La pandémie liée à la maladie Covid-19 est vectrice de nombreuses informations mensongères, d’idées reçues et de théories du complot. Dernière grande conspiration en date : les masques seraient dangereux pour la santé et/ou un prétexte pour l’avènement d’un nouvel ordre mondial oppressif, raisons pour lesquelles il ne faudrait surtout pas les porter. Évidemment, c’est faux : comme l’ont montré plusieurs études et expériences, les masques ne sont pas dangereux pour la santé. Le port généralisé dans la population permet même de sauver des vies. Mais pourquoi les masques font-ils l’objet de ces étranges théories infondées ?
Numerama a interrogé Pascal Wagner-Egger, chercheur en psychologie sociale et spécialiste des croyances. Pour lui, les théories du complot autour des masques sont une nouveauté, qui repose malgré tout sur des phénomènes typiques et bien connus. « Dans nos études sur les ressorts psychologiques de ceux qui croient à ces théories du complot, on voit qu’ils ont tendance à avoir un petit problème de narcissisme, un besoin de se sentir écouter ou d’être différents, alors le masque est en quelque sorte leur hantise. »
Le véritable problème du masque, aux yeux des complotistes, est qu’il doit être porté par toute la population. Un phénomène que les complotistes adorent détester, en décrivant cela comme un mouvement moutonnier (vision renforcée par l’obligation d’en porter dans les lieux publics clos). Pourtant, dans d’autres contextes, les masques symbolisent aussi une forme de rébellion collective. C’est ce qui définit le mouvement Anonymous ou que met en images une série comme La Casa de Papel.
Le masque, « quelque chose d’inquiétant qui leur enlève leur identité »
Mais durant la pandémie, il y a une petite différence : l’autorité (politique, scientifique, journalistique). Là où le masque des Anonymous symbolise la résistance à l’autorité et aux élites, le masque de protection apparaît quant à lui comme une injonction de la part des autorités et des élites : « Cela devient pour ces gens quelque chose d’inquiétant qui leur enlève leur identité », nous explique Pascal Wagner-Egger. Une situation qui se confronte donc trop brutalement à un narcissisme indépassable.
Le chercheur a par ailleurs observé un renversement de la théorie chez une certaine catégorie de complotistes : parmi ceux qui s’opposent aujourd’hui aux masques, on en trouve qui, au début de la pandémie, « se scandalisaient que les pays n’aient pas prévu assez de masques ou qu’ils ne soient pas obligatoires ». Cette catégorie de complotiste se contente de s’opposer à ce qu’ils perçoivent comme l’autorité, qu’importe ce que celle-ci exprime.
Ce ne sont là qu’une partie des explications fournies par la psychologie sociale pour comprendre ce qui anime le complotisme anti-masques. Deux autres phénomènes sont à l’œuvre : le contexte pandémique et la « pensée intuitive ».
La pandémie, « festival » de théories du complot
Pascal Wagner-Egger souligne auprès de Numerama que, s’il a assisté à des phénomènes complotistes similaires durant de précédentes pandémies (comme celle de la grippe H1N1), la pandémie de 2020 relève d’un condensé d’une ampleur inédite. Les masques ne sont que le dernier maillon d’une chaîne incessante de théories infondées diffusées depuis plusieurs mois. « Durant la pandémie, on n’a jamais vu autant de discussions de ce type sur Facebook et ailleurs, c’était un festival. » La raison ? La pandémie rassemble les facteurs propices aux théories du complot. Le chercheur en psychologie sociale identifie trois composantes.
- L’anxiété : « tout ce qui est anxiogène amène ces théories », car cela provoque « le besoin de trouver des causes, des responsables dans une situation d’incertitude » ;
- La longue durée, peu propice à faire tomber ces théories dans l’oubli, qui sont au contraire matraquées sur les réseaux sociaux ;
- La médecine, facteur aggravant dans la situation actuelle, qui fait déjà l’objet d’un nombre important de théories infondées (anti-vaccins, par exemple).
En raison de ces trois facteurs, la pandémie a connu une recrudescence des « spécialistes en tout et en rien qui se sont formés sur Internet » ainsi que de ceux « qui croient en tout ». L’objectif des premiers : exister, car ils se sentent inutiles durant une telle crise, ce qu’ils ne supportent pas. L’objectif des seconds : donner du sens, avoir des réponses complètes et immédiates qu’elles soient scientifiquement fondées ou non.
Repérer où est l’exagération
Pascal Wagner-Egger tient à avertir : nous avons tous et toutes, en nous, la pensée intuitive (ou pensée naïve) qui peut nous pousser à croire en une idée reçue, une fausse information ou en une théorie du complot. Ces faux récits répondent à des réflexes spontanés de mise en sens, où la réponse la plus simple semble la plus vraie. Cela crée une « sensation de dévoilement », un plaisir à se dire que la vérité est découverte.
« Tout est réécrit, réinterprété par la théorie du complot. »
Ce mécanisme a d’autant plus de chances de survenir de nos jours, dans une société individualiste, moins normée par des récits collectifs structurellement ancrés (idéologies politiques, religions…). « Les complots viennent combler la place, ils créent une croyance passionnelle, de manière presque religieuse. Tout est réécrit, réinterprété par la théorie du complot. »
Une batte de baseball et une balle coûtent 1,10 dollar. La batte est un dollar plus cher que la balle. Quel est le prix de la balle ? La pensée intuitive porte à croire que la réponse est 10 centimes, alors qu’en raisonnant et en calculant, la réponse est 5 centimes (0,05 + 1,05 = 1,10).
La pensée intuitive est assez évidente au sujet des masques : un objet posé contre notre nez et notre bouche a de quoi donner une sensation intuitive d’étouffement, provoquant le rejet. Autre pensée intuitive : si un pays a moins de morts, c’est qu’il gère mieux l’épidémie ; alors même que des dizaines d’autres facteurs sont en réalité à prendre en compte pour en arriver à cette conclusion. Les complotistes n’arrivent pas à inhiber, empêcher, cette pensée intuitive, tandis que « les gens raisonnables, largement majoritaires, au lieu d’être emportés, savent qu’un mode de pensée plus analytique, scientifique, aide à ne pas y croire ».
C’est pour cette raison que de nombreuses théories complotistes reposent en partie sur une mécanique que Pascal Wagner-Egger ramène à l’exagération. Les curseurs de la réalité sont tronqués, car exagérés. Il rappelle par exemple que les complotistes ont tendance à réutiliser des concepts créés par la psychologie sociale, mais en les comprenant de travers. On retrouve souvent sur des publications antimasques des références à la théorie de Milgram, sur la soumission aveugle à l’autorité, mais les complotistes balaient tout un pan de cette théorie en la simplifiant et en l’arrangeant différemment.
Ces théories sont-elles dangereuses ?
Dans le contexte pandémique, les théories du complot participent à créer de l’inquiétude et pourrait donner l’impression qu’elles engendrent des comportements à risque. Pascal Wagner-Egger tempère : ces groupes restent très minoritaires. Et il y a peu de chances qu’ils soient convaincants pour le reste de la population, en raison même de la surproduction. « Avec la multiplication des théories, cela fatigue plus les gens que ça ne les convainc. D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, je vois de plus en plus de gens essayer de leur répondre, car ils sont excédés », note le chercheur.
Répondre aux complotistes en faisant du debunk est utile, afin de remettre les curseurs vers les faits réels, la raison et les connaissances scientifiques. Il y a en revanche peu de chances que des debunks aient la moindre utilité directement auprès des complotistes. « Les gens très convaincus, cela peut même les conforter dans leur avis. Ils se diront qu’ils sont discriminés, qu’ils ont la vérité contre tout le monde. Plus ils sont seuls et isolés plus ils se disent avoir la preuve qu’ils ont raison. » En résumé, se fatiguer à répondre aux complotistes dans les commentaires d’une publication Facebook aura donc tendance à être plutôt un gouffre chronophage qu’autre chose, mais diffuser les bonnes informations et les vérifications des faits est en revanche une pratique utile pour le bien commun.
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