Interrogé par le magazine britannique The Spectator, un avocat senior livre une analyse sans concession de l’avenir des professions juridiques. Entre honoraires élevés, culture du prestige et gains économiques offerts par l’IA, le droit pourrait être bouleversé plus rapidement que prévu.

Ce n’est pas la première fois que l’on entend que l’intelligence artificielle va tuer des emplois. Et ce ne sera sans doute pas la dernière, hélas. Mais le témoignage de ce barrister — un avocat plaidant — britannique chevronné a de quoi faire réfléchir. Interrogé anonymement par le magazine hebdomadaire The Spectator, le constat de James est sans appel : l’IA va « détruire complètement » le droit tel que nous le connaissons, peut-on lire dans cet article publié le 16 décembre 2025.

Les avocats ne peuvent « pas rivaliser » avec l’IA

L’ambiance est tamisée dans ce bar de Soho, au cœur de Londres. C’est à cet endroit, que James — barrister anglais aguerri et cinquantenaire bien avancé — a livré son témoignage. L’homme n’a pas voulu décliner son identité : pas étonnant, lorsque l’on lit ce portrait tout sauf élogieux quant à l’avenir de sa profession. Avant toute chose, Sean Thomas, auteur de l’article, tient à clarifier : les convictions de James sur l’IA ont toujours été comme sa politique, c’est-à-dire « centriste, intelligente, mesurée, sceptique ». Mais plus maintenant.

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Cet avocat britannique dresse un portrait morose de l’avenir de sa profession. // Source : Statmanharris

Loin du gossip, il s’agit avant tout d’un avertissement : l’Armageddon entre l’intelligence artificielle et les avocats arriverait plus vite que prévu. « La semaine dernière, on a fait une expérience, une sorte de simulation », commence par expliquer l’avocat. Avec quelques confrères, ils ont repris une affaire juridique qu’il décrit comme réelle, récente et importante : un appel complexe devant une juridiction civile, rédigé par James — l’équivalent d’une journée et demie de travail. Une fois le document expurgé de tout élément permettant d’identifier l’affaire, les avocats l’ont soumis à une version dite « heavy » de Grok, l’IA développée par Elon Musk. Plus puissante et plus coûteuse, cette déclinaison est conçue pour les tâches complexes, notamment le raisonnement juridique.

Il n’aura fallu que 30 secondes à l’IA de xAI pour produire l’équivalent du travail de James. « Après quelques prompts, le résultat final était… spectaculaire », reconnaît le cinquantenaire. Avant d’ajouter : « Vraiment sidérant. Il a fait ça en 30 secondes, et c’était bien meilleur que mon texte. Et rappelle‑toi que je suis très bon dans ce que je fais. ». Le plus troublant, toutefois, n’est pas seulement la rapidité de l’outil. Le travail livré serait du niveau d’un « KC vraiment exceptionnel » — un King’s Counsel, titre honorifique réservé aux avocats de tout premier plan en Angleterre et au pays de Galles (ainsi que dans d’autres juridictions de common law). « Et tout ça en quelques secondes, pour quelques centimes. Comment veux-tu qu’on rivalise ? On ne peut pas », conclut le juriste.

Le logo de xAI/Grok // Source : Montage Numerama avec Canva
Le logo de xAI/Grok // Source : Montage Numerama avec Canva

« L’argument économique écrase tout »

La réflexion de James ne se limite pas au résultat d’un test qui, au fond, ne fait que confirmer ce qu’il pressentait déjà. À ses yeux, la fin de la profession d’avocat relève d’une conjonction de facteurs, à commencer par l’économie. Selon le juriste britannique, l’IA ne se contentera pas de remplacer les emplois juridiques les plus basiques : elle va « remonter toute la chaîne hiérarchique du droit ». D’abord les métiers liés à la rédaction, aux citations et à l’argumentation. Puis les autres, y compris les plus prestigieux. Ses projections n’ont rien de rassurant : à terme, « la compétence humaine la plus sophistiquée sera de scanner et de numériser des documents papier », avance-t-il.

Mais qu’en est-il des barristers plaidants, comme James ? Là encore, il se montre pessimiste. Dans un premier temps, ces avocats se contenteront de plaider devant les tribunaux des arguments rédigés par une IA. Jusqu’au jour où, estime-t-il, « les gens finiront par se demander pourquoi ils paient 200 000 £ (environ 229 000 euros) pour un barrister humain. ». Et eux aussi finiront par disparaître.

Car les honoraires astronomiques associés à la profession ne sont pas étrangers à ce déclin annoncé. Plus que les capacités de l’IA à rédiger ou à argumenter, c’est la remise en cause du modèle de tarification actuel qui inquiète James. À partir du moment où la qualité des textes produits par une IA dépasse un certain seuil, le coût humain devient difficile à justifier. Les années passées à devenir barrister pèseront peu face à des solutions facturées quelques centimes. Interrogé par le journaliste sur les hallucinations de l’IA ou sur l’importance d’un visage humain au tribunal, James balaie ces objections d’un revers de main : « Des bugs temporaires et des préférences sentimentales. L’argument économique écrase tout. »

Les avocats sont-ils conscients de ce qui les attend ?

Si l’on vante régulièrement les bienfaits de l’IA dans la médecine, le débat est bien plus clivant dans le monde juridique. Une différence que James attribue à une profession dotée d’une « très haute estime d’elle-même ». L’avocat ne mâche pas ses mots, qualifiant nombre de ses pairs d’« arrogants ». Selon lui, plus le prestige accordé à une profession est élevé, plus la chute risque d’être brutale. « Pour eux, admettre qu’ils ne sont pas si spéciaux que ça, en réalité, et qu’ils peuvent être remplacés par un robot gratuit, ça va être une torture », lâche-t-il. James déplore à la fois cette surévaluation collective et une forme de déni.

Les avocats seraient, selon lui, très loin d’imaginer l’ampleur de la vague qui s’annonce. « Ils se rassurent avec l’idée que l’IA n’est qu’un outil de plus », affirme-t-il, estimant qu’à peine 1 % de la profession aurait une idée claire de ce qui est sur le point d’arriver. Quant à d’éventuelles tentatives d’interdiction de l’IA dans certains domaines du droit, James se montre catégorique : elles ne seraient que temporaires. « Ça ne fonctionnera pas. L’économie aura le dernier mot. »

Les institutions officielles, en revanche, tiennent un discours nettement moins apocalyptique, misant davantage sur la réinvention que sur la disparition. La New York State Bar Association (NYSBA), dans un article publié le 7 octobre 2025, estime ainsi que le droit se trouve à un « point d’inflexion », mais pas « au bord de l’obsolescence ». L’organisation rappelle que la pratique juridique demeure fondamentalement human-centered (centrée sur l’humain) : elle implique des jugements de valeur, des dilemmes éthiques, des contextes émotionnels, de l’arbitrage du risque ou encore une compréhension fine de la culture d’entreprise.

Sur le terrain des chiffres, Goldman Sachs estime qu’environ 17 % des emplois juridiques sont aujourd’hui exposés à un risque d’automatisation par l’IA — soit près de 228 000 professionnels aux États-Unis (via Artificial Lawyer). Les postes les plus concernés restent ceux comportant une forte proportion de tâches répétitives : revue de documents, recherches juridiques, travail des juniors.

L'automatisation par IA concernerait près de 228 000 professionnels du droit aux États-Unis. // Source : Haver Analytics, data compiled by Goldman Sachs Research
L’automatisation par IA concernerait près de 228 000 professionnels du droit aux États-Unis. // Source : Haver Analytics, data compiled by Goldman Sachs Research

Les cabinets constatent déjà des gains de productivité spectaculaires, parfois supérieurs à ×100 sur certaines tâches, selon le Center on the Legal Profession de la Harvard Law School. Le paradoxe, toutefois, demeure : malgré ces gains, près de 80 % des honoraires reposent encore sur la facturation à l’heure. Dès lors, les propos de James relèvent-ils d’un pessimisme excessif ou d’une lucidité précoce ? Difficile, pour l’instant, de trancher. L’homme affirme néanmoins avoir donné un conseil radical à sa nièce : ne pas s’endetter pour une carrière juridique qui pourrait ne plus exister d’ici dix ans — ou moins.

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