Une nouvelle photo présumée choc émeut les réseaux sociaux : on y voit des dizaines de personnes tenter un selfie avec la candidate démocrate Hillary Clinton. Par facilité, les critiques à l’endroit de la génération selfie sont toutes faites du même bois : la non-pensée. Alors que, à la manière d’une œuvre d’art, la photo en dit beaucoup sur notre temps.

En matière de photo choc, 2016 a déjà été bien rythmée par des discours creux et des images censées représenter la triste modernité. Souvenez-vous de Samsung et Zuckerberg. Après les écrans qui nous coupent du monde, aujourd’hui, la cible est encore et toujours le selfie.

La logorrhée à l’encontre des selfies et de leur manifestation publique est si attendue qu’elle se résume facilement. Prendre une photo avec l’appareil photo frontal de son smartphone est tantôt égoïste, tantôt narcissique. Quand on fait encore plus de généralités, c’est le stigmate d’une génération qui ne cherche plus à communiquer avec le monde extérieur et qui préfère prendre des photos que vivre les moments de leur vie.

 

Cela vaut pour les concerts, Hillary Clinton, les restaurant ou l’amitié : en somme, tous les moments de la vie, que le preneur de selfie fuit par son activité criminelle. On s’étonne qu’il tourne le dos à sa vie pour mieux la capturer, on s’étonne qu’il veuille garder un souvenir dans lequel il existe, et on s’étonne même qu’il ne soit jamais seul à le faire.

Sur cette photo il apparaît pourtant assez évident que l’objectif était bien de permettre aux soutiens de la candidate de prendre des photos. Quoi d’autre sinon ? Pourquoi se mettre en léger surplomb ? Pourquoi mettre des affiches derrière ?

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Les défenseurs d’un monde sans seflie auraient-ils préféré que la candidate serre les mains de chacun des participants, immanquablement séparés par la barrière de sécurité ? L’acte, même s’il reste plus traditionnel, vu et revu en politique, n’aurait guère eu beaucoup de sens non plus.

Où est donc le problème ?

De surcroît, un selfie aura bien plus de chances d’être partagé sur les réseaux sociaux par le photographe amateur. Bien plus qu’une simple photo de la candidate : en matière de viralité, l’effet est bénéfique. Rappelez-vous seulement un instant ces baristas qui font des erreurs grotesques dans l’orthographe de nos prénoms afin qu’on s’empresse de prendre en photo notre tasse avec la faute et, l’air de rien, qu’on partage instantanément le logo de la dite chaîne de cafés américains.

Le selfie a cette même qualité communicationnelle : il s’adresse à chacun, se personnalise à l’infini et identifie votre personne sociale à une marque, une personne publique ou une célébrité. Ainsi sur Snapchat, une marque va payer le réseau social pour que les utilisateurs se prennent en  photo avec son logo tatoué sur la tête grâce à la réalité augmentée.

L’instant selfie fonctionne peu ou prou de la même manière : il crée en quelques minutes une centaine de contenus différents que des utilisateurs de réseaux sociaux vont diffuser autour d’eux, là où ces derniers n’auraient pas partagé un article de campagne ou une photo officielle. De plus, le selfie identifie l’individu à la candidate dans un rapport interpersonnel : c’est l’identification à la marque Hillary, l’appropriation de la candidature par ses soutiens.

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De leur côté, les soutiens de Trump qui moquent cette photo réalisée par la photographe officielle de Hillary Clinton semblent oublier que leur candidat n’a pas des pratiques fondamentalement différente lorsqu’il paye Snapchat pour offrir aux utilisateurs un filtre pour afficher leur soutien.

Ce que le selfie dit de la société

En tant qu’évolution de l’auto représentation, le selfie n’est pas tant un symbole de narcissisme que d’engagement à des valeurs, que celles-ci soient véhiculées par une marque, une célébrité ou… la politique. Une mise en scène de soi bien plus portée vers l’extérieur que vers soi, en réalité — une écriture de ses choix et de sa vie qui a pour seul motif l’impression du visage sur chaque situation. En cela, le seflie est la naissance dans la communication d’une identité qui se prolonge sur des objets et se mêle à la réalité. Enfin, le selfie invite inéluctablement autrui à voir en nous l’existence de nos valeurs et de notre individualité.

Dans la philosophie moderne, le visage d’Emmanuel Levinas s’écrit ainsi en tant que phénomène : « Le visage s’impose à moi sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère. La conscience perd sa première place. » Il est naissance et sujet, la fin de l’objet et le début d’une relation sociale dès son apparition. Il donne vie aux individus. Comment éviter dès lors que, maintenant que la technologie le permet, il s’impose comme signature à imprimer sur chaque moment de vie ?

Le selfie ne fait pas tourner le dos à son sujet, mais retourne pour un instant, une situation pour la faire sienne et la transforme en phénomène de l’affirmation de soi. Politiquement, le selfie est engageant et relativise la relation de supériorité du candidat à son électorat. Les plans se mêlent et l’aventure personnelle devient, en quelque sorte, une collectivité qui cumule des sujets, et des angles de vue. Loin d’une fin du monde, et d’un instant de narcissisme, le selfie est une signature. Et cette photo est un immense livre blanc.

Laissons alors, peut-être, Levinas conclure : « Le visage n’est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous mène au-delà. »

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