avaient affiché leurs désaccords par messages interposés. Le stratagème du second pour contourner les arguments du premier a été de proposer un autre compte sur Twitter, @ElonJetbutDelayed. Le principe ? Retarder de 24 heures la publication des messages relatifs aux trajets du jet du milliardaire. Pas de risque de sécurité personnelle, comme ça.
« Elon Musk essaie de dire que ce que je publie n’est pas une information publique. L’ADS-B est sur toutes les fréquences publiques et est acquise par des organisations comme ADS-B Exchange. C’est comme dire que les signaux AM ou FM [pour la radio, NDLR] ne sont pas publics et que le fait de recevoir une fréquence est privé », s’est agacé Jack Sweeney.
Comme le raconte Wired dans son enquête, le sujet dépasse le cadre des seuls richissimes voyageurs occidentaux. L’existence d’ADS-B constitue aussi un sujet de tension géopolitique, avec des puissances comme la Chine ou l’Arabie saoudite, qui voient d’un mauvais œil cette plateforme. Pékin a interdit des récepteurs, tandis que Riyad a plaidé pour réguler l’ADS-B au niveau mondial.
L’arrivée de Jetnet et de Silversmith Capital Partners interroge la transparence que pourra avoir encore ADS-B Exchange durablement, et les influences que pourraient subir les nouveaux propriétaires. « Ma crainte a toujours été que quelqu’un arrive et détruise tout ce que nous avons construit », a témoigné James Stanford, l’un des administrateurs du site.
Cela étant, il y a un risque beaucoup plus immédiat contre ADS-B Exchange : les attaques par déni de service distribuées (DDOS).
Le lendemain de l’annonce du rachat de la plateforme, Jack Sweeney relevait que « quelqu’un est en train de lancer des DDOS sur ADS-B Exchange Les DDOS sont en train de saturer sa connexion de 10 gigabits […] Aucune donnée provenant des flux ADS-B ». L’histoire ne dit pas si c’est un geste d’humeur d’un passionné en colère du rachat ou si l’attaque est portée par d’autres motivations.
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