Le projet de NFT WorkerTown, lancé fin 2021, ressemblait à de nombreux autres. Dans ce jeu play to earn, les joueurs pouvaient acheter de petits personnages pixelisés et compléter des tâches pour gagner des tokens de crypto-monnaies. Le jeu avait levé plus de 750 000 dollars et avait attiré une communauté de plusieurs milliers de personnes, dont celui que l’on connait sous le pseudo Sungie. Le Français avait investi une centaine d’euros dans le NFT, et fut même pendant un temps modérateur en chef de la communauté sur Internet.
Puis, en avril 2022, les deux fondateurs sont partis avec l’argent, raconte aujourd’hui Sungie. Les comptes Twitter et Instagram du projet ont disparu, le groupe Discord a été supprimé. « Un mec calé en blockchain a regardé les transactions, et il a vu que tout l’argent du portefeuille du projet avait été retiré d’un coup. Les deux co-créateurs du projet se sont enfuis avec un peu plus d’un million d’euros, au bout de 7 mois de boulot et un mois de lancement », se souvient-il, amer.
Sur un groupe Telegram, les derniers membres de la communauté sont nombreux à utiliser le terme de « rug pull », une forme d’arnaque dans laquelle les dirigeants partent avec la caisse, tirant le tapis de sous les pieds des participants. « L’équipe s’est retrouvée démunie et volée, au même titre que les utilisateurs, qui portaient de grands espoirs dans ce jeu. J’y croyais, et j’y ai investi, pour au final, [me retrouver avec] un rugpull des plus classiques », regrette-t-il. « C’était un épisode traumatisant.»
Sungie n’est pas le seul dans ce cas. Après l’explosion de la popularité des NFT, de très nombreux projets et collections ont vu le jour, beaucoup promettant des retours sur investissement importants et un gameplay révolutionnaire. D’autres espéraient remplacer les Bored Ape Yacht Club, la collection de NFT la plus populaire et la plus chère à ce jour. Parmi les acheteurs, la grande majorité était à la recherche d’argent facile, attirée par les records de vente des NFT ou convaincue par des influenceurs d’investir dans leurs idées.
Aujourd’hui, plus de deux ans après l’arrivée des NFT, il ne reste plus grand chose de cet ancien marché qui pesait des milliards de dollars. Après un bear market qui a fait plonger la valeur du bitcoin de plus de 50 %, et des faillites spectaculaires de géants de la crypto, les ventes de NFT sont au plus bas. Même si certains ont réussi à faire fortune, une large partie des projets lancés pendant la période faste des NFT ont disparu, ou rencontrent des difficultés à se maintenir. Pour les investisseurs qui n’ont pas pu vendre à temps, et qui se retrouvent avec des NFT sans valeur, il y a surtout des regrets.
« Je me suis faite à l’idée de ne jamais revoir mon argent »
C’est la collection de NFT Badass Ape Guild qui a convaincu Selma d’investir. Lancée fin 2021, la collection, qui met en scène des singes au design largement inspiré par les Bored Apes, devait s’accompagner d’un métaverse, et devait à terme regrouper plusieurs jeux. « Beaucoup de points m’ont mise en confiance », nous confie la francophone, avec qui nous nous sommes entretenue par écrit. La collection, hébergée sur la blockchain de Binance, disposait d’un Discord, d’un site internet, d’objectifs clairs, d’un compte Twitter très actif… Rassurée, Selma a acheté pour plus de 2 000 euros de NFT dans cette collection.
Le projet a pris de l’importance et gagné en popularité. Au moment de la mise en vente des NFT, ils atteignaient un prix plancher de 400 dollars et enregistraient un volume de vente de 1,2 million de dollars. Binance avait même inclus la collection dans un tweet promotionnel, pour inciter ses clients à se mettre aux NFT.
Puis, petit à petit, la communication s’est arrêtée sur Twitter, et les participants au groupe Discord se sont retrouvés livrés à eux-mêmes. « Il y a eu beaucoup de promesses de la part du créateur », indique Selma, « mais aujourd’hui, il s’est volatilisé après avoir empoché un paquet de thunes ». La collection a été laissée à l’abandon, et « aujourd’hui, un NFT de cette collection ne vaut même pas 1 euro », alors qu’ils valaient encore plusieurs centaines de dollars chacun il y a quelques mois. « Je me suis faite à l’idée que je ne reverrai jamais mon argent », a-t-elle commenté sur le Discord du groupe, où ils sont nombreux dans le même cas.
« Au-delà de ma frustration, ce qui me chagrine, c’est que la plateforme de Binance n’a pas de dispositif face à des cas de scam [arnaque] aussi énormes, et il y en a plein d’autres… » Numerama, qui a essayé de contacter les équipes de Badass Ape Guild et de Binance, n’a pas reçu de réponse de leur part.
Sungie et Selma sont loin d’être des cas isolés. L’impressionnant succès des NFT a attiré un grand nombre de personnes mal intentionnées, attirées par la promesse d’argent rapide, et des consommateurs peu avertis sur les dangers du milieu des cryptos. Les dérives étaient si nombreuses en début d’année 2022 qu’Opensea, la principale plateforme de vente de NFT, avait déclaré que « 80 % des fichiers créés étaient des œuvres plagiées, des fausses collections, et des spams. »
Depuis, de nombreux articles ont dénoncé des projets de NFT louches, ayant laissé leurs participants sur la paille. Il faut cependant faire la différence entre les arnaques, comme les rug pulls que Sungie et Selma ont vus, et les projets n’ayant pas pu aboutir pour d’autres raisons. Il n’y avait pas que des escrocs dans le lot : certains créateurs de projets n’ont simplement pas eu les moyens d’aller jusqu’au bout de leur ambition.
Les entreprises obligées de se réinventer pour survivre
Pour les projets lancés au plus haut de la mode des NFT, l’argent coulait à flots. Selon Crunchbase, les entreprises spécialisées dans les NFT ont levé 2,9 milliards de dollars sur l’année 2021, et 2,1 milliards seulement pendant le premier trimestre 2022 — sans compter les projets ayant récolté de l’argent directement avec les ventes. Un nombre impressionnant de grandes entreprises se sont également lancées dans le milieu, telles que Coca-Cola, Adidas, Samsung, Louis Vuitton, Lacoste, et bien d’autres encore.
Depuis, la manne s’est tarie. La mode est passée, les scandales et arnaques ont terni la réputation du milieu, et les nombreuses faillites d’entreprises de la crypto ont refroidi les investisseurs. « Le milieu NFT n’est plus du tout aussi tendance qu’il ne l’était l’année dernière », écrivait Crunchbase dans un article publié en novembre 2022. « Moins d’accords sont conclus, pour beaucoup moins d’argent ». Seuls 131 millions de dollars ont été investis lors du dernier trimestre 2022, et 78 millions pour le premier trimestre 2023, selon Metaverse Post.
Entre les manques de fonds et la baisse drastique des ventes, même certains projets soutenus par de grandes entreprises n’ont pas survécu. En octobre 2022, CNN a ainsi mis fin à son aventure dans les NFT en fermant sa plateforme de vente, au grand dam des acheteurs. Pour les plus petits projets, la situation est encore plus difficile.
Chez Solid, une entreprise française spécialisée dans l’impression de NFT que Numerama avait rencontré en avril 2022 lors du Paris NFT Day, « on a beaucoup plus de mal qu’à la fin 2021, en effet », reconnait Max, au téléphone. « Le marché des NFT s’est bien calmé en volume, en prix, en activité, en création… donc ça a un très fort impact sur nous. On a ressenti très vite en 2022 que c’était en baisse », se souvient le fondateur. « Avant, on ne prospectait presque pas, on n’avait pas de plan marketing. On s’est mis désormais à mettre en place des plans de ressources, on a pas mal pivoté aussi.»
L’entreprise continue de travailler en partenariat avec des entreprises s’étant lancées dans les NFT, comme Yves Saint-Laurent, ou Mugler, mais s’appuie aussi sur un nouveau business plan. « Aujourd’hui, on s’occupe de gérer les communautés digitales des créateurs de contenus », explique Max. « Les NFT sont un support pour ces communautés-là, et elles ont envie d’avoir des expériences en physique. Donc nous, on s’occupe de l’impression des NFT, de l’événementiel, des cadeaux, etc. On fait des salons, on crée des événements pour le lancement de nouvelles collections NFT… Le marché n’est pas aussi fort qu’en 2021 et 2022, mais les NFT sont toujours là. »
Il y a tout de même des limites. « Le métaverse, ça n’est plus à la mode », admet ainsi Gauthier Bros. Le fondateur de Metaverse Weapon Factory (une entreprise qui vendait des NFT d’armes virtuelles), que nous avions également rencontré en 2022, n’est cependant pas défaitiste. « Ceux qui étaient dans le milieu pour la technologie sont restés. Nous, on voit un intérêt à avoir une propriété sur des objets numériques, donc on reste.»
Le fabricant d’armes en NFT, qui n’a pas encore sorti de collection, n’est pas inquiet sur le futur. « Ce projet NFT, c’est en parallèle de notre entreprise principale, Atayen. Notre but n’était donc pas de sortir un truc trop vite, mais de montrer un produit fini, qui a du sens.» Il continue cependant de travailler sur le développement « d’un générateur d’objets en 3D pour produire des armes, des véhicules et des animaux de compagnie », qui doivent, à terme, être vendus et utilisés dans toutes sortes de jeux vidéo différents.
Même si le métaverse n’est plus une notion qui fait rêver, Gauthier Bros estime qu’il y a un marché pour les NFT dans les jeux. « Imaginez avoir des objets réutilisables dans plusieurs environnements ! Pour nous, c’est le futur. Même pour les développeurs, cela serait génial de ne pas avoir à refaire les mêmes armes 12 000 fois ».
Il en veut également pour preuve le marché des skins sur le jeu Counter-Strike, où certains items s’arrachent à plus de 100 000 dollars. « Le marché pour des armes en NFT est là, mais pour l’instant, c’est jeu par jeu, et c’est dommage de devoir acheter deux fois un AR-15. Je crois que le futur, c’est un marché transversal. Les joueurs voudront des objets vraiment à eux. Il y a une demande pour les NFT, mais bon, si des gens achètent une photo d’un singe en espérant devenir milliardaires, c’est sûr qu’ils vont perdre de l’argent ».
« Aujourd’hui, 95 % des projets NFT ne valent plus rien »
Malgré ce qu’assure Gauthier, certains ont bien réussi à faire fortune grâce à l’achat et à la vente de NFT. Benjamin, un ex-trader, a acheté pour « plus de 100 000 euros de NFT », et a fait « d’énormes retours sur investissement.» « J’avais une méthode de trading avant, que j’ai appliquée aux NFT, sans affect. J’en ai acheté tellement que j’ai gardé moins de 5 min que je ne les ai plus en tête ,» raconte-t-il. Il a tout de même acheté des tokens par intérêt, « mais à chaque fois que j’ai acheté avec de l’affect, j’ai perdu. » Aujourd’hui, il ne lui reste plus que quelques NFT « de cœur », et il a revendu tous les autres.
Benjamin, qui a réussi à échapper aux gros des escroqueries grâce à sa méthode, admet cependant qu’il y a eu « une énorme déception de la part du public. Beaucoup de projets n’ont pas tenu leurs promesses, et beaucoup d’arnaques visaient en priorité les personnes qui n’y connaissaient rien.»
Bountydreams est, lui aussi, arrivé dans le monde des NFT après y avoir été attiré par les sommes records empochées lors des ventes. « Je me suis renseigné sur la tech, et je me suis complètement pris de passion pour le sujet en un mois. Je suis passé d’un mec dont le but était de revendre le plus cher à quelqu’un, à une personne vraiment convaincue par le projet. Aujourd’hui, j’ai des NFT qui valent une fortune que je ne vendrai pour rien au monde », assène-t-il, lui qui possède 2 NFT de la collection des Bored Ape.
« Je pense qu’en tout, j’ai acheté 4 000 NFT. J’ai beaucoup revendu au début, et je me suis fait pas mal d’argent. Je pense que j’ai facilement multiplié mon investissement de départ par 2 000. Ça a changé ma vie, tout simplement.» Aujourd’hui, même s’il a vendu la majorité de ce qu’il a acheté, il possède toujours près de 700 NFT, « certains pour de l’investissement à long terme, d’autres, pour ma collection personnelle ».
Néanmoins, « aujourd’hui, 95 % des projets NFT qui se sont lancés sur les dernières années ne valent plus rien. Cela ne vaut pas le coup. Le prix des Bored Apes a été divisé par 4 par rapport à leur pic, et même la plupart des gros projets de 2022 ont vu leur prix divisé par 10 en moyenne. »
Même si le marché n’est pas au beau fixe, Bountydreams et Benjamin sont persuadés que ce n’est pas vraiment la fin des NFT. « Le marché s’est vraiment calmé, mais il y a toujours beaucoup d’argent qui tourne dans le milieu. Les événements de 2022 ont fait peur au grand public, et c’est normal, mais je n’ai jamais été inquiet personnellement. Il y a toujours un futur pour les entreprises », assure-t-il. « Pour le tracking de data, pour les tickets dans l’événementiel, il y a des opportunités. »
Benjamin prédit, lui, que le marché risque de stagner pendant encore quelque temps. « Il y a besoin de nouvelles initiatives fraiches. Après la hype, maintenant il faut construire des projets avec une vraie utilité, comme dans les jeux vidéo, par exemple. En tout cas, ça n’est pas la fin des NFT », pronostique-t-il. D’autres n’abondent pas dans ce sens. Sungie l’assure : « Les NFT, je n’y mets plus jamais les pieds. »
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