L’intelligence artificielle va-t-elle remplacer l’humain pour gouverner ? De Tirana à Brighton, la politique expérimente l’IA et ravive la peur de l’« algocratie », un gouvernement par des algorithmes.

L’Albanie semble décidée à brouiller la frontière entre technologie et politique. Après avoir nommé la première ministre générée par intelligence artificielle (IA) au monde, le pays va plus loin : Diella, la ministre IA des marchés publics, serait « enceinte » de 83 progénitures – des assistants pour chacun des députés du Parti socialiste (PS) du premier ministre albanais, Edi Rama, a t-il annoncé le 25 octobre 2025 depuis le Berlin Global Dialogue, une conférence annuelle dans la capitale allemande. Mais l’intelligence artificielle peut-elle vraiment se substituer aux humains pour faire la politique d’un pays ? 

La rationalité aux manettes 

L’idée de laisser les algorithmes gouverner ne date pas d’hier. Dès 2006, le sociologue indien Aneesh Aneesh imaginait la notion « d’algocratie », un pouvoir fondé sur l’intelligence artificielle. Ce concept qui puise ses racines dans la philosophie du siècle des Lumières – le XVIIIe siècle – associé à la révolution scientifique, place la rationalité au cœur de la réflexion et de la gestion de la société.

« Le mot ‘algocratie’ se compose du préfixe ‘algo’ que l’on retrouve dans la notion d’algorithme et de ‘cratie’ qui nous vient du grec ‘kratos’, le pouvoir. Le mot se construit comme ‘démocratie’ sauf qu’ici, le pouvoir ne vient plus du ‘demos’, le peuple, mais des algorithmes. L’idée, c’est qu’on passerait d’un gouvernement par les citoyens à un gouvernement par les systèmes d’intelligence artificielles – des programmes censés décider pour nous de façon plus rationnelle » explique à Numerama Adrien Tallent, doctorant en éthique et philosophie politique du numérique et de l’IA à la Sorbonne Université.

« Dès les débuts de l’informatique, dans les années 1930-1940, certains imaginaient déjà que l’on pourrait administrer le monde comme un gigantesque ordinateur. Ainsi est née la cybernétique, une discipline partant du principe que les humains fonctionnent comme des machines à traiter de l’information : on reçoit des données, on les analyse, on réagit. En poussant ce raisonnement, les premiers cybernéticiens ont tenté d’imaginer un système optimal pour gérer la société », poursuit celui qui est aussi enseignant et écrivain.

Des algorithmes partout

Arthur Grimonpont, auteur du livre Algocratie: Vivre libre à l’heure des algorithmes, paru en 2023, définit lui l’algocratie comme « une société dans laquelle nous cédons de plus en plus de pouvoir aux algorithmes, leur délayant un nombre croissant de décisions. Chaque décision automatisée peut être vue comme une occasion manquée pour le jugement humain de s’exprimer » nous assure le journaliste. Il évoque l’exemple des systèmes de recommandation des réseaux sociaux qui influencent leurs utilisateurs et les poussent potentiellement vers de la désinformation voire, de l’infox. « Ils accordent une préférence systématique aux mensonges, à la violence et à l’outrance au détriment de l’honnêteté, de la paix ou de la nuance. L’explication est assez simple, c’est que ce type de contenu est beaucoup plus efficace pour retenir notre attention instantanée et donc générer des revenus publicitaires. »

Au-delà des réseaux sociaux, Adrien Tallent rappelle que les pouvoirs publics français utilisent également des algorithmes, « à l’exemple de France Travail, pour contrôler ses allocataires ou de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) pour allouer des aides », au mépris du droit ? Une quinzaine d’associations ont saisi le Conseil d’État en octobre 2024 pour lui demander de mettre fin au système mis en place par la CNAF pour orienter ses contrôles. Basé sur un système de notation calculé sur des critères personnels, son mode d’évaluation est jugé discriminatoire par les plaignants.

L’IA est même utilisée par dans le cadre d’élections. En 2024, un candidat britannique a tenté le coup du clone numérique. Steve Endacott a lancé AI Steve, son double virtuel capable de discuter jour et nuit avec les électeurs dans le cadre des législatives à Brighton Pavilion.

« AI Steve indiquait soit aux électeurs nos propositions, soit il engageait une conversation avec eux sur les politiques qu’ils souhaitaient. Chaque soir, je recevais une liste des sujets sur lesquels ils voulaient que des mesures soient prises. Cela m’a permis d’échanger avec mes concitoyens, de comprendre leurs préoccupations et de déterminer les points sur lesquels nous devions élaborer des mesures » affirme à Numerama l’entrepreneur qui promeut l’IA en politique comme outil de communication, plus que comme moyen de gouvernance. Si AI Steve n’a recueilli que 0,3 % des votes, Steve Endacott espère que cette technologie sera davantage utilisée en démocratie pour reconnecter les citoyens à la politique.

L’humain au bout du code

En attendant, Aurélie Jean, docteur en sciences, spécialiste des algorithmes, rappelle auprès de notre rédaction que les algorithmes ne peuvent gouverner politiquement « car ce ne sont pas des personnes juridiques (ni morales, ni physiques). En revanche, ce sont des êtres humains qui décident d’utiliser des outils algorithmiques pour manipuler l’opinion publique, orienter les discours et les comportements, ou encore déformer la réalité ». 

Une société qui réussit à intégrer les algorithmes sans tomber dans l’algocratie, c’est « une société qui profiterait de tous les bénéfices que l’IA nous offre, à commencer par la santé qui va se transformer dans la prochaine décennie, tout en empêchant les menaces telles que la discrimination technologique, un impact environnemental important et la menace sur les droits fondamentaux des individus » échauffaude la numéricienne, avant de completer : « c’est possible par une régulation intelligente qui protège tout en encourageant l’innovation, à une gouvernance IA d’excellence dans les entreprises et les organisations publiques, à une prise de conscience de la part des citoyens des vraies menaces sans tomber dans une vision long-termiste apocalyptique et à un engagement des protagonistes à parler de leur science au grand public. » Tout un programme.

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