Gel des avoirs de Vladimir Poutine et de son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, en Europe, lourdes ripostes contre les banques russes, écartement de la Russie et de certaines grandes entreprises des marchés financiers internationaux, restriction de l’exportation de produits technologiques destinés aux secteurs de la défense et de l’aéronautique…
De jour en jour, la liste des sanctions prises contre la Russie s’allonge. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, les États-Unis et les Européens s’efforcent de faire face et d’imposer le plus de restrictions possible au régime russe — sans aller jusqu’à prendre la décision d’écarter de la Russie du réseau bancaire international Swift.
Mais pour l’instant, toutes ces sanctions, qui pourraient se durcir encore dans les jours à venir, n’ont pas suffi à faire reculer l’armée russe, ni même à ralentir les attaques. Anatoly Antonov, l’ambassadeur russe aux USA, avait d’ailleurs assuré qu’elles ne marcheraient pas. Dans un message sur Facebook publié le 23 février, la veille du début de l’invasion ukrainienne, il expliquait que « les sanctions [contre la Russie] ne peuvent rien résoudre », et qu’il ne pensait pas « qu’une seule personne à Washington s’attende véritablement à ce que la Russie change sa politique extérieure sous la menace de sanctions ».
Outre le fait que la Russie soit habituée aux représailles (le pays en subit depuis 2014 et l’annexion de la Crimée), si le gouvernement ne s’affole pas des restrictions, c’est parce qu’il a une stratégie pour éviter leurs conséquences — dont les crypto-monnaies font partie.
Les crypto-monnaies pour éviter les sanctions européennes
C’est Alexander Shokhin, le président du groupe de lobbying « Russian Union of Industrialists and Entrepreneurs » qui a le premier évoqué l’idée au mois de juin 2021. Lors d’une réunion sur les conséquences des nouvelles sanctions imposées à la Russie après l’empoisonnement de l’opposant Alexeï Navalny, Alexander Shokhin a suggéré d’utiliser le bitcoin et d’autres devises similaires comme un moyen d’échapper aux manœuvres occidentales. Et depuis le début de l’invasion en Ukraine, l’idée est de nouveau soulevée.
La piste n’est pas nouvelle : en 2019, des internautes iraniens avaient organisé un appel aux dons de crypto-monnaies après avoir été touchés par de violentes inondations — alors que le pays est sous le coup de sévères mesures économiques. Et en 2020, le président vénézuélien Nicolás Maduro a décrit les crypto-monnaies comme un moyen de contourner les restrictions imposées à son pays.
En effet, les sanctions économiques sont prononcées par les États, mais elles sont dans la plupart des cas exécutées par les banques et les institutions bancaires. Les banques doivent vérifier les transactions, et ont le devoir de les bloquer et de prévenir les autorités si les échanges leur paraissent suspicieux, ou s’ils impliquent des groupes, des sociétés ou des pays frappés d’interdictions.
En fonctionnant en dehors du système bancaire classique, les crypto-monnaies permettent aux entités frappées au portefeuille de continuer à effectuer des opérations. Il n’y a pas besoin de passer par des intermédiaires bancaires, comme pour les transactions classiques : tout se fait sur la blockchain. Passer par les devises numériques permettrait donc aux institutions russes d’éviter la majorité des sanctions qui les concernent.
Les échanges sur la blockchain sont publics, mais difficiles à suivre
En plus d’échapper au contrôle des banques, elles ont un autre avantage. Les personnes en possession de crypto-monnaies peuvent en effet posséder de nombreux porte-monnaies numériques, et ces wallets cachent assez bien l’identité des propriétaires. Ce qui fait que, bien que les échanges sur la blockchain soient publics, il est facile de dissimuler son identité grâce à plusieurs comptes — on peut certes finir par retrouver quelqu’un, mais il est difficile pour les autorités de traquer les transactions, et de les relier à un individu ou une institution en particulier.
Il est également possible de faire appel à des plateformes d’échange crypto enregistrées dans des pays n’imposant pas de sanctions, comme le note Bloomberg ; ou encore d’utiliser des devises « privées », comme Monero, qui assure que les transactions sont intraçables.
Surtout, la Russie dispose d’outils pour permettre à ses transactions sur la blockchain d’être hautement intraçables, comme l’explique le New York Times. Le journal indique que de tels outils auraient été utilisés par les régimes iranien et nord-coréen, deux États visés par des mesures économiques sévères, afin de les contourner. La Corée du Nord s’en serait ainsi servi pour financer des programmes de recherche nucléaire.
Le rouble numérique est en phase de test
Le seul véritable problème que rencontreraient les utilisateurs de crypto-monnaies serait lors de la conversion en monnaies fiduciaires, c’est-à-dire en pièces et en billets. Beaucoup de plateformes d’échanges de crypto passent, à un moment ou à un autre, par le dollar — or, dès que la monnaie américaine est utilisée, les lois et les sanctions américaines s’appliquent. Il pourrait donc être très difficile pour les acteurs russes de convertir leur bitcoin en rouble. Mais, justement, la Russie devrait se doter très prochainement d’un outil qui éliminerait le besoin de passer par des plateformes d’échange : le rouble numérique.
Le rouble numérique est un projet de monnaie numérique : il ne s’agit donc pas d’une crypto-monnaie. Les « e-roubles » sont émis par la banque centrale russe, ce qui en fait bien un projet centralisé. Le site de la banque centrale de Russie est d’ailleurs clair là-dessus : « la banque est responsable des roubles numériques ; et ils ne sont pas liés aux crypto-monnaies ». Le site est cependant beaucoup moins précis sur les spécificités techniques du e-rouble : il est seulement indiqué qu’ils seront déployés « grâce à des technologies numériques ».
Il semble néanmoins que le projet de monnaie numérique russe soit assez semblable à celui du e-yuan chinois, dont le premier déploiement a eu lieu lors des Jeux olympiques de Beijing. On peut résumer de manière simpliste que l’usage de roubles numériques serait semblable à l’utilisation de carte de crédit, dans le sens où il n’y aurait pas besoin d’unités de monnaie « tangibles » afin d’effectuer ses achats. Cela ne changerait au final pas grand-chose pour les utilisateurs : la véritable révolution aurait lieu au niveau des transactions elles-mêmes : il n’y aurait plus besoin de passer par des banques ou par des intermédiaires, tels que Visa ou MasterCard.
Les crypto-monnaies ne sont pas encore encadrées
Et c’est justement cet aspect qui pourrait permettre aux Russes de convertir leurs crypto-monnaies en roubles. La banque centrale russe a annoncé le 16 février 2022 que les premiers tests avec le rouble numérique allaient commencer.
Les conditions semblent donc prêtes pour que les crypto-monnaies permettent aux autorités russes de ne pas trop se soucier des sanctions européennes. Sauf qu’il reste un obstacle majeur : elles ne sont pas encore régulées en Russie. La situation est même plus délicate que cela : Elvira Nabiullina, la présidente de la banque centrale russe, y est farouchement opposée, qu’elle souhaiterait voir interdites purement et simplement.
De son côté, le ministre des Finances espère faire passer d’ici la fin de l’année une nouvelle loi encadrant mieux les cryptos et qui leur conférerait un statut légal. Pour l’instant, personne ne peut dire qui, du ministre des Finances ou de la présidente de la banque centrale, aura le dernier mot sur le sujet — ni sur comment cela impactera la manière dont la Russie subit les sanctions.
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