Le projet de crypto-monnaie Worldcoin, qui fait polémique, s’est installé à Paris. Numerama s’est rendu dans le café co-working où l’appareil conçu par l’entreprise de Sam Altman permet de scanner les iris des volontaires — et où les curieux s’empressent.

On est vendredi, en plein mois d’août. Il n’y a pas grand-monde dans les rues de Paris. Pourtant, dans un café co-working du 5e arrondissement de la capitale, il y a la queue. Les personnes attendant patiemment en ligne ne sont pas là pour prendre des expressos ou travailler, mais pour voir un objet encore unique en France : « The Orb », l’orbe fabriqué par Worldcoin, une entreprise fondée par Sam Altman, le « père » de l’intelligence artificielle ChatGPT.

L’orbe n’est pas un objet conventionnel. Sorte de boule d’une vingtaine de centimètres de diamètre, l’orbe est entièrement poli, et il reflète, comme un miroir, tout ce qui se passe autour de lui. En son centre, une partie entièrement noire ressort encore plus : c’est à cet endroit que se trouve le capteur, et ce pour quoi les gens sont venus dans ce café. Car l’orbe sort aussi de l’ordinaire par son but : scanner les iris des volontaires.

The Orb fait partie intégrante du plan de Worldcoin. L’entreprise a un objectif extrêmement ambitieux : permettre à tous les humains sur Terre d’avoir accès au Web3, aux crypto-monnaies et à la finance décentralisée. Pour convaincre les milliards de personnes sur Terre de participer, l’entreprise a eu une idée simple : promettre de l’argent à quiconque s’inscrit. Pour éviter les doublons, Worldcoin a mis au point une solution radicale, grâce à l’orbe, qui consiste à scanner les yeux des participants. C’est un succès mondial.

The Orb, le scanner d'iris inventé par Worldcoin // Source : Numerama
The Orb, le scanner d’iris inventé par Worldcoin // Source : Numerama

Le projet ? Amener les cryptos au monde entier

Tous les hommes (je n’ai parlé qu’à des hommes ce jour-là : la seule femme venue se faire enregistrer est sortie du café au moment où je rentrais dedans) présents dans le café n’ont d’yeux que pour le mystérieux objet, qui trône sur une table devant le comptoir. Tous le prennent en photo, quelques-uns font un selfie avec, pour immortaliser l’instant. Tous sont très enthousiastes d’être là.

Patrick, la première personne avec qui j’échange, trouve l’idée de Worldcoin novatrice. « J’ai toujours été intéressé par les nouvelles technologies », m’explique-t-il. L’étudiant parisien, la vingtaine, a découvert les cryptos en 2017, et s’est mis depuis à acheter et vendre des tokens. Il entend parler pour la première fois de Worldcoin en 2020, et commence à se former dessus. « J’ai trouvé ça très intéressant, et quand ils ont sorti les orbes, je me suis dit que j’allais m’investir dans le projet. »

Patrick est notamment convaincu de l’utilité d’une preuve d’humanité. « Je pense que dans le futur c’est vraiment quelque chose qui va peut être utilisé… Pour moi c’est vraiment intéressant de pouvoir participer aujourd’hui dans quelque chose qui fera le futur ».

Lorsque son tour arrive, je vois Patrick échanger avec l’opérateur, qui lui présente rapidement le projet, et répond à ses questions. Il active ensuite l’orbe. Patrick scanne un QR code avec World App, l’app reliée du projet. Puis Patrick s’installe devant l’orbe, et se penche en avant, appuyant ses deux mains de chaque côté de la machine pour mettre ses yeux à hauteur du capteur. L’opération peut commencer.

Une « preuve d’humanité » infalsifiable

Pour s’enregistrer, rien de plus simple. Les participants regardent fixement le centre de l’orbe et son capteur, pendant que l’écran scintille et indique que l’opération est en cours. Worldcoin explique que l’opération est simple : l’orbe active « d’abord des capteurs hautement spécialisés pour s’assurer que la personne est bien humaine ».

Ensuite, « la machine prend, traite et, par défaut, supprime rapidement une série d’images de l’iris afin de créer un code iris, qui est une représentation numérique de la texture de l’iris ». Ce code iris est envoyé depuis l’orbe, et est comparé à tous les autres codes d’iris précédemment scannés. « Une fois que l’unicité d’une personne a été vérifiée de cette manière, elle peut recevoir sa preuve d’humanité. » Cette preuve d’humanité apparait ensuite sur la World App des volontaires.

La preuve d'humanité, la World ID, délivrée par Worldcoin // Source : Montage Numerama
La preuve d’humanité, la World ID, délivrée par Worldcoin // Source : Montage Numerama

Une fois les images des iris prises, l’orbe les chiffre, en faisant un code unique, indéchiffrable, et qui ne permet pas de remonter jusqu’à la personne qui s’est fait scanner. Les iris de chaque humain sont assez différents les uns des autres pour garantir une précision extrême, qui fait que les doublons sont techniquement impossibles — même pour des jumeaux. Ce code permet de vérifier qu’une personne ne s’inscrive pas deux fois à deux endroits différents : un être humain déjà enregistré à Paris ne sera pas accepté par l’orbe de Berlin, car son code d’iris sera déjà dans la base de données.

C’est en tout cas ce que m’explique l’opérateur, une fois l’inscription de Patrick finalisée. Selon lui, pas de souci à se faire sur la sécurité : les données sont cryptées, stockées en sécurité, et il n’y a lui-même pas accès. Il insiste également sur la protection de la vie privée, notamment sur le fait qu’à aucun moment, les noms des participants ne sont demandés.

Worldcoin précise en effet sur son site qu’« afin de préserver la vie privée, toute la vérification de l’authenticité se fait sur l’appareil lui-même. En outre, n’importe qui peut vérifier son humanité à un Orb sans fournir d’informations telles que nom, adresse électronique, numéro de téléphone, etc ».

À la fin de l’opération, qui ne prend qu’une minute ou deux, Patrick repart avec sa « Proof of personhood », sa preuve d’humanité. Et, il en est convaincu, une pièce du futur de la société.

Un seul opérateur indépendant pour la France

Une fois la queue finie et les premiers volontaires partis, je me retrouve avec l’opérateur de l’orbe. Entre la vingtaine et la trentaine, il arbore un t-shirt Worldcoin, et préfère ne pas me donner son prénom. Il n’est d’ailleurs pas vraiment partant pour faire une interview en bonne et due forme, avec un enregistreur ou des notes. Il est cependant d’accord pour engager la discussion, pendant qu’il fume une cigarette, dehors, en attendant les prochains volontaires.

Cela ne fait pas très longtemps qu’il travaille pour Worldcoin, à peine quelques mois. Il a été embauché, en tant qu’indépendant, afin d’opérer l’orbe en France lors du lancement officiel de la crypto-monnaie. Il a un salaire fixe, et n’est pas payé en fonction du nombre de nouveaux inscrits sur la plateforme. Son rôle n’est d’ailleurs pas de les convaincre à tout prix de signer : il s’occupe d’accueillir les volontaires, de répondre à leur question, et de surveiller leur enregistrement — et il a aussi la responsabilité de l’orbe.

Il essaie d’être discret lorsqu’il se déplace, m’explique-t-il. Un orbe coûte extrêmement cher. Peu ont déjà été produits, même si la cadence de fabrication a été augmentée pour répondre à la demande, d’après Worldcoin. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a qu’un seul orbe en France pour le moment — ça, et le fait que le marché français ne soit pas aussi ouvert aux cryptos que d’autres.

« The Orb », dans un café parisien // Source : Numerama
« The Orb », dans un café parisien // Source : Numerama

« Au Japon, il y a des heures de queue pour se faire enregistrer », me raconte-t-il, un peu déçu de ne pas voir le même succès en France. Depuis qu’il a commencé à opérer l’orbe, il y a quelques semaines au moment de notre rencontre, plusieurs centaines de personnes s’étaient inscrites en France, à raison d’une vingtaine par jour.

Il n’y a pas de profil type des personnes qui viennent se faire scanner les iris, selon lui. Il aurait enregistré des personnes à peine majeures comme des retraités, des Parisiens et même un Marseillais, venu exprès des Bouches-du-Rhône pour se faire scanner. Il y a des tech managers de grandes entreprises, comme Google, mais aussi des étudiants. Depuis le café où il travaille, tous les jours sauf le week-end, il voit surtout passer des convaincus, et quelques curieux, intrigués par l’orbe qu’ils ont vu par la vitrine du café.

Lorsque je lui demande ce qu’il pense des différentes polémiques entourant le projet, il balaie les affaires d’un geste de la main : cela ne l’intéresse pas. L’entreprise a pourtant été critiquée pour son manque de sécurisation des données humaines, et pour avoir exercé une grosse pression sur les opérateurs pour atteindre un certain nombre de nouveaux inscrits. L’opérateur m’explique ne pas avoir lu ce qu’il se disait sur Worldcoin : il a pu voir de lui-même le sérieux du projet. Il se méfie généralement de la presse, trop rapide selon lui à discréditer les crypto-monnaies et les entreprises novatrices. Pareil pour les institutions financières.

La reconnaissance de l’iris, « le futur »

D’autres gens arrivent dans le café, et l’opérateur éteint sa cigarette. À l’intérieur, Fabio et Jimmy, venus ensemble pour se faire enregistrer, papotent autour d’un café. Originaires de la région parisienne, ils sont associés et ont une entreprise ensemble. Ils ont fait le trajet dans Paris exprès pour se faire scanner.

Fabio, la trentaine, s’intéresse aux crypto-monnaies depuis 2019. « C’est comme ça que j’ai commencé à entendre parler de Worldcoin, via Telegram ». Quant à Jimmy, il se décrit lui-même comme le « Padawan de Fabio », une expression issue de l’univers Star Wars et qui désigne un apprenti. « C’est lui qui m’a initié à la crypto, et il m’a montré le projet Worldcoin, que j’ai étudié aussi de moi-même, et ça m’a intéressé ».

« La reconnaissance de l’iris, c’est le futur, clairement », continue Jimmy. « Ce sera une identité unique pour tout le monde, comme une sorte de carte d’identité internationale. Donc il faut bien commencer à faire évoluer les projets, et pourquoi pas être les premiers à s’y intéresser ? »

Pendant que les volontaires attendent patiemment leur tour pour se faire scanner les yeux, Laurent, le barista, s’affaire derrière son comptoir. Il est content que Worldcoin se soit installé dans l’espace co-working : cela fait du passage dans le café, plutôt déserté en ce début de mois d’août parisien. Il prépare les cafés que lui commande les clients dans la queue, fournis cookies et autres pâtisseries, sert des verres d’eau.

S’il ne connaissait pas du tout le projet avant de voir l’opérateur et l’orbe arriver, il concède être intrigué. À force d’entendre l’opérateur répéter son pitch et expliquer le projet, il a compris les bases de Worldcoin. Il admet que voir la conviction des volontaires, et les entendre discuter, l’interroge. Et il reconnait que le système financier actuel n’est pas vraiment des plus égalitaires, ni des plus transparents.

Néanmoins, il ne se ferait pas scanner les yeux : c’est encore trop étrange et trop effrayant pour lui. L’appareil évoque des films de science-fiction dystopiques, et la surveillance. La confiance ne règne pas.

Surveillance généralisée

Les personnes qui font la queue ne partagent pas cette crainte. N’ont-ils pas peur de devoir se faire scanner les yeux ? « C’est un peu bizarre », concède Fabio, « mais je ne dirais pas que j’ai peur, non. Pourquoi on aurait peur ? En plus on a la possibilité de choisir s’ils gardent nos données ou pas, donc nous on a tous les deux dit non, donc voilà. En plus qu’est-ce que voulez qu’ils fassent réellement avec l’iris ? »

« Regardez, avec toutes les applications de nos jours, on est tous en train de donner nos empreintes digitales à gogo sur n’importe quelle application qu’on peut télécharger », rajoute Jimmy. « Pourquoi pas donner son iris alors que c’est protégé ? »

François (le prénom a été changé), un Parisien d’une trentaine d’années qui fait du trading de cryptos depuis 2015, est d’accord. « Il y a déjà des centaines de milliers d’entreprises qui ont toutes les infos sur nous, même les plus sensibles. Je ne sais pas pourquoi les gens s’étonnent, pour moi il n’y a aucune raison d’avoir peur de ça ».

« Aujourd’hui, où est-ce que vous ne partagez pas vos données ? »

Olivier

Olivier, 32 ans, responsable informatique et mineur de crypto-monnaies, partage leur avis. « C’est quand même anonyme, dans le sens où on ne demande pas votre nom, ni votre prénom. Alors oui, vous partagez votre iris, mais, aujourd’hui, où est-ce que vous ne partagez pas vos données ? Votre téléphone vous suit à la trace partout, même s’il ne vous le dit pas. Vous rentrez chez vous, votre compteur EDF Linky sait quand vous prenez une douche… ils vous tracent. Même votre voiture, elle partage vos données tout le temps. Quand vous partagez vos données, c’est pour Google, c’est pour qu’il se fasse de l’argent ». 

Avec Worldcoin, estime-t-il, c’est différent. « J’ai pas dit qu’ils ne vont pas se faire de l’argent, ils vont les revendre quand même, sinon le projet n’est pas viable », croit-il savoir. « Mais il y a quand même une vraie utilité derrière. Je veux dire que c’est quelque chose qui peut faire évoluer beaucoup de choses. C’est pas juste “je continue à vendre mes données et faire de l’argent” ».

Olivier se fait enregistrer avec l'orbe // Source : Numerama
Olivier se fait enregistrer avec l’orbe // Source : Numerama

Pourtant, pourquoi être si peu regardant sur la sécurité des données, surtout lorsqu’il s’agit d’une entreprise privée, fondée par l’un des hommes les plus puissants du secteur de la tech ? Tous sont catégoriques : Worldcoin agit pour le bien commun, pour le futur de l’humanité — et ils font plus confiance à cette entreprise qu’aux autres, ou qu’aux institutions financières et aux gouvernements.

La question de la sécurité des données est pourtant au cœur du projet de Worldcoin. L’analyse biométrique des iris est un moyen de plus en plus utilisé pour la reconnaissance — les scans représentent donc des données de plus en plus précieuses, qui pourraient être utilisées pour mettre en place des systèmes de surveillance.

Or, d’après la Cnil, les méthodes de Worldcoin pourraient être à la limite de la légalité. Contacté par Numerama, l’organisme nous a indiqué « avoir connaissance de l’activité de la société Worldcoin ». Or, « la licéité de cette collecte semble questionnable, de même que les conditions de conservation des données biométriques », précise la Cnil, qui a « initié des investigations », avec « l’autorité du land de Bavière en Allemagne, [qui] dispose de la compétence au titre du RGPD ».

L’appât du gain

Un autre aspect intéresse les volontaires : la crypto-monnaie offerte par Worldcoin à toutes les personnes se faisant scanner. Au départ, l’entreprise promettait 25 tokens de Worldcoin (ou WLD) à tous les nouveaux inscrits. Le site de l’entreprise n’indique cependant plus ce chiffre, expliquant seulement que, « actuellement, les utilisateurs vérifiés éligibles peuvent réclamer 1 jeton WLD gratuit par semaine, sans maximum ». Après un pic à 2,7 dollars à son lancement, en juillet 2023, un Worldcoin vaut désormais 1,15 dollar, selon Coinmarketcap — à peine plus d’un euro.

Cela ne décourage cependant pas les fans du projet. François voit la promesse de rémunération comme une contrainte nécessaire. « La rémunération qu’il propose aux gens, c’est important pour la décentralisation du système Worldcoin. Parce que s’il n’y avait pas de système de rémunération, personne ne voudrait faire ça ». En somme, attirer les gens en leur promettant de l’argent permettrait au projet d’atteindre son but.

« Leur monnaie peut évoluer. Et si on est placé en premier, vous savez comment ça se passe dans les crypto monnaies », rigole Jimmy, faisant référence à l’impressionnante hausse des prix que les crypto-monnaies ont connu en 2020. « Je vais pas vous mentir, ce qui m’a surtout intéressé au début, c’est pas le scan de l’œil, c’est l’appât du gain » assume Fabio. « Ils viennent quand même vous donner des jetons gratuitement, juste pour qu’on se fasse scanner l’œil. Après si ça marche, tant mieux franchement ».

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