[Enquête Numerama] Depuis fin janvier, des milliers de personnes achètent des noms de sites liés au coronavirus. Pour certaines entreprises, c’est l’occasion d’adapter leurs services actuels à la pandémie afin de ne pas trop être touché par la crise, voire d’en profiter. Elles déposent alors des noms de domaine comme assurancecoronavirus.fr ou decontamination.fr, et espèrent ramener des visiteurs, qui sont autant de potentiels clients…

Pour attirer des visiteurs, les organisations mentionnées dans cet article ont suivi une équation simple. Elles ont déposé, pour quelques dizaines d’euros, des noms de domaine de la forme suivante : nom du secteur + coronavirus ou Covid-19. Vous possédez Mister Clean Cars, un service de lavage de voiture ? Hop, « lavageautomatiquecoronavirus.fr ». Un service d’assurance comme Occit’Assur ? Voilà « assurancecoronavirus.fr ». Votre société de nettoyage adapte son offre à la crise ? « desinfection-covid-19.fr » fera l’affaire. Tous ces exemples existent réellement et sont tirés de notre enquête.

Numerama a épluché un à un 731 noms de domaine en « .fr » qui contiennent des mots-clés liés à la pandémie de Covid-19. Déposés entre janvier et fin mars, ils font partie d’une liste plus large compilée et publiée gratuitement par DomainTools, un site spécialisé dans la cybersécurité. Dans le lot se trouvent des plateformes de vente de produits dérivés de l’épidémie, des sites officiels ou des blogs amateurs souvent rudimentaires. D’autres propriétaires de ces noms de domaines n’ont même pas publié de site, et espèrent juste les revendre pour plusieurs milliers d’euros.

Le troisième volet de notre enquête s’attarde sur un tout autre spécimen : les individus qui se servent des mots-clés du coronavirus pour ramener des visiteurs sur leur site. Une pratique parfaitement légale, mais difficilement assumée par la majorité des personnes qui l’utilisent…

Qui veut une décontamination spéciale coronavirus ?

Dans notre liste, des dizaines de noms de domaine appartiennent à des entreprises qui veulent mettre en avant leurs services dédiés au coronavirus. Ou du moins, ce n’est qu’une supposition, car plusieurs propriétaires de sites n’ont jamais répondu à nos relances, ou nous ont simplement raccroché au nez. C’est par exemple le cas de Jérémy, dirigeant du site « occitassur.net », vers lequel renvoie « assurancecoronavirus.fr » et « assurance-coronavirus.fr ». « Courtier en assurance pour entreprises et particulier », l’entrepreneur a aussi acheté deux noms locaux « coronavirus-sete.fr » et « coronavirus-montpellier.fr ».

D’autres assument leur choix à demi-mot. L’entreprise Ecolex, par exemple, a créé une page spéciale pour son service de décontamination, et déposé « coronavirusdecontamination.fr » pour rediriger du trafic vers celle-ci. « Nous sommes historiquement une entreprise de désamiantage, mais nous avons pris la décision de former notre personnel à la décontamination pour proposer ce service supplémentaire », introduit notre interlocuteur. Puisqu’il n’existe pas encore de certificat de nettoyage contre le coronavirus, l’entreprise justifie son nouveau rôle par l’usage de produits « biosécuritaires » : des désinfectants très puissants de la marque Steri7.  Notre interlocuteur affirme qu’il ne « savait pas que l’entreprise avait ce nom de domaine », et nous sommes toujours en attente d’une déclaration du président de l’entreprise sur le sujet.

De dératiseur à nettoyeur anti-coronavirus

Ecolex n’est pas la seule entreprise de nettoyage à se recycler : nous avons aussi repéré plusieurs sites déposés par Colin Michel Antinuisible et ABC StarNet. Ce dernier, qui se décrit comme « spécialiste du nettoyage d’immeuble » a déposé au moins 3 noms, dont « desinfection-covid-19 » et « anti-covid19.fr ». « Nous avons mis en place un service spécifique pour aider les personnes en désinfectant les sites. Nous faisons habituellement du nettoyage, et nous avons tous les produits pour détruire le virus », nous explique un des responsables de l’entreprise. Il confirme qu’il a déposé les noms de domaine, mais refuse de nous dire quel volume de trafic la manœuvre lui a rapporté. Et puisqu’il n’y a pas de certification spéciale coronavirus, difficile de savoir quelle différence il y a avec un simple nettoyage.

Le site corona-desinfection.fr est une copie conforme de deratisationsouris.fr // Source : Capture d'écran Numerama

Le site corona-desinfection.fr est une copie conforme de deratisationsouris.fr

Source : Capture d'écran Numerama

Entre vendredi 3 avril et lundi 6 avril, tous les sites liés à la décontamination ont été mis hors ligne… à une exception : « corona-desinfection.fr ». Contrairement aux autres, il ne redirige pas vers un site tiers, et propose du contenu directement sur l’URL. En revanche, il ne s’agit que d’une copie légèrement modifiée du site « deratisationsouris.fr », l’entreprise qui possède ce second site, qui n’est donc pas non plus spécialisée en désinfection bactériologique.

Certains placent déjà leurs pions pour l’après

À côté de ces services adaptés aux nouvelles demandes liées à la pandémie, d’autres se préparent déjà à l’après. Le psychiatre Joël G. a déposé les noms de domaine « coronalib.fr » et « coronastress.fr » pour renvoyer vers son site « psylib-online.fr ». « Notre ambition est de proposer un bilan psychologique à distance, à l’aide d’un questionnaire suivi d’une téléconsultation », nous explique-t-il. « Nous allons ensuite faire une proposition de stratégie thérapeutique et orienter les patients vers les praticiens les plus compétents pour les prendre en charge. Par exemple, la méthode EMDR utilisée pour le traitement de stress post-traumatique [et évoquée pour traiter les éventuelles conséquences du confinement, ndlr] nécessite des certifications à jour pour être correctement pratiquée. »

La plateforme est en ligne depuis « trois ou quatre mois », mais le médecin défend que le lancement n’est pas lié à la pandémie Covid-19. Pour l’instant, le site accumule de lourds dysfonctionnements, ce qui lui donne un aspect de site peu sérieux, voire frauduleux : son propriétaire nous indique qu’il est « en train de le finaliser ».

Le site de Psylib est pour l'instant extrêmement rudimentaire. // Source : Capture d'écran François Manens

Le site de Psylib est pour l'instant extrêmement rudimentaire.

Source : Capture d'écran François Manens

Joël G. est une des rares personnes que nous avons contactées à pleinement assumer d’avoir acheté des noms de domaines pour rediriger vers son site, et à le justifier: « Nous sommes encore loin du pic des problèmes psy. Le confinement peut engendrer toutes sortes de troubles, et les gens auront besoin d’aide. Je fais des rapports d’expertise pour la cour d’appel de Versailles, ce qui me donne l’occasion d’évaluer la prise en charge d’autres experts. Ce qu’ils font n’est pas toujours adapté et peut se traduire par la dégradation de l’état du patient ».

Une action bienveillante pour profiter d’un joli coup de publicité

Si certains services utilisent les mots-clés pour promouvoir leur offre (et donc vers une décision d’achat), d’autres, comme Coorpacademy, ont choisi une stratégie différente. Six noms de domaines comprenant les mots coronavirus et covid associés à « formation » et « learning » renvoient vers « coorpacademy.com/covid19/ ». Cette page propose une « formation en ligne pour les personnels soignants », et affiche en grand le logo de l’AP-HP. Un petit tour sur les réseaux sociaux lève nos doutes sur le sérieux du projet : l’AP-HP et son président relaient la page.

« Nous avons appelé l’AP-HP au début du confinement. En parallèle de la guerre du matériel, il existe une guerre de la formation. Des retraités ont repris service, et des étudiants prennent des responsabilités : il fallait leur donner des bases sur les gestes liés au coronavirus », nous explique Antoine Poincaré, directeur des ventes de Coorpacademy, le site de formations en ligne propriétaire de la page.

Une formation aux frais de Coorpacademy

La formation est accessible gratuitement à tout le monde, même si elle s’adresse aux personnels médicaux : l’entreprise revendique d’ailleurs 25 000 soignants inscrits. Pour parvenir à ce chiffre, elle a diffusé l’initiative au moyen du bulletin interne de l’AP-HP, mais aussi par une campagne Facebook sur des groupes de soignants. « La viralité interne a bien marché, et nous avons observé un taux de partage impressionnant », se félicite le dirigeant.

Mais pourquoi avoir déposé autant de noms de domaine ? « « Pour la diffusion interne de l’AP-HP, nous avons déposé formationcovid19-aphp.fr », puis nous avons déposé « formationcovid19.fr » pour remonter dans Google », précise Antoine Poincaré, avant d’ajouter : « Notre marque n’est pas très connue puisque nous proposons nos services aux entreprises et non au grand public. Avec ces noms de domaines, nous jouons sur d’autres canaux ». Quant aux noms comme « covidlearnig.fr », il nous indique qu’il les a déposés « au cas où

Depuis que nous l’avons repérée, l’initiative a été mise en avant dans d’autres médias. Coorpacademy a mis en ligne la formation sans facturer l’AP-HP.

Mais parfois, la redirection est tout simplement liée à un mauvais usage des réglages du nom de domaine par son propriétaire. C’est le cas de José, qui a acheté un petit lot de sites contenant covid : le site « infocovid.fr » redirige vers son site de location financière. Un site sobre, qui ne propose pas de transaction, mais seulement de prendre contact avec son entreprise. « Le fait que cela renvoie sur mon site pro est une erreur », explique-t-il quand nous le contactons. Il souhaitait en fait créer un espace d’échange pour son quartier, mais a acheté le nom avec son offre d’hébergement en ligne professionnelle. Sans le configurer, le nom a été redirigé vers son site.

Des noms de domaines mènent aux dons

Au cours de notre enquête, nous avons aussi rencontré des redirections vers des organismes de santé réputés. Ils ont mis la main sur de nombreux noms liés au coronavirus pour renvoyer vers leurs campagnes de dons : «doncovid19.fr » ; « dons-coronavirus.fr » ; « solidarité-coronavirus.fr »…

À huit reprises, nous avons été redirigés vers une page de dons labellisée Fondation de France. Notre premier réflexe a été de vérifier que ce n’était pas une campagne de phishing, et la Fondation de France nous a confirmé qu’il s’agit bien d’une page lui appartenant : elle a été créée spécialement pour une campagne commune avec l’AP-HP et l’Institut Pasteur, dédiée à la lutte contre le coronavirus. Les dons — plus de 15 millions d’euros quand nous écrivons ces lignes — sont ensuite redistribués entre les trois organismes.

Huit liens renvoient vers la page de dons de la Fondation de France, de l'AP-HP et de l'Institut Pasteur. // Source : Capture d'écran Numerama

Huit liens renvoient vers la page de dons de la Fondation de France, de l'AP-HP et de l'Institut Pasteur.

Source : Capture d'écran Numerama

Contactée la semaine dernière, la Fondation de France ne nous a toujours pas confirmé si les huit noms de domaines comme « agircovid10.fr » ou « don-covid-19.fr » lui appartenaient ou non. Reste à se demander s’il y a eu une bataille entre organismes pour déposer les noms de domaines, car la FdF n’est pas la seule à profiter du procédé : « coronavirus-covid19.fr » redirige vers la page de dons de l’AP-HP, tandis que « solidarite-coronavirus.fr » renvoie vers celle de la fondation des hôpitaux de France (en attendant que le site spécifique soit finalisé).

Qu’ils soient ou non derrière les dépôts de noms de domaines, les organismes de santé profitent des mots-clés. Mais au moins, c’est pour la bonne cause.

Cet article a été réalisé avec le concours d’Aurore Gayte et Marie Turcan, dans le cadre d’une enquête globale sur les noms de domaines dans le contexte de la pandémie de coronavirus. Le premier volet consacré à la revente de noms de domaine est en ligne ici. Le deuxième, sur les Français qui en profitent pour vendre des produits surtaxés, est là. Suivez Numerama ici, sur Facebook ou Twitter pour ne pas manquer la publication des nouveaux articles de cette enquête.

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