Nouvelle polémique en vue concernant l’impact du numérique sur l’environnement et la manière de l’évaluer. Au Journal officiel du 23 décembre 2021 a été publié le décret n° 2021-1732, qui fait hurler sur les réseaux sociaux les spécialistes des nouvelles technologies. Selon ce texte, les dispositions qu’il contient doivent entrer en vigueur le 1er janvier 2022.
De quoi s’agit-il ? Le décret s’intitule : « modalités d’information, par les opérateurs de communications électroniques (accès fixes et mobiles) sur la quantité de données consommées dans le cadre de la fourniture d’accès au réseau et son équivalent en émissions de gaz à effet de serre ». En clair, il s’agit d’imposer aux opérateurs de renseigner le volume d’émissions carbones générées par la consommation de données.
Ce décret vient compléter une loi entrée en vigueur en février 2020, nommée loi de lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (AGEC). C’est notamment via ce texte qu’a été introduit l’indice de réparabilité (et ses critères de notation, précisés dans un décret à part), qui permet d’évaluer la facilité de réparation d’un produit high tech, comme un smartphone.
Dans le détail, le décret s’applique aux opérateurs et aux fournisseurs au sens large. Il leur est demandé de présenter auprès de l’abonné :
- le type d’abonnement : Internet fixe ou Internet mobile ;
- le volume de données consommées : en gigaoctets (Go), arrondi à l’unité, et, le cas échéant, accompagné de la mention « données estimées » ;
- l’équivalent en émission de gaz à effet de serre : en grammes équivalent CO2 (g éqCO2), arrondi à l’unité ;
- la synthèse des modalités de calcul utilisées.
Le décret ne dit pas quelle est la méthodologie appliquée pour effectuer ces calculs, mais pointe vers l’Agence de la transition écologique (ADEME), qui dépend du ministère de l’Écologie. Cet indicateur doit se baser sur « le volume réel de données consommées », relevé par l’opérateur, pour dire à l’internaute ce qu’il génère en gaz à effet de serre en accédant au réseau.
« Ces informations peuvent être accompagnées d’une représentation graphique » et « peuvent également figurer sur les documents de facturation » ajoute le décret. Elles sont aussi à retrouver sur l’espace personnel de chaque abonné et doivent être actualisées chaque mois. Chaque information mensuelle portera évidemment sur le mois écoulé (en décembre, vous verrez novembre).
De prime abord, ces informations semblent avoir de l’intérêt pour comprendre plus finement l’impact individuel que l’on a, en matière d’émissions de gaz à effet de serre, en utilisant sa connexion Internet pour consulter ses mails, lire une vidéo, afficher un site web ou jouer aux jeux vidéo. Après tout, la réflexion traversait notamment les suggestions de la Convention citoyenne sur le climat.
Un décret qui enflamme le milieu informatique
Mais le problème ici tient à la manière d’établir ces mesures, qui reposent sur un postulat contesté et sur des règles de calcul discutables. C’est ce qu’illustre sur Twitter Pierre Beyssac, ingénieur en informatique, connu pour être à la fois le porte-parole du Parti pirate et pour avoir cofondé Gandi.net, un service d’enregistrement de noms de domaine et d’hébergement web.
« Ras-le-bol des apprentis sorciers anti-tech qui ne pigent rien à nos métiers, détruisent tout ce qu’ils touchent par luddisme, et s’engraissent grâce à des aides publiques en surfant sur la mode anti-tech [en l’opposant à] écologie avant de faire passer des absurdités en politique publique », lâche-t-il le 23 décembre sur Twitter, en réaction à la publication du décret.
La réaction de Pierre Beyssac est d’autant plus virulente que l’intéressé s’est évertué à démontrer, dès le 9 mars 2021, « l’arnaque intellectuelle » que constitue l’impact environnemental du volume de données, dans un long développement publié sur son site personnel. Un avertissement qui n’a pas permis d’empêcher la prise de ce décret, presque dix mois plus tard.
Pierre Beyssac fait observer qu’une tentative similaire avait été écartée lors d’un précédent texte, la loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France (loi REEN), avant d’être éjectée « au dernier moment ». Elle est en quelque sorte en train de revenir par la fenêtre, après avoir trouvé porte close. « Personne n’a vu venir », ajoute-t-il.
Dans son texte, Pierre Beyssac s’alarmait déjà de ces approches contre-productives et simplistes. « Il est urgent de développer des méthodologies plus rigoureuses permettant un ciblage utile des efforts à réaliser […]. Sans cela, nous courons le risque de perdre nos efforts, notre temps et pire, de rater une cible qui est déjà difficile à atteindre. »
Problème de méthodologie de calcul
Le problème principal ici repose sur la manière de modéliser ce qui est généré en matière de CO2 par rapport au volume de données consommées, en supposant que l’on puisse établir une équivalence. Et c’est justement ce que pointent de nombreux intervenants, qui préviennent qu’un décompte du volume de CO2 est en pratique très difficile, pour ne pas dire impossible à donner.
« Dans le principe, l’impact énergétique d’un service via Internet est la consommation électrique totale divisée par le nombre d’unités d’œuvre. Mais ça devient très amusant lorsqu’on considère l’infinie arborescence des services sous-traitants, partenaires et transitaires », relève Jean-Marc Liotier, un informaticien travaillant chez un opérateur. « C’est rigoureusement impossible tellement ça dépend de facteurs différents », ajoute Julien Wajsberg, développeur pour Mozilla.
D’autres pointent une vision très limitée : pourquoi dans ce cas ne pas ajouter le bilan carbone de la fabrication des infrastructures d’hébergement (serveurs, câbles, électricité, transports, déplacement des technologies, etc.), mais aussi le coût en dioxyde de carbone de la fabrication des logiciels… ce qui promet là encore des choix méthodologiques controversés.
Pierre Beyssac, lui, prédit une « approximation linéaire » entre le CO2 et les Go, alors même « qu’on sait que ça n’a rien à voir avec la réalité (quasi-totalité de coûts fixes) ». Dans tous les cas, il s’agira d’une « métrique CO2/Go bidon », selon lui. Il pointe au passage des pratiques déjà aperçues chez certains think tanks spécialisés dans les sujets climatiques, mais critiqués sur la méthodologie.
La méthodologie de l’ADEME est décrite dans un article du 14 décembre et elle consiste en deux multiplications, la première pour les réseaux mobiles et la seconde pour les réseaux fixes.
- Empreinte carbone (en gCO2e/mois) = Quantité de données consommées par l’utilisateur (en Go/mois) x Ratio moyen majorant représentatif de l’impact du « Réseau Mobile France » (en gCO2e/Go), sachant qu’au 1er janvier 2022 cette valeur est estimée à 49.4gCO2e/Go (gramme CO2 équivalent par Gigaoctet).
- Empreinte carbone (en gCO2e/mois) = Impact moyen de la consommation Internet fixe d’un Français (en gCO2e/mois), sachant qu’au 1er janvier 2022 cette valeur est estimée à 4.1 kgCO2e/mois par abonné.
Cette méthode de calcul est justement dénoncée par Pierre Beyssac et d’autres, car elle ne repose sur aucune source justifiant le choix des valeurs, leur nombre et leur relation. « Deux multiplications simplistes non étayées (formule démontée x fois), une sur base de consommation (accès mobile), l’autre sur base forfaitaire (accès fixe). L’évaluation est littéralement sortie du chapeau », poursuit-il sur Twitter.
D’autres ont relevé le paradoxe de ce décret, qui pourrait nécessiter soit l’installation de nouvelles infrastructures pour piloter ce calcul, soit, en tout cas, requérir la mobilisation d’une certaine puissance de calcul dans des installations déjà en place pour établir cette estimation. C’est ce que pointe ironiquement l’opérateur alternatif Scani, dans son tweet du 23 décembre.
Certes, Scani admet que ce sera virtualisé, c’est-à-dire opéré par une machine déjà en place, mais il faudra quand même allouer de l’énergie à ces opérations : « Virtualisé ou pas, ça prend des ressources système de sortir des statistiques, surtout si on veut les bonnes, et on ne souhaite pas forcément mettre notre supervision à genoux le temps d’extraire les données. » Et dans certains cas, cela veut dire installer du matériel malgré tout.
L’avocat Alexandre Archambault, qui est spécialiste dans les réseaux, signale qu’en cas de non-respect des dispositions du décret, se dessine la possibilité d’une mise en demeure, suivie, si rien ne change d’ici là, de l’ouverture d’une procédure de sanction de la part du régulateur des télécoms (Arcep), compte tenu du Code des postes et des communications électroniques.
Mais surtout, l’intéressé prévient d’un effet de bord pour le moins ironique à prévoir : le cas de l’abonné qui voudrait récupérer toutes ces informations sur support papier, ce qui nécessite aussi toute une ribambelle de pollution périphérique : l’imprimante en fonctionnement, la feuille de papier, l’acheminement du courrier jusqu’à la boîte aux lettres, peut-être avec une voiture, etc.
Cette trajectoire, en tout cas, inquiète. Car au-delà de la valeur discutable de cette information, compte tenu des bases très critiquées sur laquelle elle repose, certains observateurs se demandent si cela ne cache pas la volonté de sortir de l’Internet fixe illimité au travers d’une taxe carbone. Plusieurs internautes craignent ce scénario (comme ici, ici et là, mais aussi ce tweet, celui-ci et celui-là)
Après tout, l’idée est déjà apparue il y a peu dans le débat public.
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