Ceux qui prédisent l’apocalypse n’ont pas tendu l’oreille à la scène musicale de cette année. Soyons honnête, 2016 est un excellent cru et cet automne morose accueille des albums dont leurs cœurs battent plus puissamment que le rythme sinistre de l’actualité.

Les réponses musicales à la victoire de Trump ne tardent pas, Run The Jewels a frappé fort avec 2100. Le duo américain, dont Killer Mike était engagé avec Sanders, ne mâche pas ses mots et rap : « How long before the hate that we hold lead us to another Holocaust ? »

Le duo, en publiant son titre, explique : « C’est à propos de la peur et de l’amour enfin c’est à propos de souhaiter le meilleur pour tous. » Véritable coup de fouet, le morceau de Run The Jewels rejoindra leur prochain album mais a été dévoilé en avance pour d’évidentes raisons politiques. Et nous nous en réjouissons, c’est très fort. Nous en avions besoin.

Nous avons besoin de musique engagée, qui réveille, qui nous pousse à savoir où se situent nos espoirs et quels buts nous poursuivons. C’est assurément banal, mais les revers que nous font connaître l’actualité étouffent nos âmes. Or, pour les garder alertes et sensibles, voici  quelques albums, quelques messages et quelques voix qui nous tiennent éveillés.

NB : tous ces albums sont disponibles chez votre habituel dealer numérique de frissons, aucun n’est « en exclusivité » sur un service. 

Leonard Cohen — You Want It Darker

You Want It Darker est le quatorzième album studio du géant Leonard Cohen, une oeuvre qui s’annonce sombre et qui tient sa promesse sans échapper à des éclats de génie, qui illumine la longue nuit vers laquelle le chanteur légendaire se dirigeait quand il l’a composé. Nous avons appris avec tristesse, en ce 11 novembre, sa disparition.

Le New Yorker’s signait un sublime portrait de Leonard Cohen le 17 octobre. Au cours de l’entretien, le musicien lâchait, sans craintes : « Je suis prêt à mourir. » Son disque poursuit sur le même thème dans Traveling Light : « I’m traveling light/It’s au revoir/My once so bright/My fallen star. »

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Et pourtant rien n’est dramatique dans le ton et la composition, tel un tableau sombre dans lequel le peintre creuse à la truelle des clartés dans la matière, You Want It Darker est bourré d’intelligence, d’éclats et de surprises. L’obscurité de Cohen est sereine, enveloppante et finalement consolatrice.

Teinté de spiritualité et de leçons sur l’humanité, You Want It Darker est précieux comme un témoignage, comme un testament venu d’un aïeul qui ne nous veut que du bien. Et par ces temps parfois troubles, on se complaît paradoxalement dans les leçons venues d’hier, notamment grâce au puissant It Seemed The Better Way qui évoque un passé marqué par les bassesses de l’humanité : « Sounded like the truth/Seemed the better way/Sounded like the truth/But it’s not the truth today… »

Une référence au passé plutôt moderne, en somme.

Michael Kiwanuka — Love & Hate

Michael Kiwanuka a 28 ans, soit l’âge de Mayfield lorsqu’il composa Curtis, son chef-d’œuvre et un des plus grands disques de soul de l’histoire de la musique. Love & Hate n’est pas Curtis, c’est certain, mais l’époque a changé, la soul est devenue un revival et non un futur. À ce titre, le génie de Kiwanuka est de rabrouer les contempteurs qui jugent la soul archaïque par une recherche de l’instrumentalisation sublime, en guettant le frisson blues, les cordes folk et la grandiloquence du gospel.

Après un premier disque miraculeux (Home Again), le jeune homme s’est enfermé dans la peur et le doute. Kanye West l’a convoqué, la critique n’a cessé de le couvrir de louanges, les tournées l’ont épuisé, il dit aujourd’hui : « J’ai failli arrêter la musique, tout m’angoissait. »

Il restera quatre ans dans le silence : face à lui, les légendes lui pesait, il allait avoir l’âge du premier chef d’œuvre mais se murait dans la déprime. Encore timide, parfois peu sûr de ses moyens, le disque navigue difficilement dans l’intériorité d’un jeune homme torturé par son passé et son monde.

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Mais de cette torture intérieure que connaît celui qui se regarde sans détour, Kiwanuke tire des titres qui rejoignent formidablement sa génération. On pense forcément à l’hymne qu’est Black Man In A White World  qui raconte l’absurdité d’un monde raciste, dans lequel l’individualité ne peut être que niée, le tout sur fond de chorales et de claquements de doigts : « I’ve been told all my life / I’ve got nothing here to pray / And I’ve got nothing left to say ».

Puisant dans la soul, la folk et les inspirations à-la-Morricone grâce à Danger Mouse (Rome) qui opère encore de sa plume cinématographique sur les instrumentalisations, Love & Hate est un disque tortueux sur le doute paradoxalement assuré.

On retrouve ces hésitations sur l’intériorité et l’identité dans le coup de fouet gospel de Rule The World — qu’on entendait dans The Get Down. Et enfin, on pleure sur l’épique morceau d’ouverture Cold Little Heart, une pépite. « Maybe this time I can be strong / But since I know who I am / I’m probably wrong ».

Solange — A Seat at the Table

Écrire un album sur les joies et les douleurs d’être une femme noire est en soit un acte politique en 2016. Il faut ajouter que A Seat at the Table est de plus un acte brillamment réalisé, il s’écoute d’une traite et est tout entier parcouru d’une harmonie propre, qui berce comme une langue maternelle. La sœur Knowles a un engagement politique et musical  antérieur à celui de Beyoncé (souvenons-nous de Fuck the Industry en 2008), et poursuit avec son nouvel album une critique pleine de sagesse de nos sociétés et de notre regard sur les femmes noires.

Entre narration à la première personne du passé de sa famille et de la ségrégation et propos sur la vie quotidienne d’une femme noire aujourd’hui, A Seat at the Table ne s’interdit aucun sujet.

Servi par une élégance à la fois instrumentale mais également portée par les modulations que Solange exerce sur sa voix, A Seat at the Table ne trébuche jamais. Si bien que la douceur et l’harmonie qui parcourent l’album pourraient laisser penser ceux qui ne tendent pas assez l’oreille que tout est beau dans le monde de Solange. Alors que l’on parle d’alcoolisme, de sexisme, de racisme, de crimes policiers et que la chanteuse porte une analyse très élaborée sur son monde et sa vie, puisant dans l’afro-féminisme.

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Pour vous en convaincre, Don’t Touch My Hair chanté avec Sampha, porte par exemple une attention sur la question des cheveux des femmes noires. Car, vous n’en savez certainement rien si vous n’êtes pas noir, mais les Blancs ont une très malsaine et humiliante habitude à toucher inopinément les coupes afro, une analyse très précise du problème a été rédigée par notre consœur Emeline Amétis. Le problème est réel.

Enfin, la chanson qui pourrait génialement illustrer notre colère face à un monde qui nous échappe sans que nous n’y consentions jamais serait certainement Mad, avec Lil Wayne. Solange dit : « You got the right to be mad / But when you carry it alone you find it only getting in the way / They say you gotta let it go / Now tell’em why you mad son. »

Nicolas Jaar – Sirens

47 minutes, six pistes, dans Sirens : Nicolas Jaar livre quelque chose proche d’un Black Mirror musical. La narration de Jaar est plongé dans un monde dystopique et halluciné où les dirigeants gèrent un peuple par le confort, où l’histoire se répète sans cesse et où la liberté n’existe pas.

La musique de Jaar frappe entre jazz, rock et électro inclassable à grands coups pour dresser un futur obscur (ou peut-être actuel ?).  Le petit génie chilien joue des silences et des sons, tissant un univers en creux et en désordre dans un disque qui recèle de l’inattendu.  « Le réel est toujours ce qu’on n’attendait pas » disait Maldiney et dans notre stupeur toujours plus grande face au réel, l’éclat des cordes d’History Lesson ou l’introduction de Killing Time sonne comme des révélations.

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Dans No, les paroles sont en espagnol et la piste contient une des deux discussions enregistrées qui rythment l’album (la première est dans Three Sides of Nazareth). Ces discussions se tiennent entre le jeune Nico et son père, l’artiste Alfredo Jaar. Et nous retenons dans les paroles, forcément, «Ya dijimos no pero el si esta en todo » soit : nous disons non mais le oui est en toutes choses.

La référence est historique. Jaar parle de l’histoire du Chili : l’enfant qui a grandit après le référendum de 1988 sait qu’alors en votant non, les chiliens votaient oui à la démocratie et non à Pinochet. Et le jeune Nico se souvient ainsi du mouvement artistique qui accompagnait le No (voir le film No de Pablo Larrain). Mais Jaar n’est certainement pas dans la célébration, il chante ensuite : « No hay que ver el futuro / Para saber lo que va a pasar puis Y nada cambia / No nada cambia. » soit : « Il est donc inutile de voir l’avenir pour savoir ce qui va se passer. Et rien ne changea, non, rien ne changea. »

Encore un éclat,  une lucidité concernant l’irrévocable et notre impuissance face à la marche du temps qui nous échappe. L’histoire (History Lesson) est une boucle impossible, où les Governor se succèdent impassibles aux malheurs et la liberté est retenue dans un coffre. Pour Jaar, l’histoire humaine est donc ainsi écrite : «  Chapter one: We fucked up / Chapter two: We did it again, and again, and again, and again/Chapter three: We didn’t say sorry. »

Chapitre un : nous avons merdé. Chapitre deux : nous avons encore recommencé, et encore, et encore, et encore. Chapitre trois : nous ne sommes pas excusés.

Implacable.

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