[Enquête Numerama] L’achat et la vente aux enchères de noms de domaine populaires ont toujours été des pratiques courantes sur Internet. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, certaines URL contenant des mots clés liés au virus se revendent jusqu’à plusieurs milliers d’euros. Nous avons parlé aux Françaises et Français qui participent à ce business.

« CE DOMAINE EST À VENDRE » s’affiche sur le site « tests-coronavirus.fr ». En dehors de cette annonce s’affiche, en lettres noires sur fond blanc, une carte du monde couverte de bulles rouges représentant le nombre de personnes infectées à travers les pays, une suite de questions sans réponse (« Comment se protéger du coronavirus COVID-19 ? Est-ce que j’ai le coronavirus ? »), et pas grand-chose d’autre. Ce site, d’apparence très simple et fait de bric et de broc, vaut pourtant plusieurs milliers d’euros.

« Il est au minimum à 5 000 euros », plus précisément, « mais vous pouvez me faire une offre plus haute », nous explique très sérieusement Daniel, le propriétaire du nom de domaine. Le Français n’est pas le seul à mettre en vente et à organiser des ventes aux enchères pour des URL reliées de près ou de loin au Covid-19 : « corona-vaccination.fr », « masquescovid-19 », « protectcoronavirus.fr » et de nombreux autres sont également sur le marché.

Numerama a repéré plusieurs dizaines de noms de domaine en « .fr » destinés à la vente et à la spéculation, dont le prix affiché est d’au minimum plusieurs centaines d’euros, et souvent beaucoup plus.

Capture d'écran

Capture d'écran

Ces sites, sur lesquels Numerama a enquêté pendant une semaine, sont issus d’une liste de près de 70 000 noms de domaines, déposés entre fin janvier et fin mars, et qui contiennent tous des mots clés en rapport avec l’actuelle épidémie de Covid-19. Cette liste a été compilée et publiée gratuitement par DomainTools, un site spécialisé dans la cybersécurité, et comprend plus de 700 domaines utilisant une URL se terminant en « .fr », sur lesquels nous nous sommes focalisés. Il s’agit évidemment de la partie émergée de l’iceberg, mais cela donne une bonne « photographie » à un instant t de la manière dont les noms de domaine peuvent être au cœur des tractations et réactions à des événements mondiaux.

Lors de cette enquête, nous avons trouvé de tout : des sites légaux, des blogs inoffensifs, mais aussi des vraies escroqueries, des sites vendant du gel hydroalcoolique hors de prix, ou encore des entreprises qui profitent de l’épidémie pour s’offrir de la publicité — vous pourrez en retrouver le détail dans les autres volets de notre enquête, qui seront publiés dans les jours à venir.

Le dépositaire de corona-vaccination.fr mets son site en vente à 9 000 euros. // Source : Capture d'écran Numerama

Le dépositaire de corona-vaccination.fr mets son site en vente à 9 000 euros.

Source : Capture d'écran Numerama

Courtiers d’URL professionnels

Daniel n’en est pas à son coup d’essai. Joint par téléphone, il nous explique acheter des sites en fonction de l’actualité depuis « quelques années », dans le but précis de les revendre « à qui veut ». Il minimise cependant son importance, se présentant seulement comme un intermédiaire pour ses clients « qui créeront vraiment de la valeur sur les URL qu’ils achètent ». Daniel réalise néanmoins pour chaque transaction un gros profit, en revendant parfois très cher des noms de domaines en « .fr » qu’il a achetés pour seulement une dizaine d’euros.

Le site « tests-coronavirus.fr », qu’il a acheté le 27 mars 2020, n’est que l’un des nombreux noms de domaine acquis ce mois-ci. Certains de ses sites portent sur des équipements médicaux pour lesquels la demande a explosé, comme « masques » ou encore « thermomètre », indique-t-il. Cet expert, qui gère tout un portefeuille d’URL, connaît bien les différents moyens de faire fructifier les adresses qu’il revend. La clé : « mettre en place des sites très rapidement, afin de pouvoir tirer partie de grandes campagnes publicitaires ». Il met également en garde contre les récentes « réglementations et contraintes », rendant selon lui « plus difficile l’achat et la vente de noms de domaine ».

S’il se décrit lui-même comme un petit joueur, il dit par contre connaître des « gens importants dans le milieu, sur de très gros coups », habitués à réaliser des transactions à plusieurs milliers d’euros. Daniel évoque également les « offres folles » des « courtiers chinois », sans nous mentionner de montant particulier ni de noms de domaine précis, afin de s’assurer « qu’aucun de ses clients ne soit touché ».

Une pratique courante

La revente et les tractations autour des noms de domaine sont monnaie courante. La mise en vente de « ebola.com » pour 200 000 dollars en 2014, au plus fort de l’épidémie, avait déclenché l’ire de nombreux internautes, mais pavé la voie pour la revente à des prix très lucratifs de noms de domaine liés à d’éventuelles catastrophes sanitaires. Il arrive que les motifs de « cybersquatting » soient politiques (celui de « Buzyn2020 » lors de la campagne pour les élections municipales de Paris par exemple), mais l’aspect économique est bien souvent la première motivation des personnes derrière l’achat en masse de ces noms de domaine.

La pratique suscite même tellement d’intérêts que Ionos, l’une des plus importantes plateformes d’hébergement web au monde, a publié en septembre 2019 un guide de la revente de noms de domaine dans le but exprès de « gagner de l’argent avec des noms de domaine ». « Peu importe combien vous avez dépensé pour le site Web qui utilise le nom de domaine […] si vous possédez un domaine que d’autres envient énormément, vous pouvez peut-être même faire fortune avec ! », peut-on lire dans l’introduction. Le ton est donné.

Parmi les conseils qu’Ionos dispense pour assurer à ses lecteurs de s’enrichir, le plus important est d’acheter un nom de domaine à fort potentiel. Il faut notamment privilégier les TLD classiques (top level domain, les domaines de premiers niveaux), tel que .com ou .fr aux nouveaux, comme .io, .info, beaucoup moins populaires. Enfin, il faut s’assurer que les noms de domaines soient courts et précis. Aller droit au but, et surtout, avoir l’air le plus officiel possible.

« J’ai acheté trop tard. Il ne restait déjà plus que les miettes »

Arnaud, le propriétaire de « sarscov2.fr », le nom scientifique du virus responsable de l’actuelle épidémie de Covid-19, regrette d’ailleurs son nom de domaine, « trop long et compliqué ». « Pour avoir un bon nom de domaine, j’aurais dû m’y mettre dès le début de la crise en Chine en janvier. C’est ce qu’ont fait tous les gros acteurs du milieu », explique-t-il. « J’ai acheté trop tard. Il ne restait déjà plus que les miettes à ce moment-là ! ». Arnaud, qui a acheté le nom de domaine le 12 mars 2020, met tout de même en vente « sarscov2.fr » pour 10 000 euros, même s’il sait que le prix sera « négociable ». « C’est une technique de vente : en vendant cher, les gens savent que je suis un mec sérieux, mais jamais ça ne se vendra à ce prix-là ». « chomagepartiel.fr » et « chomage-partiel.fr », qu’il a acheté au même moment, sont affichés à… 100 000 euros chacun.

Si Arnaud possédait déjà quelques URL, c’est la première fois qu’il s’essaie à l’achat de noms de domaine liés à l’actualité pour en retirer du bénéfice. « C’est une histoire d’opportunité », explique-t-il au téléphone, « pour la revente et le buzz ». Arnaud n’est pas un professionnel du milieu, ni même de l’informatique. Dans la vraie vie, il travaille dans la gestion hôtelière. L’acquisition et la vente de noms de domaine sont un passe-temps, une « activité secondaire ». « Je ne possède qu’une dizaine de sites, d’autres ont des portefeuilles de plus de 2000 noms ! Certaines boîtes font ça également, pour être sûres de bien ‘targeter’ (cibler, ndlr) leurs audiences et les mots clés qui les intéressent ». Cette dernière phrase est prononcée avec amertume : le gouvernement a, après avoir longtemps parlé de chômage partiel, préféré officiellement utiliser le terme « activité partielle », faisant d’un coup baisser la valeur de ses noms de domaine et ses chances de les vendre. « Ça reste un coup de poker : on ne peut pas gagner à chaque fois », résume-t-il.

Numerama

Capture d’écran du site sarscov2.fr

Il n’a quand même pas tout perdu : les visites sur ses sites, bien qu’ils ne soient pas répertoriés par les moteurs de recherche, permettent de réaliser assez de revenus publicitaires pour payer tous les ans l’URL, en attendant qu’elle soit revendue. Cette méthode, dite du « parking », concernerait une grosse partie des noms de domaine achetés.

Le matériel médical au cœur des URL

Un thème revient particulièrement souvent parmi les URL mises en vente : le matériel médical. Tests, masques, et vaccination font partie des termes les plus populaires et les plus nombreux. Toutes les déclinaisons s’y retrouvent : masks, vaccin, vaccination, protections… Dans la liste de DomainTools des 732 noms en .fr, « masques » revient près d’une trentaine de fois, « mask » une dizaine, « vaccin », une quinzaine, et « vaccination », moins d’une dizaine. Les acquéreurs ont profité de la vague, et des angoisses. « C’est une très bonne stratégie marketing », résume Frédéric. Ce courtier en assurance, propriétaire de « coronavirus-mask.fr » et d’autres sites en « .com », dit ne pas avoir acheté ce nom de domaine afin de le revendre, mais pour « offrir des masques aux commerçants de sa région », nous explique-t-il d’abord. Puis, le jour suivant, il nous annoncera qu’il a en fait lancé sa plateforme de vente de masques importés légalement de Chine à destination des professionnels. Il raconte par contre que les URL comme la sienne attirent les convoitises : son site a été victime d’une « tentative de fraude » la semaine dernière. « Il y a beaucoup de demandes sur ces sujets-là, c’est logique que des gens en profitent en créant des sites sur ces thématiques ».

Acheter pour spéculer

C’est notamment le cas des masques FFP2, utilisés par le personnel médical et dont la France manque cruellement. Un problème très médiatisé, et que le propriétaire de « masques-ffp2-coronavirus.fr » et de sa variante, « masque-ffp2-coronavirus.fr », a su utiliser à son avantage. Il l’admet d’ailleurs facilement : il a acheté pour « spéculer ». Les deux noms de domaine, achetés le 27 février, alors que la France commençait à peine à connaître ses premiers cas, n’avaient pas encore été vendus au moment où nous avons contacté leur détenteur. Il n’a pas voulu nous donner leur prix et a raccroché sans répondre à plus de questions.

Michael a lui aussi choisi d’exploiter le filon des équipements médicaux. L’entrepreneur, qui nous confirme avoir « acheté une vingtaine de sites » au début de la crise, y a vu « une belle opportunité », lui qui avait jusqu’ici l’habitude d’acheter des URL en rapport avec l’immobilier. « tests-covid19 », « testcovid », « masquescovid19 »… Ils sont tous à vendre aux enchères, avec un formulaire d’achat à remplir pour les intéressés ; n’essayez pas de faire une offre en dessous de 790 euros, le site bloque automatiquement les montants trop faibles.

Numerama

Capture d’écran du site test-covid-19.fr

Bien que non référencés, ces sites n’en attirent pas moins les internautes : selon Michael, ils recevraient chacun près d’une centaine de visiteurs par jour. Dernier exemple de la popularité des URL ayant un thème médical : ils attirent les acheteurs étrangers. « corona-vaccination.fr » a été acheté le 16 mars par un développeur allemand, qui le met désormais en vente pour 9 000 euros. Il n’a pas souhaité répondre à nos questions.

« Chloroquine » à 10 000 euros

L’hydroxychloroquine, qui est présentée par le Dr Didier Raoult comme un traitement efficace contre le Covid-19, fait aussi vendre. Bien que les effets de la molécule ne soient pas encore suffisamment documentés et que de nombreux médecins refusent pour l’instant de l’utiliser, la chloroquine est un nom recherché. Et par la même occasion, une URL qui peut se revendre très cher.

Les URL « chloroquinephosphate.fr » et « phosphatechloroquine.fr », [la substance active utilisée dans les médicaments à base de chloroquine, ndlr] ont un prix affiché de 10 000 euros chacune. Charlotte, qui est la propriétaire des deux, ne souhaiterait pourtant pas les vendre… du moins pas à n’importe qui. « J’ai remarqué qu’en temps de crise sanitaire, certaines personnes n’hésitent pas à monter des arnaques et à créer de faux sites afin de piéger les acheteurs », nous raconte-t-elle lorsqu’on la contacte par téléphone. C’est la première fois qu’elle achète des URL. Quand elle a vu que ces adresses étaient disponibles, elle a « sauté sur l’occasion », tout début avril. « En achetant et en bloquant ces noms de domaine, j’essaie d’empêcher les arnaques », justifie-t-elle. « En mettant le prix aussi haut, je sais que les arnaqueurs potentiels ne pourront pas se permettre de les racheter ». Elle estime qu’ils ne pourraient pas monter au-dessus de 2 000 euros.

Capture d'écran

Capture d'écran

Toutefois, son positionnement change à mesure que les gains hypothétiques augmentent. Elle se dit prête à vendre ses noms de domaine à une entreprise pharmaceutique si celle-ci lui offrait 5 000 euros, ou plus. « Ça peut paraître hypocrite, mais cette société fera beaucoup de profits en vendant ses médicaments, ou même des masques et des gels hydroalcooliques. 5 000 euros pour un nom de domaine comme celui-là, ça ne me paraît pas déraisonnable ». Dans ce cas-là, Charlotte promet qu’elle verserait l’argent de la vente à une organisation caritative.

Plusieurs des personnes que nous avons contactées partagent le même raisonnement : ils savent que se faire de l’argent sur le « dos » de la crise sanitaire n’est pas très bien vu, mais sont prêts à faire des compromis avec cette zone morale grise lorsque les montants en jeu deviennent importants. C’est le cas de Jean-Michel*, que nous avons également eu au téléphone après avoir repéré qu’il avait déposé, le 25 mars 2020, quatre noms de domaine en rapport avec les victimes de la pandémie de coronavirus (« victime-covid19.fr », « justice-covid19.fr », « justice-coronavirus.fr », « victime-coronavirus.fr »).

Ce Niçois qui se décrit comme un « avocat amateur » est un habitué du rachat de noms de domaine. Un peu gêné au bout du fil, il nous affirme qu’il a réservé ces URL « dans le but de proposer des plateformes d’aides aux victimes », mais se montre quand même curieux des éventuels profits qu’il pourrait faire, nous interrogeant sur les tarifs hypothétiques de mise en vente de ses propriétés. Lorsqu’on lui fait savoir que certaines URL sont à vendre pour des milliers d’euros, il s’esclaffe : « Ah, pas de panique alors, je ne ferais pas ça pour ces petites sommes. Si vous m’aviez parlé de centaines de milliers d’euros, là c’est autre chose. Pour ces centaines de milliers d’euros, vous savez, la morale…» conclut-il, le sourire dans la voix.

« C’était devenu moralement impossible de faire du business sur les masques »

Il existe d’autres sites frauduleux et d’autres URL mises en vente, sur lesquels Numerama n’a pas pu enquêter. En effet, la liste sur laquelle nous nous sommes basés a été compilée en fonction d’un « risk score » calculé par Domain Tools. Cette liste n’est cependant pas sans erreurs, comme le reconnaît le site.

Numerama a ainsi retrouvé, dans la liste, des sites tout à fait légitimes, comme celui dédié aux aides aux entreprises mises en place par la CCI du Territoire de Belfort, ou encore le site de la mairie de Blanquefort, près de Bordeaux, indiquant quels commerces sont ouverts pendant le confinement. C’est également le cas du site de Frédéric, qui mise aujourd’hui sur le site « one-mask.com », à travers lequel il vend ses services d’importateur.

Mais l’inverse est vrai aussi. « C’est n’est pas parce qu’un domaine ne figure pas dans la liste qu’il est à 100% fiable et sans risque », avertit DomainTools. Et dans le cas des ventes aux enchères de noms de domaines, cela veut dire que certains sites mis en vente ont déjà été rachetés, et peuvent ne pas y figurer. Romain, le propriétaire de « masques-protection.fr », voulait par exemple monter un site de vente de masques « très propre ». Après avoir acheté le nom de domaine début janvier, soit très tôt au début de l’épidémie, il a finalement « laissé tomber » en voyant l’ampleur que la crise sanitaire prenait. « C’était devenu moralement impossible de faire du business sur les masques », explique-t-il. Il a cependant, par curiosité, regardé fin janvier combien il pourrait revendre son URL sur un site spécialisé dans la vente aux enchères de noms de domaine. En cherchant, il est tombé sur « corona-virus.fr », depuis enlevé de la plateforme. Il était alors en vente pour 200 000 euros.

Cet article a été réalisé avec le concours de François Manens et Marie Turcan, dans le cadre d’une enquête globale sur les noms de domaines dans le contexte de la pandémie de coronavirus. Retrouvez le deuxième volet de notre enquête sur les sites surfant sur la crise pour vendre des produits hors de prix, le troisième sur les organismes cherchant à se faire de la publicité en profitant de la pandémie, et la quatrième partie sur les sites Shopify et les pratiques de dropshipping sur les masques. Suivez Numerama ici, sur Facebook ou Twitter pour ne pas manquer la publication de nos derniers articles.

* Le prénom a été modifié. 

Découvrez les bonus

+ rapide, + pratique, + exclusif

Zéro publicité, fonctions avancées de lecture, articles résumés par l'I.A, contenus exclusifs et plus encore.

Découvrez les nombreux avantages de Numerama+.

S'abonner à Numerama+

Vous avez lu 0 articles sur Numerama ce mois-ci

Il y a une bonne raison de ne pas s'abonner à

Tout le monde n'a pas les moyens de payer pour l'information.
C'est pourquoi nous maintenons notre journalisme ouvert à tous.

Mais si vous le pouvez,
voici trois bonnes raisons de soutenir notre travail :

  • 1 Numerama+ contribue à offrir une expérience gratuite à tous les lecteurs de Numerama.
  • 2 Vous profiterez d'une lecture sans publicité, de nombreuses fonctions avancées de lecture et des contenus exclusifs.
  • 3 Aider Numerama dans sa mission : comprendre le présent pour anticiper l'avenir.

Si vous croyez en un web gratuit et à une information de qualité accessible au plus grand nombre, rejoignez Numerama+.

S'abonner à Numerama+

Vous voulez tout savoir sur la mobilité de demain, des voitures électriques aux VAE ? Abonnez-vous dès maintenant à notre newsletter Watt Else !