Racheté par Ubisoft en 2009, le studio de jeux vidéo français Nadeo, à l’origine de la saga TrackMania, est visé par un appel à témoins lancé en interne par le syndicat Solidaires, branche Informatique et Jeu Vidéo. Directement mis en cause par une dizaine de personnes, le directeur du studio exerce depuis des années un contrôle total sur les salariés, sans aucune intervention de la part d’Ubisoft. Hurlements, pression insoutenable, injonction aux heures supplémentaires, impossibilité de se plaindre auprès de la RH ou des représentants du CSE… La direction du studio est pointée du doigt par les accusations de nombreux employés et anciens employés avec qui Numerama s’est entretenu.

« Nous avons été informé.es (sic) de graves atteintes au droit du travail ainsi que d’actes de harcèlement moral commis sur des personnes ». Le 24 août 2020, sur le compte Twitter du syndicat Solidaires, branche Informatique et Jeu Vidéo, un appel à témoin est publié, invitant les employés du studio visé à venir s’exprimer. Retweeté à peine une centaine de fois, l’appel est passé largement inaperçu auprès du grand public.

Pourtant, il concerne Nadeo, le studio français à l’origine de la saga culte TrackMania, dont les différents opus ont été distribués à plusieurs millions d’exemplaires dans le monde. Et qui, depuis 2009, est la propriété d’Ubisoft, fleuron français du jeu vidéo. L’appel à témoin est accompagné d’un court message, comme un avertissement : « Ces agissements doivent prendre fin ».

Que se passe-t-il chez Nadeo ?

La peur de parler

L’annonce publique du syndicat est loin d’avoir plu à tout le monde. « On était très méfiants. On a peur qu’il y ait des représailles », nous explique Antoine*, un ancien employé qui a accepté de nous parler sous couvert d’anonymat. « J’étais très frileux au départ ». « Quand l’article paraîtra, j’ai peur que Florent m’écrive en me demandant si c’est moi qui ai parlé. Tout le monde a peur de lui », déclare Martin*, un autre ancien de la boîte. « J’ai eu très peur quand j’ai vu l’appel à témoin, avant de me dire que je devrais être soulagée », raconte Béatrice, également ex-employée. Jules, encore en poste, parle lui d’une volonté de « mettre un coup de pied dans la fourmilière », par « respect envers tous ceux dont les histoires m’ont fait prendre conscience du problème ».

Début juillet 2020, Numerama et Libération publiaient en effet de longues enquêtes sur des faits de harcèlement sexiste et sexuel au sein d’Ubisoft, ainsi qu’un système de RH qui peine à protéger les victimes tout en fermant les yeux sur les agissements de certains cadres hauts placés. À l’époque, plusieurs sources nous avaient mentionné le petit studio Nadeo, passé entre les mailles du filet. En cause, non pas des faits de nature sexuelle ou sexiste, mais des témoignages qui font état d’une ambiance surréaliste, d’une pression écrasante et de mécanismes amenant une détresse psychologique chez les employés, similaires à ce qu’il s’est passé au sein de la maison-mère : la mainmise d’une personne de pouvoir sur le reste du studio, et aucune action de la part du service des Ressources humaines.

Et pourtant, alors qu’Ubisoft connait ces derniers mois une remise en question de son management sans précédent et après une vague de licenciements et de démissions de plusieurs de ses cadres dirigeants, les salariés sont encore nombreux à avoir eu « trop peur pour parler à des journalistes », comme nous l’a confié Jean*, un des membres du syndicat à avoir recueilli les témoignages de nombreux employés. Tous ceux qui ont accepté de nous parler nous ont dit espérer briser le silence et que les choses changent, enfin.

De nombreux récits que nous avons recueillis rentrent dans la définition juridique du harcèlement moral, défini par le Code du travail comme « des agissements répétés susceptibles d’entraîner, pour la personne qui les subit, une dégradation de ses conditions de travail pouvant aboutir à : une atteinte à ses droits et à sa dignité, une altération de sa santé physique ou mentale, ou une menace pour son évolution professionnelle ». Le harcèlement moral au sein de l’entreprise peut être catégorisé, selon le site du ministère du Travail, par des « critiques, brimades, insultes, mises au placard », par un « refus de toute communication » ou encore une « charge excessive » de travail.

Numerama a recueilli et recoupé dix témoignages, de la part d’employés toujours en poste ou d’anciens, toujours poursuivis par leurs histoires chez Nadeo. Tous nous ont raconté des comportements et mécanismes similaires, une angoisse et un épuisement psychologique récurrent. Tous parlent de l’emprise de Florent Castelnérac (parfois abrégé en « Florent C. » dans cet article), le directeur historique de Nadeo, sur son studio et sur ses employés.

« Champions du monde »

« Il y a une espèce de culte autour du fait de tout sacrifier pour le travail », détaille Lisa*, qui est désormais partie de la boîte. « Quand Florent apprenait que tu avais bossé le week-end, il était très content et te félicitait ». Mais rien n’est jamais assez pour le directeur du studio. « Il m’a aussi reproché de ne pas travailler assez alors que je bossais déjà 8 h à 10 h par jour sur place, et qu’une fois rentrée chez moi je bossais encore. Je passais ma vie à travailler et ce n’était jamais assez. Il m’a reproché de ne pas lui demander de travail le week-end afin de m’améliorer », poursuit-elle. « S’il voit que tu fais le minimum légal d’heures, il va t’avoir dans le collimateur », ajoute Martin.

Le fondateur de Nadeo pousse ses employés à l’extrême, veut le meilleur. Il leur demande tout le temps d’être des « champions du monde ». « Il a une obsession avec cette expression », explique Béatrice. « Il voulait que je travaille plus. Il disait que tout le monde pouvait être un champion du monde », relate Quentin*, « mais que si tu ne bosses pas le week-end, tu ne peux pas en être un. Et lui, il veut que des “champions du monde” ». Jean confirme. « Il met une grosse pression sur les employés pour les heures sup. Il dit “tout le monde peut être un champion du monde, mais pour ça il faut travailler. Moi mon but c’est de trouver mes champions” ».

« Il m’a dit « toi, t’es level 40, je veux que tu sois niveau 112. Qu’est-ce qu’on fait avec le laps de temps qu’on a pour changer ça ?” », se rappelle Béatrice*. « Niveau confiance en soi, c’est terrible ». « Il m’a fait penser que je n’étais pas assez bien, autant personnellement que professionnellement, alors que la vérité, c’est que personne n’était jamais assez bien, personne n’était un “champion du monde », poursuit Lisa. « Le pire, c’est que pour se justifier d’être aussi dur et dégradant avec ses employés, il affirme qu’il agit dans leur intérêt, pour leur bien », observe Martin.

Contacté par Numerama, Florent Castelnérac a accepté de répondre à nos nombreuses questions. Il assure avoir « rarement imposé des heures supplémentaires », et l’avoir fait seulement « quelques jours ces dernières années, et encore seulement si la personne était d’accord […] et n’avait pas d’autres choses de prévues ». Le directeur du studio se défend notamment en citant une étude réalisée par le cabinet de conseil Great Place To Work, dont le résultat total indique un « trust index » à 92 %, un bon résultat. « L’intégrité [de Nadeo] est jugée solide, à 100 % », note-t-il. « Ce qui est apprécié en premier, lorsqu’on demande régulièrement aux personnes, c’est la qualité de la culture du studio ». Les employés que nous avons interrogés racontent une autre histoire.

Le logo de Nadeo  // Source : Nadeo / Ubisoft

Le logo de Nadeo

Source : Nadeo / Ubisoft

« C’est du lynchage en public »

« Dès que la porte de l’ascenseur s’ouvrait et qu’on le voyait sortir, c’était le coup de flip dans la seconde. Quand il entrait dans une pièce, je priais pour qu’il ne se s’adresse pas à moi », se remémore Antoine. Le directeur du studio est également connu parmi les employés pour sa capacité à changer d’avis du jour au lendemain, et demander à des employés de repartir de zéro. « En tout, il m’a fait recommencer la même tâche 6 fois en 6 mois ». La frustration s’entend toujours dans la voix de Martin. « J’ai perdu énormément de temps, il fallait repartir de zéro à chaque fois, c’était très démoralisant.»

Ceux qui refusent savent qu’ils s’exposent à de grosses crises de colère. « Il n’aime pas qu’on lui tienne tête », ajoute Romain. Convoqués dans son bureau aux murs fins, ou parfois en plein milieu du studio, certains employés sont durement réprimandés. « Un collègue s’est fait hurler dessus pendant 20 minutes. Tout le monde entendait. C’est du lynchage en public, un exemple pour les autres employés de ce qu’il pourrait leur arriver s’ils lui tenaient tête », assène Martin. « Dans le studio de Falguière, il n’y a pas de porte. Tout le monde peut entendre, et Florent C. en est parfaitement au courant », détaille Jules. Romain se souvient : « On l’entendait gueuler dans tout le studio des horreurs du type ‘c’est pas possible c’est nul tu devrais te barrer”. Ça pouvait durer 30 minutes, une heure… Il régnait un silence religieux dans les bureaux après ».

« Il te manipule »

Quand ce ne sont pas des humiliations publiques, elles se déroulent en privé, plus rudes encore. Florent C. a l’habitude de s’enfermer pendant des heures, seul avec un employé ou une employée, dans la cuisine des studios. De ces « réunions cuisine », comme elles sont appelées par les collaborateurs, on ressort lessivé, en ayant mal au crâne, « les larmes aux yeux », parfois « en pleurant », nous décrivent de nombreux témoins. Toutes les personnes à qui nous avons parlé nous ont expliqué avoir dû affronter au moins une fois cette épreuve, presque considérée comme un « bizutage ». Pendant, 3, 4, voire 5 heures, le manager questionne les salariés, leur « retourne le cerveau », nous dit-on. Tous les prétextes sont bons pour ces réunions. « J’ai remarqué que tu ne rigoles plus à mes blagues, je sens que t’es pas bien », dit un jour le manager à Quentin, sur le ton du reproche. Dès qu’il sent la moindre remise en question de son travail de la part d’un salarié, le directeur le prend à part. « Il ne te lâchait pas tant que tu n’avais pas dit oui à tout », relate Quentin. « Au final, si tu veux pas qu’il te harcèle et que tu vives un enfer, il faut que tu sois dans un rapport de soumission » conclut Antoine.

Auprès de Numerama, le chef de Nadeo justifie ce comportement par un intérêt pour la vie de ses employés. « Je crois que lorsqu’on s’intéresse aux gens, à leur vie, leur avenir, qu’on les encourage ou qu’on leur parle d’eux de manière honnête, que parfois les émotions prennent le dessus », nous écrit-il. Il explique avoir déjà abordé des sujets comme un « parent malade, ou un harcèlement passé sur les réseaux sociaux. Et quand cela arrive, et particulièrement chez les personnes sensibles, je pleure bien souvent avec elles ». Un point qui a été confirmé par certains de nos témoins.

« Roi des circuits geek »

Ingénieur de formation, Florent Castelnérac, 45 ans, est passionné de jeux vidéo depuis toujours. À la fin de ses études, il part toutefois travailler dans le cinéma. Embauché par Duran Duboi, il est en charge de la création d’outils pour la production d’effets spéciaux destinés à des films d’animation. Les dispositifs qu’ils mettent au point avec son équipe (dont certains de ses camarades d’études qu’il fait recruter) leur permettent également de créer des images de jeux vidéo. Ils se mettent au travail, poussés par le directeur de Duran Duboi, un passionné de voile, et sortent Virtual Skipper en 2000. Nadeo est fondé peu après par cette même équipe, qui constitue encore aujourd’hui le cœur du studio. TrackMania, leur licence phare de course de voitures, sort peu de temps après et rencontre très vite le succès. Devenue culte, la saga compte une solide communauté de joueurs en ligne. Lors de la sortie du dernier opus, le 1er juillet 2020, le streameur français ZeratoR, plus de 900 000 abonnés au compteur, organisait un live de présentation.

Florent C. jouit d’une certaine popularité auprès des joueurs, qui le connaissent sous son pseudo, Hylis. Il s’occupe de la communication avec les joueurs, publiant les principales annonces sur son compte Twitter. Il est proche de la communauté, n’hésite pas à engager la conversation avec eux sur les réseaux sociaux. « Le visage de TrackMania, c’est lui », résume Martin. Il est également encensé comme l’un des créateurs les plus influents du jeu vidéo français. En 2009, il est considéré par le magazine Technikart comme l’un des « 100 qui tirent les ficelles » de la culture, des médias et de la politique. Présenté comme le « Roi des circuits geek », il est classé à la 68e place, trois rangs au-dessus de Nathalie Kosciusko-Morizet. « À la tête de Nadéo (sic), PME novatrice du jeu vidéo français, Florent C. a connu le succès en 2003 », décrit le paragraphe qui lui est dédié, qui se termine par une phrase, encore vraie plus de 10 ans après : « En 2009, personne n’a encore osé le contredire ».

Très grand, mince, les cheveux mi-longs, le créateur de TrackMania vit pour son jeu, doit avoir le contrôle sur toutes les étapes de la production : level design, aspect des voitures, UX… « Il est complètement obsédé par son travail au point d’en perdre complètement pied », se souvient encore Antoine. « C’est vraiment un passionné, qui chérit son bébé, qui le couve », estime Jules. « Il n’écoute pas les gens ». « Il travaille 24 heures sur 24 », complète Antoine. Et attend la même motivation, la même dévotion envers ses jeux de la part des employés de Nadeo.

« Est-ce que tu penses que ton père serait fier de toi ? »

La dizaine de témoignages que nous avons reçus soulignent tous la même manière de déprécier le travail de certains salariés. Lisa, dont c’était le premier job, se rappelle avoir reçu « un bon nombre de remarques sur le fait que j’étais junior. “80 % de ton travail est à mettre à la poubelle”, “si je veux faire du beau je ne viens pas te voir”. Il me comparait aussi aux autres employés afin de me rabaisser ». Martin se remémore : « À chaque fois que Florent C. voulait me parler, c’était l’angoisse. Est-ce qu’il va être de bonne humeur ? Est-ce qu’il va me détruire psychologiquement, m’insulter ? »

« Il y avait beaucoup de harcèlement moral lors de ces réunions », assène Louis, qui explique également que Florent C. n’hésitait pas à attaquer ses employés sur des sujets très personnels. Il interroge ainsi un jour un employé sur sa relation avec ses parents, qui justifierait, selon lui, son mauvais travail. À un autre, le cofondateur de Nadeo aurait demandé « est-ce que tu penses que ton père serait fier de toi ? ». Lors d’un entretien avec Lisa, il a « essayé de me tirer les vers du nez sur ma vie privée afin de me faire craquer. Il a parlé de ma famille, de mes complexes, de ma confiance en moi. À la fin, il m’a fait lire un poème d’une employée qui avait des pensées suicidaires, et il m’a demandé si ça me parlait », décrit-elle.

Devant un autre, il commence à jouer du piano — un instrument présent dans les locaux — alors que l’employé aborde la question de son futur au sein de l’entreprise. « Il n’avait plus de travail pour moi à Nadeo et voulait supprimer mon poste, j’allais devoir faire autre chose », se souvient Martin. « C’est une technique pour déstabiliser. Parfois, il sortait son calepin et se mettait à dessiner devant moi, comme si j’étais le cadet de ses soucis, alors que je lui parlais de sujets importants ».

Bien qu’il n’y ait jamais eu de violence physique sur des personnes, Martin parle d’une forme de violence verbale. Quentin se souvient avoir été plusieurs fois traité de « bouffon », tout comme plusieurs de ses collègues. À Numerama, Florent C. explique « ne pas s’en souvenir, et ce serait surprenant, car j’évite fortement de juger les personnes et plutôt de parler de leurs actes quand il y a des problèmes. C’est un principe. Mais si je l’ai fait, je le regrette ».

Une équipe coupée en deux

En 2009, lorsque Nadeo est racheté par Ubisoft, le studio reste sous la direction de Florent C. : Christine Burgess-Quemar, la très puissante numéro 2 d’Ubisoft, devient son unique supérieure hiérarchique. Yves Guillemot, le PDG du groupe, devient quant à lui le CEO du studio, mais ne participe jamais à sa gestion. Dans les faits, rien ne change pour l’équipe : le studio reste dans le XVe arrondissement parisien, à presque une heure de transport du quartier général d’Ubisoft. À part le nom de l’entreprise sur leurs fiches de salaire, il n’y a aucune révolution pour les employés : ils n’ont pas droit à la politique d’augmentation annuelle des salaires d’Ubisoft, ni au plan d’intéressement ni au comité d’entreprise.

« Nous avons nos avantages spécifiques et qui me semblent plus significatifs, qui datent parfois d’avant l’acquisition du studio et que nous avons préservés : jours de congés supplémentaires, télétravail possible, heures supplémentaires hebdomadaires, etc. », se défend Florent C., en citant notamment « des augmentations annuelles, des avantages comme les jeux, des primes et autres ». Le syndicat Solidaires parle pourtant d’augmentations très peu élevées, et plusieurs témoins nous ont déclaré avoir été largement sous-payés. « Nadeo a toujours été très isolé. Ubisoft paraissait un paradis inaccessible », se rappelle Antoine. À part quelques posters des jeux produits par le studio, il n’y a quasiment pas de décorations. « On avait l’impression d’entrer dans une agence d’intérim, tellement c’était austère ».

TrackMania Turbo, le « jeu maudit »

Le rachat surprise de Nadeo par le géant français en octobre 2009, pour un prix estimé entre 5 et 10 millions d’euros, n’a pas particulièrement enchanté son fondateur. « Il critiquait tout le temps Ubisoft pour leur gestion des jeux, le marketing, les structures hiérarchiques des studios », continue Antoine. « Il déteste travailler avec Ubisoft », selon Béatrice. Contacté sur ce point, Florent C. nous dit qu’il « serait très surpris » d’avoir émis ce genre de critiques sur la gestion d’Ubisoft.

Sa gestion a pourtant été particulièrement remise en question en 2014, lorsqu’« Ubisoft a imposé à Nadeo la production d’un jeu, TrackMania Turbo, codirigé par certains de ses employés », se souvient Louis. Le groupe dépêche un directeur artistique reconnu pour gérer la partie créative et deux autres personnes pour l’assister, Florent C. est quant à lui en charge de l’aspect technique du jeu. « Il l’a très mal pris. Quand il a vu qu’il n’avait plus le contrôle, il est devenu fou de rage, il y a eu des clashs avec l’équipe Ubisoft. Florent a dit “c’est du viol de licence ce que vous faites”. Il s’est barré en disant “débrouillez-vous sans moi”, et pendant 6 mois, il ne mettait plus les pieds au bureau, il ne répondait plus aux messages », se souvient Martin.

La production de TrackMania est décrite par nos témoins en poste à ce moment-là comme une véritable « guerre » entre le directeur de Nadeo et Ubisoft. Martin parle de cette période comme d’un « combat infernal de tous les instants ». Pour Quentin, TrackMania Turbo est même « devenu le jeu maudit pour Florent C. ». « Il disait qu’Ubisoft avait ruiné son jeu, que c’était pas ce qu’il voulait faire, lui », explique Louis. De son côté, Florent C. admet « avoir pu critiquer les jeux que nous avons sortis ».

Le jeu TrackMania Turbo // Source : Nadeo / Ubisoft

Le jeu TrackMania Turbo

Source : Nadeo / Ubisoft

« La RH avait peur de lui »

Devant l’attitude et le comportement de leur chef, certains employés ne savent plus quoi faire. Ils n’ont pas accès aux RH du groupe Ubisoft, et se sentent d’autant plus désemparés qu’ils n’osent pas parler à la responsable des ressources humaines du studio, car elle ne leur inspire pas confiance. Romain explique ne jamais être allé la voir pour lui parler de ses problèmes. « On savait que si on lui parlait, elle allait tout raconter à Florent, et qu’après on aurait droit à un tête-à-tête avec lui. Mais je pense qu’elle avait peur de lui, elle aussi ». Jean estime également qu’elle est « inféodée à Florent C., et qu’il la terrifie. Tout ce que vous dites sera répété. Jamais elle ne prendra parti contre lui ». Impossible pour les employés d’aller chercher du réconfort auprès d’elle. « Quand j’en ai parlé à la RH, elle m’a dit de m’endurcir et de m’y habituer », se souvient avec amertume Lisa. « Je ne sais pas si le traitement des employés lui était égal, ou si elle était juste impuissante face à nos plaintes ». Contactée, la responsable RH en question n’a pas répondu à nos questions. Ces remarques font malheureusement écho à celles que Numerama avait déjà mises au jour dans une grande enquête publiée en juillet 2020 sur les dysfonctionnements des RH au sein de nombreux départements du groupe d’Ubisoft, accusés de ne pas protéger les victimes et de fermer les yeux sur les agissements de managers aux comportements problématiques.

C’est le même problème pour les représentants du CSE de Nadeo. « Les 3 membres du CSE sont des fidèles de Florent C., ils sont très proches de lui », met en garde Martin. « Si tu vas leur parler, il sera au courant dans la journée, et tu te feras défoncer derrière ». Après la parution de l’appel à témoin par Solidaires, un des membres du CSE a d’ailleurs contacté le syndicat, afin de lui exprimer son étonnement : il n’avait jamais entendu parler de telles histoires, ni entendu des employés s’en plaindre.

« Tu vas pleurer les premières fois, et puis après ça ira »

Les autres membres de la hiérarchie de Nadeo ne semblent pas plus disposés à aider.

A.P., directrice de la communication et très proche du directeur, aurait ainsi lancé à une salariée, en larmes après une réunion cuisine, « tu vas pleurer les premières fois, et puis après, ça ira ». Deux témoins de la scène nous ont rapporté avoir entendu cette phrase. Plusieurs employés se souviennent également qu’elle « minimisait » tout le temps les conflits. Contactée par Numerama, A.P. s’est dit « choquée » par l’appel à témoin lancée par le syndicat d’Ubisoft, notamment « la manière dont nous avons été attaqués. Je suis triste que des employés aient pu être malheureux dans certaines situations […], ce qu’on cherche à faire chez Nadeo depuis toujours, c’est d’offrir un cadre de travail stimulant et positif ». Elle explique également ne jamais avoir entendu les employés se plaindre de mauvais management, ou de harcèlement moral. « Je n’ai jamais minimisé les ressentis des employés de Nadeo », précise-t-elle. « Je suis bien trop sensible au bien-être de chacun et essaye de me mettre toujours à leur place ». Elle réfute également avoir jamais vu un employé pleurer à cause de Nadeo. Elle reconnait avoir « assisté à des discussions emportées mais des disputes dans le sens où les deux personnes s’insultent ou “s’engueulent” violemment pour parler grossièrement, non ».

A.P. aurait pourtant tenté de rassurer Florent C. peu de temps après la parution de l’appel à témoin du syndicat d’Ubisoft, fin août 2020, s’exclamant : « Qui a lancé ça ? On va pas se laisser faire par 3 ou 4 personnes, c’est sûrement juste un malentendu. On va riposter, les joueurs savent qui tu es, ils te soutiendront », rapporte une autre source toujours en poste.

Outrepasser la hiérarchie et contacter directement les DRH d’Ubisoft semble également impossible. L’annuaire des salariés est seulement disponible sur le réseau interne, auquel il est très difficile d’avoir accès pour les employés de Nadeo. S’ils n’ont pas activé leur adresse mail Ubisoft, c’est encore plus difficile. « C’est une pieuvre, il y a tellement de secteurs que tu ne sais pas qui contacter. Tu as aussi peur de passer pour la fouteuse de merde », se désole Béatrice.

« J’avais peur d’essayer de partir »

« À cause de son management, les gens n’ont qu’une envie : partir. Les autres ont soit accepté leur sort, soit ce sont des gens très proches de Florent C. », explique Martin.  Plusieurs d’entre eux évoquent avoir d’ailleurs rencontré des difficultés au moment de quitter le studio, notamment à cause de son dirigeant. « Il y a une notion presque sectaire : les gens de Nadeo doivent rester chez Nadeo », analyse Jean, « si tu postules ailleurs il débarque, furieux, et te demande pourquoi tu veux partir ».  Après avoir signé sa rupture conventionnelle, Louis a dû passer ses deux derniers mois à Nadeo dans le couloir. « Mon bureau a littéralement été bougé dans l’entrée, à côté de l’ascenseur. Officiellement, c’était pour faire de la place dans un autre bureau ». Une sorte de punition, à laquelle les employés étaient malheureusement habitués.

Là aussi, la responsable RH n’est pas d’une grande aide aux employés voulant quitter le studio. « Quand j’ai essayé de me barrer, j’ai postulé pour un poste à Ubisoft », raconte Béatrice. « La RH a vu que je postulais, et l’a dit à  Florent C.. Il m’a convoquée dans son bureau, et pendant presque 3 heures, il m’a fait culpabiliser ». La gestion de la mobilité interne chez Ubisoft est un processus habituel, bien huilé, où les RH des studios concernés sont impliquées conjointement dans le recrutement. Mais ce n’est pas le cas pour Nadeo. « Il n’y a aucune collaboration entre les RH des autres entités Ubisoft et celle de Nadeo », indique Jean. Les employés doivent se débrouiller seuls. « Quand j’ai dit à Florent C. que je voulais aller dans un autre studio Ubisoft, il m’a dit qu’il ne m’aiderait pas. Même la RH a refusé de me donner des contacts au début, pour ne pas le froisser », raconte aujourd’hui Louis.

« Il connaît des patrons de studios, j’ai peur qu’il leur dise quelque chose à mon sujet », détaille Antoine, qui n’est pourtant plus en poste à Nadeo aujourd’hui. « C’est peut-être de la paranoïa, mais c’est un secteur tellement pas stable que tu fais profil bas ».

Le studio français Nadeo résume à lui seul de nombreuses problématiques malheureusement courantes au sein du secteur du jeu vidéo en France. Management toxique, mais protégé par un « mur des RH », chefs jamais remis en cause car étant considérés comme des créatifs visionnaires, culture du crunch omniprésente, beaucoup de contrats précaires et très peu de CDI… Le mélange parfait pour que, du côté des employés, chacun craigne pour son poste.

L’impact de Nadeo reste longtemps palpable sur les ex-employés. Épuisement psychologique et physique, perte de confiance en soi… « J’ai connu une très longue phase de déprime, j’étais persuadé que je ne valais plus rien », raconte aujourd’hui Antoine. « Je pensais que je ne retrouverais jamais de travail dans cette branche ». « Tu te sens enchaîné », confirme Jules. « J’ai l’impression d’être broyé petit à petit. Je n’ai plus confiance dans ce que je fais ». Romain, qui est resté de nombreuses années à Nadeo, l’assure : parmi ceux qui sont partis, « certains ont choisi de complètement quitter le secteur [des jeux vidéo] ».

Mise à jour du 10 septembre 2020, à midi : à la suite de la publication de notre enquête, Florent C. a publié un message sur Twitter. Il annonce qu’il partagera, « suite à une demande interne », des témoignages positifs sur Nadeo.

Mise à jour du 10 septembre 2020 à 18h : Florent C. a également publié un long message, abordant plusieurs points soulevés dans notre article.

Mise à jour du 11 septembre 2020, à midi : le Syndicat Solidaires branche Informatique et Jeu Vidéo, à l’origine de l’appel à témoin, demande le renvoi du directeur du studio.

*Tous les prénoms des employés et anciens employés ont été changés pour protéger leur identité.

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