« Ah bon, tu ne sais pas faire du vélo ? » Cette question posée sur un ton mi-effaré, mi-amusé, je l’entends tous les ans. Elle revient comme un boomerang, lorsque je pars en vacances avec mes amis ou que le métro s’arrête sournoisement de circuler.
En février 2023, après vingt-sept années de déni, j’ai décidé de prendre le problème en main et de m’inscrire dans une vélo-école. Après tout, nous vivons dans un pays où les gens sont libres de se déplacer comme ils le souhaitent. En plus, la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB) revendique plus de 150 associations dans l’hexagone pour apprendre à pédaler.
Je me retrouve donc à tenir le guidon un samedi, à 9 h du matin, à la vélo-école de Montreuil en Seine-Saint-Denis. D’emblée, je suis frappée de voir que le public des débutants est presque entièrement féminin. Est-ce que certains hommes ne savent pas faire du vélo et ont trop honte de le dire ? Impossible de chiffrer ce phénomène, mais l’observatoire de la FUB estime bien à environ 90 % la proportion de femmes parmi les apprentis cyclistes.
Vaincre sa peur
Maïmouna, monitrice à Montreuil depuis 2016, partage ce constat. « On a une très grande majorité d’élèves femmes en particulier dans les premiers niveaux, explique la bénévole. Les hommes sont plus nombreux dans les niveaux dits de perfectionnement, pour le plaisir de la pratique sportive. Les femmes, elles, cherchent avant tout à vaincre leur peur, dans un environnement où elles peuvent apprendre en sécurité. »
Avant de donner des cours de vélo, Maïmouna était élève elle aussi. Elle a choisi d’apprendre à faire du vélo dans l’association montreuilloise parce qu’elle redoutait la circulation des grandes villes et souhaitait apprendre étape par étape, du terrain de foot à la jungle parisienne.
« J’ai grandi au Sénégal jusqu’à l’âge de dix ans, et dans mon village, personne ne faisait de vélo, raconte-t-elle. Le facteur culturel joue énormément. La plupart de nos élèves sont des mamans d’origine immigrée, qui viennent de pays où on n’a jamais appris aux filles à pédaler. Elles viennent ici pour pouvoir se balader à vélo avec leurs enfants. »
Pendant un cours de niveau 3 (où j’apprends à freiner sans foncer dans un mur), une nouvelle copine « bikeuse » me donne des arguments semblables. « Les filles d’origine maghrébine apprennent moins à faire du vélo, surtout quand elles viennent de quartiers populaires, estime Radia, 43 ans et habitante de Courbevoie. Quand j’étais petite, j’étais moins dehors que les garçons. Et puis, ma famille pensait que le vélo n’était pas un vrai moyen de locomotion, mais plutôt un loisir de bourgeois. »
Certains préjugés sont tenaces. Radia me confie qu’une des élèves, d’origine comorienne, a attendu très longtemps avant d’apprendre à faire du vélo parce que sa mère pensait « que c’était pour les prostituées ».
La socialisation au risque
Plusieurs arguments permettent donc d’expliquer cette drôle de situation : les normes culturelles, les moyens financiers, et même des superstitions religieuses sur le « risque » de perdre sa virginité. Mais cela ne dit pas tout : pourquoi des jeunes femmes comme moi, qui ne viennent ni d’une famille immigrée ni d’un quartier populaire, ne savent-elles pas pédaler ?
En réfléchissant à ma situation, je me rends compte que je suis très loin d’être une « casse-cou ». J’ai longtemps été terrorisée par l’idée de conduire, je vérifie les places de parking sur Google Maps avant de partir en reportage, et pendant les cours de sport au lycée, j’évitais le ballon de basket alors qu’il fallait l’attraper.
Je pourrais me dire que je suis nulle et m’en taper la tête contre les murs. Mais je préfère penser que j’ai intégré, sans le vouloir, des normes sociales liées à mon genre.
En 2018, le géographe Yves Raibaud a mené une enquête sur la pratique genrée du vélo dans la métropole de Bordeaux. Il explique que les femmes cyclistes sont minoritaires en ville et ne constituent que 38 % des usagers. Interrogées par le géographe sur les causes de cette disparité, les Bordelaises expriment leur peur de l’incident, le sentiment d’insécurité la nuit et le manque d’aisance par rapport à leur tenue vestimentaire.
Des différences de pratique hommes/femmes
« Les hommes et les femmes ne sont pas socialisés au risque de la même manière, abonde Clément Dusong, docteur en aménagement de l’espace. Chez les hommes, on valorise la pratique sportive, le dépassement de soi. Les femmes internalisent, dès l’enfance, le besoin d’être en sécurité et de rester féminines. » Clément Dusong a analysé les enquêtes de mobilité en Ile-de-France entre 1976 et 2010. Il a observé que la proportion d’usagères avait fortement augmenté dans les territoires où les trajets à bicyclette étaient devenus fréquents.
Car la pratique progresse à toute vitesse, en particulier dans les grandes villes. À Paris, la Mairie relève que l’indice de fréquentation de ses aménagements cyclables a bondi de 60 % entre 2019 et 2020. Le développement de ses pistes urbaines a notamment permis à la capitale d’atteindre une part modale des déplacements à vélo de 4 %, selon l’association Vélos et territoires. L’agglomération de Strasbourg, étudiée dans le documentaire Fournaise produit par Numerama, se situe bien loin devant. Le vélo représente 8 % de la part modale des déplacements et le chiffre pourrait doubler en 2030, selon l’Eurométropole.
« La banalisation de l’usage du vélo a incité les femmes à rouler en ville, appuie l’expert en mobilités Clément Dusong. Mais il ne faut pas croire que la pratique est paritaire. Aujourd’hui, avec le développement des aménagements cyclables, beaucoup de femmes pédalent pour effectuer plus facilement certaines tâches domestiques comme le transport des enfants à l’école, en vélo-cargo. Les hommes conservent une forme de pratique plus téméraire, liée au loisir. »
Pédaler entre femmes
Les associations de cyclisme que j’ai contactées ont des statistiques éloquentes. La Fédération française de cyclisme indique par exemple que seules 12 % de ses licenciés sont des femmes, et pratiquent donc le vélo comme activité sportive, en compétition. En 2022, la FFC recensait moins de 3 000 détentrices de BMX (vélo-cross pour les adeptes du tout terrain) sur environ 22 000.
Les femmes cyclistes sont moins présentes dans les compétitions sportives mais aussi dans l’espace public le plus banal. « Les garçons occupent davantage de place dans les cours de récré ou les squares, en particulier dans les quartiers les plus défavorisés, relève Maryline Robalo, présidente de l’association Cycl’Avenir. C’est intéressant d’apprendre à pédaler entre femmes, parce que la solidarité féminine renforce la motivation. »
En Île-de-France, Maryline Robalo a cofondé, avec Christina Burger, le programme En S’Elles à destination des femmes en situation de précarité. Il s’agit de nouer des partenariats avec des ONG comme Terre d’Asile ou Emmaüs, pour apprendre aux femmes à faire du vélo.
Une question de confiance en soi
« Ces ONG nous ont demandé de donner des leçons non mixtes parce que certaines élèves ne sont pas à l’aise avec les hommes et ont subi des violences sexuelles, explique Maryline Robalo. Plusieurs d’entre elles ne sont jamais sorties de leur quartier. Le vélo leur permet de s’insérer socialement, de prendre conscience de leur corps, et de s’émanciper. »
Évidemment, je ne peux pas comparer mon cas à celui de femmes réfugiées ou en situation de grande précarité. Mais j’ai remarqué ce petit truc sur la confiance en soi, le jour où j’ai appris à faire un départ à vélo. Quand on démarre, on doit tenir en équilibre, la jambe sur la pédale, le corps en avant. Et on a cette sensation merveilleuse de pouvoir se laisser glisser, la tête et les épaules relevées, bien au-dessus du sol.
Enfin, je ne vais pas non plus vous faire croire que j’ai complètement pris la confiance et que je suis prête pour le BMX. Actuellement, ma prochaine étape, c’est de réussir à pédaler dans un parc sans paniquer. À chacun·e son rythme !
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