Sur Twitter, de nombreux militants et militantes LGBTI se plaignent de la censure de certains de leurs tweets qui utilisent les termes « gouine » ou « pédé ». Employés dans une réappropriation du stigmate par les personnes concernées depuis des décennies, ces mots valent pourtant à plusieurs comptes d’activistes d’être suspendus aujourd’hui. Les « gouines » et les « pédés » n’auraient donc plus droit de cité sur le réseau social ? Enquête.

« Eh les gouines, vous l’avez rencontrée comment votre amoureuse ? » C’est la question, d’apparence anodine, que posait le compte lesbien @pastadaronne sur Twitter le 23 décembre 2020. Deux jours plus tard, sa publication n’apparaissait plus. « Votre tweet a été masqué en France en raison de lois locales », pouvait-on lire à la place. Le 28 décembre, son compte était « verrouillé en raison d’une infraction aux règles de Twitter ». En cause : un appel à la « solidarité gouines-pédés », qui n’est visiblement pas passé auprès du réseau social. Ce n’est qu’après avoir supprimé ce tweet que l’internaute a pu récupérer son compte.

Capture d'écran du tweet censuré

Capture d'écran du tweet censuré

Paradoxe : le mot « gouine » apparaît dans de nombreux de ses tweets passés, sans que cela ne lui ait jamais causé le moindre souci.

« Empêcher les gouines de se qualifier comme elles le souhaitent »

Comme ce compte, de nombreux militants et militantes LGBTI ont eu la surprise, ces derniers mois, de voir leurs tweets ou comptes suspendus pour les mêmes raisons. Le 26 décembre, l’activiste lesbienne Gwen Fauchois dénonce les agissements du réseau social : « Non Twitter France, empêcher les gouines de se qualifier comme elles le souhaitent n’est pas basé sur la législation locale, c’est seulement ton interprétation qui est localement située : en lesbophobie capitaliste @damienviel », écrit-elle, en mentionnant le directeur général de l’entreprise.

Ce n’est étonnamment pas ce tweet, toujours en ligne, qui lui a été reproché, mais d’autres, plus anciens, remontant pour certains à 2017. « C’était à chaque fois des tweets de lutte, qui s’en prenaient à l’homophobie et à la lesbophobie », décrit l’activiste, captures à l’appui.

Capture d'écran des messages reçus par Gwen Fauchois envoyés par Twitter

Capture d'écran des messages reçus par Gwen Fauchois envoyés par Twitter

Comme de nombreux militants et militantes LGBTI, elle défend la possibilité se réapproprier des termes homophobes, soit le fait d’utiliser pour se définir soi-même des insultes telles que « gouine » ou « pédé » pour en faire tomber le stigmate. Mais cette subtilité ne semble pas être prise en compte par le réseau social : Gwen Fauchois a dû supprimer deux tweets mis en cause pour pouvoir récupérer son compte Twitter, qui avait entre-temps été verrouillé et menacé d’être supprimé. « Bienvenue dans un espace interdit aux p* et g*», conclut-elle sur Twitter.

Celles et ceux qui ne se sont pas pliés aux demandes du réseau social en ont payé les frais : la tenante du compte @lckmcgr, qui se décrit elle-même comme « lesbienne nrv » a ainsi vu son précédent compte sauter pour avoir employé les termes « gouine » et « pédé ». Même chose pour le compte du militant LGBT @ceddan1973, suspendu pour avoir utilisé le mot « pédé », « sur le ton de la blague, entre pédés en plus », rapporte-t-il.

« Une censure LGBTphobe »

En tout, près d’une vingtaine de personnes LGBTI se sont plaintes auprès de Numerama d’avoir vu certains de leurs tweets supprimés, ou leurs comptes suspendus, pour les mêmes raisons. Quelques associations ont également fait les frais de la politique opaque de modération du réseau. C’est par exemple le cas du compte des @ArchivesLGBTQI, suspendu depuis le début de l’année sans raison apparente, les derniers tweets du compte ne comportant ni le terme « pédé » ni « gouine », selon Marin, membre des Archives LGBTQI. En l’absence de retour de Twitter, le collectif a dû recréer un compte. « On le vit comme une censure LGBTphobe et ça peut pénaliser nos actions de manière concrète, puisqu’on avait une grosse communication à venir », déplore Marin.

«Cela permet d’éviter les critiques structurelles du système en choisissant désormais qui s’exprime et pour dire quoi.»

Si Gwen Fauchois n’en est pas à ses premiers déboires avec Twitter, elle s’inquiète de ce qui relève, selon elle, d’une « véritable censure politique ». En mai 2020 déjà, de nombreux militants, dont elle, avaient vu leurs tweets supprimés pour avoir employé les termes « pédé » ou « gouine », comme le racontait à l’époque Numerama. Des censures alors interprétées comme un possible avant-goût de la loi Avia. Celle-ci ayant toutefois été retoquée par le Conseil constitutionnel en juin 2020, difficile de pouvoir lui attribuer ces nouvelles attaques de comptes LGBTI. Mais le procédé est le même, pour Gwen Fauchois : « On assiste à la mise en place de nouvelles normes de placardisation », dénonce-t-elle. « Il s’agit de policer le discours, sous prétexte de protection. Cela permet d’éviter les critiques structurelles du système en choisissant désormais qui s’exprime et pour dire quoi. Cela dit quelque chose de la réalité des rapports de force politiques, à la fois internes et externes à notre constellation communautaire.»

Source : Twitter

Source : Twitter

Des signalements provenant d’un groupe privé

Dans la communauté LGBTI, tout le monde ne semble pas voir d’un bon œil cette réappropriation de l’insulte, estimant que les termes « pédé » ou « gouine » n’ont rien à faire sur Twitter, quelle que soit la personne qui les emploie ou le contexte de leur utilisation.

Parmi les dizaines de témoignages que nous avons reçus, plusieurs affirment notamment avoir fait l’objet de signalements de la part de groupes privés menés par un homme, lui-même gay, et son frère jumeau. Dans ces groupes, nommés « Front Commun #1 », ou encore « FCLGBT #PPLCyberhaine », et dont nous avons pu consulter des captures, un compte nommé @CristaFumar appellerait à signaler des profils qui emploient des termes homophobes. Mais cet objectif louable a peu à peu dérivé, selon certains : « Mickaël* m’a mis dans un groupe où on était une trentaine à chasser des comptes homophobes qu’on signalait en masse, puis il a appelé à signaler des gens qu’il n’aimait pas », rapporte le détenteur du compte @pascal_vivien. « J’ai décidé de quitter le groupe, et à partir de là, tous mes tweets contenant “pédé” ont été signalés ».

Un autre internaute, derrière le compte @ChamanAthee, abonde : « J’ai été approché il y a un an et demi. Mais quand j’ai vu qu’il s’attaquait à tout le monde de manière indistincte, j’ai quitté le groupe. Il ‘linkait’ les tweets de personnes LGBT et demandait au groupe de les signaler.» Cet internaute aurait également été victime de signalements qui lui ont valu des sanctions.

« Il a pu m’arriver de signaler les termes pédé de personnes homos.»

Contacté, Mickaël affirme gérer aussi les comptes @LGBTFrance75 et @Jumo3. Dans les bios Twitter de ces trois comptes figure d’ailleurs le lien vers la plateforme de signalement du ministère de l’Intérieur. Mais leur propriétaire affirme ne plus détenir de groupes Twitter : « J’ai tout fermé il y a 7 mois. » Lui-même homosexuel, il confirme avoir signalé de nombreux propos homophobes sur Twitter : « J’ai créé ces groupes avec mon frère jumeau. Depuis deux ans que je fais ça, je suis assez fier de mon travail, je n’ai rien à me reprocher », met-il en avant. Il annonce avoir fait fermer environ 2 000 comptes homophobes et avoir signalé « 5 000 ou 6 000 termes pédé ». Pas le mot « gouine », en revanche : « Je n’utilise jamais ce terme, je ne le signale pas », assure-t-il. Quid des comptes LGBTI qui emploient eux-mêmes ces insultes ? « Je suis contre la réappropriation du stigmate. Mais quand je signale le terme “pédé”, j’essaie de regarder si le compte n’est pas LGBT” », défend-il, tout en reconnaissant : « Il a pu m’arriver de signaler les termes pédé de personnes homos

Au cours de notre discussion, Mickaël finit par confier qu’il détient encore un groupe aujourd’hui appelé ‘Cyberhaine’ : « On doit être 7 ou 8. J’ai trois députés avec moi (qu’il se refuse à citer, ndlr), Flag, Stop Homophobie…». Il affirme par ailleurs être victime de harcèlement de la part des comptes qui dénoncent ses agissements, et avoir déposé trois plaintes contre eux.

Terrence, secrétaire général de l’association Stop Homophobie, réfute tout attachement à ce groupe : « Il y a des groupes qui se sont créés et qui nous taguent et nous rajoutent systématiquement, mais on ne les soutient pas particulièrement.» Sur la réappropriation de l’insulte, il ajoute : « On vend des tshirt avec ‘pédé’ dessus, donc je ne vais sûrement pas signaler ça, on ne fait que signaler les injures.» Même son de cloche du côté de l’association Flag (qui regroupe des personnes LGBTI fonctionnaires de police, du ministère de l’Intérieur ou encore des pompiers) : « On a été tagués à plusieurs reprises dans les débats, mais on n’a pas pris partie », affirme son président Johan Cavirot.

Le 19 janvier, le militant @MaximeHaes s’est également désolidarisé de ces groupes dans un thread. « Il est HORS DE QUESTION qu’on m’utilise moi ou @Stop_Homophobie comme caution d’approbation pour signaler des tweets contenant le mot « p*dé » s’il n’est pas vindicatif ou explicitement homophobe et donc faire suspendre des comptes LGBT+ », a-t-il notamment écrit.

https://twitter.com/MaximeHaes/status/1351636832983908352

La modération de Twitter mise en cause

Fanchon, cyberactiviste à l’origine de la création du mouvement #SEOlesbienne, pour une plus juste représentation des lesbiennes en ligne, confie avoir elle-même déjà été ajoutée à un des groupes de @Cristafumar. Mais ces derniers sont loin d’être les seuls à se livrer à des signalements de propos homophobes. Surtout, c’est la modération de Twitter qui, en bout de file, décide ou non de suspendre, voire de supprimer complètement des comptes. « Je doute fort que ce soit dû aux signalements. On est plutôt sur un faisceau qu’une cause unique. Je pense qu’il y a quand même un algorithme », pense-t-elle. Pour pouvoir appuyer ses intuitions, elle se livre, avec d’autres membres de son collectif, à des tests pour comprendre cette censure du terme « gouine ».

« On a constaté que les comptes individuels étaient plus ciblés que les comptes d’associations », rapporte-t-elle. Elle ajoute :  « Ce qui est intéressant, c’est la mise en perspective. Je pense que Twitter est un média et fait son ménage éditorial. Il est possible qu’il y ait une liste de mots clés, et pas d’analyse contextuelle.»

Ce contexte, Twitter est pourtant censé le prendre en compte, si l’on s’en tient à sa « Politique en matière de conduite haineuse », à laquelle l’entreprise nous a renvoyés dans un mail très général, sans réponses précises à nos questions. Cette politique mentionne notamment : « Certains tweets peuvent sembler haineux hors contexte, mais ne le sont pas forcément au sein de la conversation dont ils sont tirés. Ainsi, les membres d’une catégorie protégée peuvent utiliser entre eux des termes généralement considérés comme des insultes. Lorsque cette utilisation est consentie, l’intention n’est pas inappropriée. Il s’agit alors d’un moyen de récupérer des termes historiquement utilisés pour rabaisser des individus ». Il est ensuite stipulé que, pour mieux comprendre ce contexte, les équipes du réseau social contactent directement la personne ciblée « avant de prendre des sanctions.»

Dans les faits, ces sanctions continuent pourtant de tomber sans demande d’explication préalable, d’après les nombreux témoignages reçus. Un des derniers en date : celui de la critique d’art Elisabeth Lebovici. Un de ses tweets, posté le 16 janvier, a été, lui aussi, « masqué en France en raison de lois locales ». Son sujet ? « Pas de lesbienne sur Facebook, pas de gouine sur Twitter : double peine pour les activistes.» Soit une citation d’un article de Mediapart… à propos de la censure des comptes militants LGBTI sur Twitter.

Capture d'écran d'un tweet suspendu "selon les lois locales"

Capture d'écran d'un tweet suspendu

*Son prénom a été modifié.

 


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