Pour la millionième fois, le bal est ouvert et c’est Valérie Pécresse qui, cette fois, s’autorise la première danse. Interrogée hier sur France Inter à propos des tests salivaires qu’elle souhaite mettre en place dans les lycées, l’ex-Ministre du gouvernement Fillon III sous Sarkozy et actuelle présidente de la région Île-de-France a répondu tout de go que les addictions étaient à la source du décrochage scolaire en France. Et plus exactement :
« Il y a un fléau en Île-de-France, c’est le décrochage scolaire. À la racine de ce fléau, mettons des mots : des addictions, la drogue, l’alcool et les jeux vidéo, qui sont une autre forme d’addiction. »
C’est dit : l’échec scolaire français est dû à des fléaux aussi dangereux que l’alcool, la drogue… et les jeux vidéo. Vous connaissez la suite : un déluge de contradictions sur Twitter et une levée de boucliers massive dans les communautés de gamers, outrées à l’idée qu’on puisse mettre dans le même panier jeu vidéo, alcool et drogue. Ce spectacle, si vous suivez la scène jeu vidéo française et internationale ou que vous êtes vous-même un joueur, vous le connaissez par cœur. Il s’est produit des centaines de fois depuis que le jeu vidéo a émergé comme une pratique culturelle à la fin des années 1970.
Et cette remise en cause de la sainte parole des politiques quand elle dérape, quel que soit le bord, est absolument nécessaire. Car, on le sait aussi, le jeu vidéo a été trop longtemps pointé du doigt, responsable de tous les malheurs et de toutes les catastrophes. Les enfants qui ne sortent plus ? Les jeux vidéo. L’obésité ? Les jeux vidéo. Une tuerie de masse aux États-Unis ? Les jeux vidéo. Chômage, précarité, absentéisme, suicide, déni de réalité, attentats de Paris ? Encore et toujours, les jeux vidéo. C’est bien simple : à chaque fois qu’un événement se produit, le jeu vidéo est un des responsables, dénoncé par quelqu’un qui n’a bien souvent jamais touché un pad de sa vie.
C’est comme si tout un pan de la culture contemporaine se voyait attribuer tous les maux de la Terre. Et sans refaire l’histoire du jeu vidéo, à mesure qu’il s’est développé, c’est devenu normal de combattre de manière systématique toute réduction absurde de ce phénomène culturel, économique et technologique.
Valérie Pécresse n’est peut-être pas dans le faux
Pour autant, faut-il ridiculiser les propos de Valérie Pécresse par principe, comme une défense mécanique, automatique et communautaire sans avoir étudié l’argument ? Ce n’est pas très honnête et précisément dans ce cas, difficile de lui donner tort sur toute la ligne. Car la présidente de la région Île-de-France ne s’est pas laissée piéger à mettre alcool, drogues et jeux vidéo dans le strict même panier, seulement sur le même plan : « les jeux vidéo, dit-elle, sont une autre forme d’addiction ». Sans préciser sa pensée, et c’est peut-être son erreur, Valérie Pécresse n’est peut-être pas dans le faux.
Et en bon cartésien, je ne peux m’empêcher de procéder à une introspection.
Moi, Julien, ex-vidéoAddict
Bonjour, je m’appelle Julien et j’étais addict aux jeux vidéo. « Bonjour Julien ! ». En bon pré-ado et ado des 1990’s, j’ai passé le plus clair de mon temps libre dans les années 2000 à jouer à des jeux vidéo sur PC. Au collège, je rentrais chez moi pour jouer à Counter-Strike. Il fallait que je m’entraîne pour les matchs qui avaient lieu en soirée, que je gère mon équipe, que je planifie des stratégies avec mes copains de jeu tout en n’oubliant pas de développer le forum où nous nous retrouvions, de récolter l’argent pour payer le serveur ou de trouver les meilleurs outils pour réaliser nos démos.
La quasi-totalité de mon temps libre était donc consacrée à ce petit manège sous l’œil bienveillant de mes parents qui me préféraient probablement en mini-manager qu’en quelque chose de pire. Je ne pense pas qu’ils aient vraiment compris ce que je faisais, mais je sais qu’ils surveillaient. Si cela était allé trop loin, que j’avais trop baissé dans mes résultats scolaires ou que j’avais commencé à faire des choses en-dehors des limites éthiques (comme, au hasard, leur piquer de l’argent pour une quelconque transaction en ligne), cela ne serait pas passé. Après tout, j’étais encore un gamin.
Le lycée, en revanche, c’est une autre paire de manche. On gagne en autonomie et on rêve de liberté. C’est l’âge rebelle et l’âge des excès. Counter-Strike était devenu un brin démodé depuis le passage à Source (« Les hitbox foireuses c’est trop du cheat ») et le 11 février 2005, World of Warcraft sortait en Europe. J’avais suivi l’actualité du jeu dans Joystick et, moi qui n’avais jamais pratiqué de MMORPG, mon engouement était sans limite : plein de joueurs, un monde immense, l’univers de Warcraft qui avait déjà à l’époque une grande place dans ma culture aux côtés de Baudelaire, Balzac et l’Odyssée. Le cocktail parfait, le jeu rêvé. Une fois les parents convaincus qu’il faudrait payer tous les mois une petite somme à Blizzard pour continuer à jouer après la première dose gratuite, c’était parti : je faisais mes premiers pas sur Azeroth.
La référence à la drogue dans la dernière phrase n’est pas un hasard de vocabulaire et je pourrais le dire maintenant dans une réunion de gamers anonymes : oui, j’ai été accro à World of Warcraft. Une véritable dépendance. Je me levais le matin pour jouer, vérifier mes ventes et retirer mes colis. Je rentrais le soir pour rejoindre mes amis, ma guilde, ces vrais gens aux quatre coins de la France avec qui je n’ai pas joué au foot (j’étais nul de toutes façons), mais avec qui j’ai vaincu des dragons, fait tomber des forteresses et empêché des invasions de morts-vivants.
J’ai découvert des royaumes, exploré des contrées aussi merveilleuses qu’étranges, connu des émotions sincères, bien plus intenses qu’un cours de SVT. Qui a fait son premier pèlerinage à pied, une petite heure en temps de jeu, de Darnassus à Ironforge pour finir par le tramway à Stormwind sait de quoi il s’agit.
Et petit à petit, le monde extérieur a fini par ne plus compter.
Cela, c’était ma vie in game. Si une caméra objective m’avait filmé à ce moment-là, elle aurait vu un jeune humain faisant le trajet chaque matin du lit à son siège, passant ses soirées et ses week-ends devant un écran, vivant Warcraft, parlant Warcraft, rêvant Warcraft. Et petit à petit, le monde extérieur a fini par ne plus compter autant, fade et sans grande récompense pour un ado paumé.
Jusqu’au réveil brutal : je crois avoir eu la chance d’être resté suffisamment conscient que ce que je faisais me coupait de tout pour qu’à un moment, sans trop savoir pourquoi, j’ai l’instinct de dire stop. C’est arrivé de manière opportune à la sortie de la première extension que j’ai saisie comme un moyen de ne pas continuer à jouer. J’avais déjà passé un an de ma vie dans cette drogue et j’avais besoin de trouver un prétexte pour m’en sortir. Et puis le jeu vidéo, aussi addictif puisse-t-il être, est un produit de la culture : s’il lasse, on l’abandonne. C’était chose faite, back to life.
Je ne peux donc pas, même si toute ma culture gamer me l’exige, être foncièrement en désaccord avec Valérie Pécresse. Oui, j’ai vécu la dépendance aux jeux vidéo pile pendant mes années lycée, et j’ai vu de l’intérieur quels effets cela pouvait avoir sur moi. Qu’on dise que, cliniquement ou psychologiquement, le jeu vidéo n’est pas une addiction au sens strict, je veux bien le croire et l’article publié sur Le Monde à ce sujet le rappelle avec une extrême justesse. En revanche, qu’il s’agisse d’une autre forme d’addiction, à laquelle on peut d’ailleurs trouver des mérites, difficile, pour moi, d’être en désaccord.
Addiction is business
Et tout cela est resté à un niveau très personnel et introspectif qui n’entre pas dans les détails de l’économie du Free to Play et du freemium qui a envahi le jeu vidéo mobile et qui est grosso-modo, la recherche du rapport idéal entre addiction et investissement financier dans un jeu. Les succès d’un Farmville, d’un Candy Crush ou d’un Fallout Shelter, qui sont des machines au gameplay proche de 0 (appuyer sur des cases) et à générer de l’argent (acheter des choses pour débloquer des clics et objets virtuels supplémentaires), n’est pas à démontrer.
Le raffinement de l’addiction est devenu un art commercial mis au cœur du gameplay, suffisamment travaillée et markétée pour qu’elle apparaisse le moins possible. C’est le principe même du récent et très populaire Clash Royale, qui maquille habilement l’addiction derrière un jeu de carte et de stratégie qui vous fera croire que vous pouvez progresser sans payer. Celui qui paie, en quelque sorte, se libère de sa dépendance.
Économiquement, c’est brillant et quand en plus un gameplay pas trop mauvais dans le cas de Clash Royale vient se greffer au méta-jeu, c’est un coup de maître. Mais au fond, le jeu est un savant dosage conçu pour vous faire jouer encore et toujours (les coffres gratuits, les coffres à couronnes qui se débloquent avec des victoires) ou, si vous voulez véritablement progresser, passer à la caisse. Pour un document sérieux qui fait référence sur la question, nous vous renvoyons à l’épisode 6 de la 18e saison de South Park, sobrement nommé « Freemium isn’t Free ».
Enfin, doit-on encore et toujours céder aux provocations bas de gamme des politiciens en mal de buzz pour donner au jeu vidéo sa juste place ? C’était un combat légitime dans les années 1990, essentiel dans les années 2000, mais qui mérite, en 2016, un poil plus de recul et d’esprit critique.
Aujourd’hui, l’esport commence à être diffusé sur des chaînes majeures, le gouvernement reconnaît suffisamment bien la discipline pour vouloir créer un CDD de joueur professionnel, on fait entrer les loisirs numériques dans les subventions, on reconnaît le potentiel culturel du jeu vidéo comme on ne doute plus une seconde qu’il peut apporter beaucoup dans le développement personnel d’un individu. On parle de Jeux Olympiques numériques et de jeux vidéo comme médicament. Même la contestation sociale est vidéoludique.
Nous vivons fort heureusement, toujours plus et grâce aux combats acharnés des années passées dans une société qui a accepté le jeu vidéo. Il est peut-être temps de faire un pas en arrière et d’accepter qu’on puisse le critiquer sans déclencher de réaction pavlovienne des gamers, même avec maladresse.
Le jeu vidéo mérite notre esprit critique
À la fin, Pécresse a tort
Cela étant dit, peut-on avec autant de sincérité céder à l’argument de Valérie Pécresse ? Non, bien entendu et le même article du Monde en parle encore très bien. Dire que l’addiction est la source du décrochage scolaire, c’est une manière habile de prendre une conséquence pour une cause. « Le décrochage scolaire précoce s’explique généralement par un processus cumulatif de désengagement dû à des motifs personnels, sociaux, économiques, géographiques, éducatifs ou familiaux », affirme Le Monde en citant un rapport du Parlement européen sur la question, avant de poursuivre : « Toutes les recherches sur le sujet montrent que le décrochage est un phénomène aux causes multiples, qui s’étale dans le temps ».
Ce serait donc une conjonction de facteurs qui regroupent aussi bien les addictions que l’ennui sur les bancs de l’école ou l’environnement social et familial qui conduirait au décrochage scolaire et non une source simpliste qui vient servir un agenda électoral : celui de la mise en place du programme de dépistage de la ministre.
Il est facile de repérer dans mon récit l’œil avisé de mes parents qui ont suivi mon éducation et qui, en professeurs des écoles, ont su, peut-être, trouver les phrases justes pour me mettre en garde contre moi-même. J’imagine alors très bien que des dizaines d’autres facteurs socio-économiques sont entrés en jeu pour que mon parcours ne soit ni celui d’un décrochage, ni celui d’une addiction, quelle qu’elle soit : alcool, drogues ou jeux vidéo. D’ailleurs, mettre la dernière aux côtés des premières est une faute en soi, dans la mesure où elle minimise leur gravité, par son degré moindre et ses implications différentes. On meurt rarement de jeux vidéo.
Le danger de la sentence de la présidente de la région Île-de-France n’a donc pas vraiment rapport avec les jeux vidéo mais s’inscrit bien plutôt dans une action globale qui consiste à désigner des boucs-émissaires pour s’éviter la lourde tâche de résoudre des problèmes. Avec du dépistage dans les lycées, vous aurez probablement de belles statistiques. Moins de décrochage scolaire ? Ce n’est pas sûr, mais résoudre ce problème est une question de société bien plus complexe qui demande de reconnaître aussi bien la détresse sociale actuelle et l’existence aujourd’hui de voies différentes que le cursus scolaire traditionnel.
Moins de décrochage scolaire avec un dépistage ? Ce n’est pas sûr
Combien de joueurs ont, par exemple, appris l’anglais pour leurs jeux préférés, développé des compétences en programmation, design ou management en s’occupant dans des mondes virtuels, peaufiné leur imaginaire dans les jeux bac à sable ou procéduraux, bref, combien de talents se forgent aujourd’hui dans des activités que l’école ne propose pas dans le meilleur des cas, dénigre dans le pire ?
Mais à coup sûr, une telle réflexion aurait fait moins de tweets.
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