Sachez-le : Internet « cessera de grandir » très bientôt. C’est l’avertissement pour le moins inattendu que l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) a formulé le 15 novembre, au cours d’un point d’étape sur la transition de l’IPv4 vers l’IPv6. Une mise en garde sans doute excessive, mais qui a le mérite de frapper les esprits.
Car si le réseau des réseaux ne va pas véritablement arrêter de croître, le fait est que la situation n’est pas toute rose : pour accéder à Internet, chaque terminal — qu’il s’agisse d’un PC, d’un smartphone, d’un serveur ou de n’importe quel gadget connecté — doit disposer d’une sorte de plaque d’immatriculation. Avec le système actuel, IPv4, on peut créer environ 4,3 milliards de plaques.
Épuisement des stocks
Le problème, c’est que le stock s’épuise et il s’épuise vite. En 1983, lorsqu’a été mis en place IPv4, rares devaient être les personnes à imaginer qu’on soit un jour en situation d’occuper toutes les adresses disponibles. Après tout, ne croyait-on pas aussi que le marché mondial des ordinateurs serait de cinq machines, selon cette citation attribuée à Thomas J. Watson ?
Trente-six ans plus tard, on est justement en train de toucher les limites d’IPv4. Et c’est justement cette réalité qui alarme l’ARCEP. Avec la multiplication des ordinateurs, des smartphones et des objets connectés, couplée avec la démocratisation de l’informatique dans des pays qui en étaient éloignés jusqu’alors, toutes les adresses ou presque sont attribuées ou vont l’être.
Pour l’Europe, le stock est déjà épuisé. Le régulateur français des télécoms indique que le mois de décembre 2019 sera celui où « le nombre d’adresses IPv4 en attente d’attribution est supérieur au nombre d’adresses IPv4 restantes ». L’ARCEP se base sur les déclarations du RIPE-NCC, un registre régional d’adresses IP qui alloue les adresses IPv4 pour l’Europe et le Moyen-Orient.
Alors, cette fin d’année marquera-t-elle donc la fin de la croissance d’Internet ? En fait, non : d’abord, parce que le RIPE-NCC a réalisé une évaluation régionale de la situation, sur les deux zones qui la concernent. Ensuite, parce qu’il y a des techniques qui permettent de faire reculer l’échéance, comme l’utilisation du NAT, pour attribuer la même adresse IP à plusieurs abonnés, même si la méthode a des inconvénients.
IPv6 à la rescousse
Mais surtout parce qu’il existe IPv6. La manière d’indiquer une adresse est très différente. Elle permet de générer 340 sextillions d’adresses, c’est-à-dire 340 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 adresses (oui, il y a bien 37 zéros). À côté, l’IPv4 et ses 4 300 000 000 adresses feraient presque peine à voir. Avec cette nouvelle écriture, on a de quoi voir venir (ndlr : hâte qu’un journaliste de Numerazorg, référence web 9.0 interplanétaire sur les nouvelles technologies, reprenne cette citation en 2398 avec condescendance).
Une IPv4 est une suite de quatre nombres pouvant aller de 0 à 255, tandis qu’une IPv6 est composée de huit blocs dont chacun accueille quatre symboles hexadécimaux (lettres de A à F et chiffres de 0 à 9). Ainsi, une IPv4 peut s’écrire 212.85.150.133 tandis qu’une IPv6 s’écrit 5800:10C3:E3C3:F1AA:48E3:D923:D494:AAFF. Mais alors, pourquoi le gendarme des télécoms fait preuve d’un tel alarmisme puisque IPv6 existe ?
Parce que la bascule vers IPv6 ne va pas vite. « La majeure partie des acteurs n’envisagent pas un déploiement qui permettrait de répondre à la pénurie d’IPv4 et invite l’ensemble de l’écosystème d’internet à accélérer leur transition vers IPv6, seule solution pérenne », écrit l’ARCEP dans son baromètre annuel de la transition vers IPv6 en France. Entre opérateurs, la situation est très hétérogène.
Ce bilan annuel passe au crible tous les acteurs de la chaîne Internet (des fournisseurs d’accès aux terminaux, en passant par les transitaires, les équipementiers, les hébergeurs ou encore les systèmes d’information) et la progression de leur bascule sur IPv6. De cette analyse est tirée une synthèse du déploiement et des prévisions des principaux opérateurs pour les réseaux fixes comme mobiles.
On pourra toujours se dire que la situation n’est pas figée : les grands opérateurs que sont Orange, Free, SFR et Bouygues Telecom ont réalisé « des progrès » sur le réseau fixe, mais qui ne suffisent pas : le rythme de déploiement n’est pas au niveau de la pénurie qui vient. Côté mobile, la situation est plus sombre : les opérateurs sont en retard. Le détail peut être consulté directement sur le site de l’ARCEP.
En juin, le régulateur avait déjà tiré la sonnette d’alarme, pour la énième fois, en pointant du doigt les limites des palliatifs techniques : « La lenteur de la migration peut d’une part provoquer le dysfonctionnement de certaines catégories de services sur Internet du fait de systèmes de partage d’adresse IPv4 entre plusieurs clients mis en place pour faire face à la pénurie ».
Elle annonçait aussi une task force. La première réunion a eu lieu le 15 novembre.
Conséquences ennuyeuses
Les opérateurs ont tout intérêt à presser le pas. Outre le fait que l’épuisement du stock provoque une hausse « significative » du prix de l’IPv4 sur le marché secondaire (une sorte de marché de l’occasion), ce qui pose « une barrière à l’entrée à l’encontre des nouveaux acteurs » voulant accéder à Internet, nuisant dès lors à la compétitivité et à l’innovation, les opérateurs se mettent eux-mêmes dans des difficultés.
Typiquement, le régulateur avance le cas d’une technique NAT qui permet le partage d’une IPv4 entre plusieurs clients. En optant pour cette voie, la gestion de l’IPv4 se complexifie et entrave plusieurs usages sur le net : jeux en réseau, systèmes de contrôle pour la maison connectée, échanges en pair à pair (P2P), accès à distance à des fichiers partagés sur un serveur de stockage en réseau (NAS)…
Sans parler d’un autre problème, celui de la sécurité publique. Gregory Moulnier, d’Europol, et Adeline Champagnat, conseillère à la direction centrale de la police judiciaire rappelaient qu’en attribuant une IP à plusieurs milliers abonnés, cela peut perturber la quiétude de beaucoup. Une enquête impliquant une IP va mêler à une procédure des tas d’innocents alors qu’un seul suspect est dans le viseur.
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