« Total ou ses prédécesseurs sont conscients des effets néfastes du réchauffement du climat depuis au moins 1971 », affirme une étude publiée le 19 octobre 2021. Une équipe de recherche, adossée au CNRS, à l’EHESS, à Sciences Po, ainsi qu’à l’université de Stanford (États-Unis), a rassemblé un certain nombre d’archives et d’entretiens depuis ces années-là.
Cette enquête ne montre pas seulement qu’une entreprise comme Total aurait eu connaissance du réchauffement et l’impact des activités humaines. Elle détaille les stratégies que l’entreprise aurait développées pour renier l’importance du problème. « Total s’est engagé dans un déni manifeste de la science du climat à la fin des années 1980 et au début des années 1990. »
Instiller le doute
Les auteurs de l’étude de 2021 relèvent que la stratégie principale de Total aurait été d’instiller le doute envers la science climatique. L’entreprise aurait « promu l’incertitude dans leur propre communication et dans leurs relations publiques ».
Les auteurs en donnent une illustration avec la conférence de Rio de 1992, qui a une place importante dans la prise de conscience de l’urgence climatique. À cette occasion, Jean-Philippe Caruette, alors directeur de l’environnement au sein du magazine d’entreprise de l’époque (Énergies), aurait écrit, d’après un document retrouvé dans l’étude : « Certes, il existe une relation entre la température et la teneur en dioxyde de carbone de l’atmosphère, mais cette relation ne permet pas une extrapolation conduisant à des scénarios plus ou moins catastrophiques sur le réchauffement global de la planète […] Et surtout, il n’y a aucune certitude sur l’impact des activités humaines, notamment la combustion des énergies fossiles. »
L’affirmation n’est pas tout à fait correcte : en 1992, les preuves d’un lien entre les activités humaines, la combustion d’énergies fossiles, et le réchauffement planétaire, étaient déjà là dans la littérature scientifique. C’est d’ailleurs ce qui fut constaté durant la conférence de Rio — puis en 1996 dans un rapport du GIEC.
Mais alors que la conférence se tenait, Total aurait fait circuler un tract affirmant que « les progrès considérables réalisés en climatologie depuis le début du siècle n’ont pas permis de lever les incertitudes sur l’effet de serre » et que ce sujet donnait lieu à des « descriptions apocalyptiques de l’avenir ». De manière assez paradoxale, le tract affirme que le secteur de l’énergie doit « assurer la croissance des pays [en développement], quitte à commencer par augmenter les émissions de gaz à effet de serre. »
Promouvoir l’idée qu’« il existe des doutes scientifiques sur l’effet de serre »
Le lobbying climatosceptique était très actif durant le sommet de juin 1992, de la part des entreprises du secteur énergétique. « Ainsi, à la question encore inconnue de l’effet de serre, on ne peut répondre hâtivement en taxant les seuls industriels européens parce qu’on pense, sans en être sûrs, que les émissions de gaz carbonique pourraient entraîner un réchauffement de la planète dans les années à venir », écrivait Elf — autre société française majeure du secteur énergétique à l’époque — dans un document retrouvé par les auteurs.
Quelques mois après le sommet de Rio, le président-directeur général de Total, François-Xavier Ortoli, affirme que les sources naturelles d’émissions de gaz à effet de serre sont plus élevées que les sources humaines, concluant qu’« il y a un doute ». Pour l’entreprise Elf, la stratégie du doute était explicite. Les auteurs de l’étude ont identifié un document dans lequel Francis Girault, directeur de la stratégie de l’époque, affirme qu’il faut activement promouvoir l’idée qu’« il existe des doutes scientifiques sur l’effet de serre », et que cela passe par identifier et soutenir « des scientifiques de renom qui peuvent intervenir positivement dans le débat ». Dans ce contexte, « positivement » signifie en faveur d’Elf.
Bernard Tramier, ancien haut responsable du groupe Total, explique aux auteurs de l’étude que Francis Girault craignait que le sujet du réchauffement impose des taxes au groupe, et qu’il fallait donc des arguments pour l’éviter : pour ce faire, « nous devions nous appuyer sur des arguments, il s’est donc appuyé sur ceux qui disaient que le problème climatique n’était pas grave. »
Même en interne, la science était pourtant claire
Pourtant, au sein même de l’entreprise, il y a eu très tôt une bonne connaissance du problème. De manière générale, les alarmes lancées par les scientifiques ont commencé dès les années 1970. Le premier sommet de la Terre (la conférence de Stockholm) s’est tenu en 1972.
Dès 1971, des scientifiques du groupe délivraient en interne un rapport intitulé « Atmospheric pollution and climat ». Dans ce document retrouvé par les auteurs de l’étude, il est constaté « si la consommation de charbon et de pétrole garde le même rythme dans les années à venir, la concentration de dioxyde de carbone atteindra 400 parties par million vers 2010. […] Cette augmentation de la concentration est assez inquiétante […] le dioxyde de carbone joue un grand rôle dans l’équilibre thermique de l’atmosphère […] l’air plus riche en dioxyde de carbone absorbe plus de rayonnement et se réchauffe.»
La prédiction était correcte à quelques années près : la concentration en dioxyde de carbone a atteint 400 parties par million en 2015.
Revirement de situation
Total et Elf n’étaient pas les seuls dans le monde à adopter une telle stratégie. Aux États-Unis, la Global Climate Coalition rassemblait les acteurs américains de l’industrie, afin de faire du lobby contre le protocole de Kyoto (qui visait à réduire les émissions) et visait à semer le doute sur le consensus scientifique. Mais les auteurs relèvent un changement au tournant du millénaire, à la fin des années 1990 : plusieurs entreprises décident de quitter cette fameuse Global Climate Coalition. Une entreprise comme Shell ne souhaitait pas, d’après un employé, faire la même erreur que les entreprises de tabac « qui se sont piégées dans leurs propres mensonges ».
Les auteurs de l’étude analysent : « Reconnaissant peut-être les risques juridiques, et pour leur réputation, que comporte un déni manifeste, ainsi que le caractère potentiellement inévitable d’un accord international, les compagnies pétrolières ont modifié leur position pour accepter publiquement les conclusions du GIEC et promouvoir l’industrie comme un acteur rationnel et scientifique. »
Dès lors, la société Elf abandonne peu à peu la stratégie d’instiller le doute, cherchant à montrer une autre image. L’entreprise incorpore à ce moment un plan de baisse des émissions. Puis, au début des années 2000, elle fusionne avec Total, qui abandonne temporairement ce plan avant d’en faire à nouveau mention quelques temps plus tard. À cette époque, Total se situe dans un entre-deux, en faisant toujours référence à des doutes… mais avec plus de précautions.
En 2002, le PDG de l’époque affirme : « Bien sûr, les preuves scientifiques ne sont pas toujours convaincantes et sont parfois discutables. Cela dit, je pense que nous sommes arrivés à un point où un certain niveau de principe de précaution doit être pris en compte. Ainsi, en matière de réchauffement climatique, une certaine modération des niveaux d’émissions de polluants est, en l’état de nos connaissances, souhaitable. »
En 2002, on trouve également un rapport dans lequel Total dit que « sans effet de serre, il n’y aurait pas de vie sur notre planète », dérivant le phénomène comme « naturel », tout en indiquant avec beaucoup d’ambiguïté et de conditionnel que les activités humaines « pourraient être à l’origine du changement climatique ». Rappelons qu’en 2002, nous disposions déjà du deuxième rapport du GIEC (1996) qui mettait en évidence des preuves incontestables de l’impact humain sur le climat.
Un gros changement de stratégie en 2006
D’après les auteurs de cette enquête, il faut attendre 2006 pour que Total change de stratégie. À cette date, alors que la France met en place des mesures contre les émissions et que la COP15 approche, « Total organise une conférence sur le changement climatique afin de se présenter comme réceptive à la communauté scientifique, responsable aux yeux du public, et capable d’avancer dans une nouvelle direction ». Pour l’occasion, Thierry Desmarest, président du groupe Total à l’époque, affirme publiquement accepter la science climatique — non sans abandonner totalement la référence à l’incertitude : « Dans le cas du débat scientifique, il y a une convergence de vues des experts quant à la réalité du phénomène de réchauffement. Les incertitudes ne portent plus sur le phénomène lui-même, mais sur son ampleur. »
Peu à peu, le groupe Total fait évoluer son image et son discours. Les auteurs estiment qu’à l’heure actuelle, l’entreprise essaye de promouvoir « une division des rôles entre la science et l’entreprise, dans laquelle la science décrit le changement climatique et l’entreprise prétend le résoudre, renforçant ainsi sa prétention à la légitimité dans la détermination des politiques publiques ». La conclusion de l’étude évoque une stratégie narrative actuelle visant à présenter Total comme « une entreprise pétrolière socialement responsable » jouant un rôle dans la « transition énergétique ». Cela permet à l’entreprise de rester attrayante, et actrice.
Pour les auteurs, cette enquête rappelle surtout que la science climatique a fait face à bien davantage qu’une simple dichotomie entre acceptation ou négation : « L’histoire de Total met en évidence le caractère multidimensionnel et graduel des positions concernant la science du climat », et saisir cette complexité historique peut « aider à comprendre les réponses historiques et actuelles au réchauffement planétaire.»
La réponse de Total : « une profonde transformation »
Contacté par Numerama, TotalEnergies a souhaité réagir en précisant n’avoir jamais été sollicité par les auteurs de l’étude. Dans sa réaction, Total indique que « la connaissance qu’avaient Elf ou Total du risque climatique depuis les années 70 n’était en rien différente des connaissances et publications scientifiques de l’époque, ce que l’étude scientifique publiée ce jour confirme pleinement ». Pour Total, « l’étude constate elle-même que Elf et Total ont publiquement et ouvertement accepté les constats résultant de la science climatique il y a 25 ans déjà ». Le groupe dit regretter le principe de « pointer du doigt une situation d’il y a plus de 50 ans, sans souligner les efforts, changements, progrès et investissements accomplis depuis. »
Sur les changements en question, TotalEnergies affirme que le groupe s’est engagé « dans une profonde transformation de ses activités avec l’ambition de devenir l’un des cinq plus grands acteurs mondiaux des renouvelables en 2030 et d’atteindre la neutralité carbone à horizon 2050, en fixant des objectifs de réduction de gaz à effet de serre précis à horizon 2030 ».
S’il est vrai que Total investit dans des projets liés au renouvelable, comme à hauteur de 20 % dans la société Adani Green Energy dans le solaire, les énergies renouvelables sont en encore faible part dans le portefeuille du groupe. Ce dernier continue à investir dans de nouveaux projets gaziers et pétroliers, comme Arctic LNG 2, un projet d’exploitation de gaz naturel en Arctique dans lequel il possède 10 % des parts. Ce, alors même que l’Agence internationale de l’énergie estimait en 2021 qu’il fallait cesser d’investir dans de nouveaux projets gaziers et pétroliers pour espérer atteindre la neutralité carbone en 2050.
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