Une « grave menace pour la sécurité nationale ». Ce sont par ces mots que le Républicain Mike Turner, qui préside par ailleurs la commission permanente sur le renseignement au sein de la Chambre des représentants, a fait état, mercredi 14 février, d’un nouveau péril contre les États-Unis. Depuis, un trouble certain s’est installé outre-Atlantique.
L’intéressé n’a pas pu détailler la nature exacte de ce danger, en expliquant qu’il se fondait sur des informations confidentielles. Il a en revanche appelé le président américain Joe Biden à déclassifier tous les éléments pertinents en sa possession, cela afin d’informer le Congrès des États-Unis, mais aussi les pays alliés et le public.
L’intervention de l’intéressé — qui a voulu rassurer les Américains en leur garantissant que l’affaire est conduite avec sérieux par l’administration — a néanmoins ennuyé la Maison-Blanche. Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale, lui aussi briefé, a exprimé sa surprise durant un point presse, en réaction à la sortie de Mike Turner.
Jake Sullivan a seulement indiqué qu’il s’agissait de « son choix » d’en parler de cette façon et qu’il comptait bien le voir très bientôt pour « discuter avec lui ». Jake Sullivan, qui travaille pour l’administration Biden, a aussi tenu à souligner l’effort de transparence du gouvernement sur des documents censés demeurer secrets.
Depuis, des bruits de couloir ont commencé à se faire entendre sur la nature de cette « grave menace », avec néanmoins un certain flou sur ses contours exacts. Ainsi, ABC a suggéré l’ambition de Moscou de développer une arme nucléaire spatiale. Celle-ci aurait vocation à être déployée en orbite autour de la Terre.
Mais si ABC titre son reportage « Les armes nucléaires russes intergalactiques représentent une menace considérable pour les États-Unis », CNN affiche une nuance beaucoup plus marquée dans son titre : « Les États-Unis disposent de nouveaux renseignements sur les capacités nucléaires russes dans l’espace », lit-on.
Autrement dit, il n’est pas forcément certain qu’il s’agisse d’une arme qui implique une charge nucléaire. Il pourrait aussi s’agir d’un vecteur dont la propulsion est nucléaire. Autre hypothèse : il pourrait s’agir aussi d’une arme défensive conventionnelle, mais capable d’intercepter directement dans l’espace les missiles nucléaires… américains.
En l’état des remarques impénétrables de Mike Turner, il est possible de dégager trois grands scénarios.
Des armes nucléaires russes dans l’espace ?
Scénario 1 : la Russie place des armes nucléaires dans l’espace
C’est sans doute le scénario le plus sombre pour les États-Unis. Des armes nucléaires russes en orbite autour de la Terre. Pour Moscou, cette approche lui permettrait de contourner le bouclier anti-missiles américain, en plaçant des vecteurs d’attaque beaucoup plus près du territoire américain, afin qu’ils soient moins aisés à intercepter.
Une telle perspective déclencherait vraisemblablement une tension aussi vive que la crise des missiles de Cuba — lorsque l’URSS imaginait installer des missiles nucléaires sur l’île, à quelques centaines de kilomètres à peine des côtes américaines. Cette tentative avait failli déclencher une guerre nucléaire entre les deux pays.
Diplomatiquement, cela engendrerait certainement une poussée de fièvre américaine et risquerait d’occasionner une nouvelle course aux armements — cela, alors que le seul traité qui lie encore les deux pays en matière d’armes nucléaire est le New Start. Signé en 2010, il a été prolongé en 2021 jusqu’à début 2026.
Juridiquement, la Russie a signé et ratifié le traité sur l’espace, qui énonce dans son article 4 que « les États s’engagent à ne mettre sur orbite autour de la Terre aucun objet porteur d’armes nucléaires ou installer de telles armes sur des corps célestes, et à ne pas placer de telles armes, de toute autre manière dans l’espace extra-atmosphérique. »
Mais on sait aussi que les accords internationaux peuvent être enfreints malgré la parole donnée. On l’a bien vu avec l’Ukraine : dans le cadre des mémorandums de Budapest, la Russie s’était engagée à garantir l’intégrité territoriale de l’Ukraine. On a vu ce qu’il est resté de cette promesse en 2014 avec l’invasion de la Crimée et en 2022 avec celle du reste du pays.
Militairement, enfin, le placement de telles armes n’offre pas de garantie de succès. Il peut s’agir d’accentuer la dissuasion russe face à la défense anti-missiles américaine — et notamment anti-balistique. Mais en cas de frappe en premier, il est plus que probable que Washington déclencherait une frappe en riposte. Tout le monde perdrait.
Scénario 2 : la Russie utilise une charge nucléaire contre des satellites
C’est un scénario dont l’intérêt pratique n’est pas évident de prime abord. Utiliser une arme nucléaire, dans l’espace, pour détruire un satellite reviendrait à vouloir tuer un moustique avec une grenade ou du TNT. C’est une approche démesurée. Il n’y a pas besoin de frapper aussi fort pour en neutraliser un.
La Russie a, en plus, des capacités conventionnelles suffisantes pour cela. Moscou en a fait la démonstration en 2021 avec un tir classique de missile anti-balistique contre l’un de ses vieux satellites. C’est sans doute moins coûteux et, par ailleurs, évite également de donner un signal au « camp d’en face » qui pourrait être mal compris.
On devine bien pourquoi. Les chancelleries occidentales pourraient mal interpréter ou mal prendre une activité inhabituelle depuis un site russe que l’on sait contenir des ogives nucléaires. Cela occasionnerait sans doute une escalade, avec une mise en alerte des forces nucléaires en France, avec une sortie de crise incertaine.
En outre, qu’il s’agisse d’un tir depuis le sol ou depuis l’espace, l’emploi d’une arme conventionnelle ou nucléaire contre un satellite est considéré par les spécialistes comme contre-productif. On risque surtout de produire un nuage de débris se déplaçant à haute vitesse et menaçant de détruire d’autres satellites en orbite.
Cela pourrait d’ailleurs donner une réaction en chaîne, que l’on appelle le syndrome de Kessler. Les satellites occidentaux ne seraient pas les seuls à être touchés ou menacés : les engins russes également, ainsi que ceux des États qui n’ont rien demandé, comme la Chine. L’atmosphère risquerait de devenir impraticable pour tout le monde.
Une dernière éventualité pourrait être de se servir d’une arme nucléaire pour déclencher une impulsion électromagnétique (IEM) dans l’espace ou la très haute atmosphère. Pas d’onde de choc avec le souffle, pas de chaleur, mais une émission d’ondes pour détruire tout ce qui est électrique et électronique. Mais là aussi, cela peut se retourner contre soi.
L’IEM pourrait être déclenchée au-dessus du territoire américain, ce qui ne provoquerait quasi-pas de perte humaine, mais paralyserait une large partie du pays — télécommunications, réseaux électriques, etc. Cette approche est pensée dans la doctrine nucléaire française, notamment, comme une étape d’ultime avertissement avant une vraie frappe.
Dans ce cas de figure, Washington risque fort de mal le prendre.
Scénario 3 : la Russie a un plan pour intercepter ou affaiblir les armes ou les capacités nucléaires américaines
Troisième éventualité, peut-être la plus crédible : la Russie n’aurait pas le projet d’utiliser une arme nucléaire, mais un vecteur conventionnel (qui serait propulsé ou non par l’énergie nucléaire) pour affaiblir la dissuasion nucléaire américaine. L’idée ? Contrer les armes nucléaires de Washington en vol.
Cela correspondrait avec la prudence affichée de CNN. Moscou a toujours été historiquement très agacé de la défense anti-missile américaine, perçue comme un moyen d’affaiblir sa propre dissuasion nucléaire. Les remarques de Mike Turner pourraient correspondre à une tentative de rééquilibrage, de façon à ne plus subir ce bouclier américain.
Nombre d’ogives nucléaires dans le monde sont déployées sur des missiles balistiques. Quand ces armes volent, leur trajectoire générale correspond à une courbe entre le point de départ et le point d’arrivée. Durant cette phase, l’arme monte très haut dans le ciel, avec son apogée dans l’espace, à des centaines ou des milliers de kilomètres d’altitude.
Certaines armes nucléaires peuvent toutefois figurer sur des vecteurs qui ne sont pas balistiques. Leur portée est certes bien plus courte qu’un missile intercontinental (Le Trident II américain a une portée estimée à 11 000 km au moins), mais leur trajectoire diffère. C’est le cas du missile Tomahawk, qui rase le sol pour éviter les radars.
Selon CNN, il pourrait s’agir effectivement de ce scénario 3, mais dans une version un peu moins apocalyptique. L’objectif ne serait pas d’intercepter des armes nucléaires en vol, mais de détruire (en direct ou par IEM) les satellites de commandement et de contrôle nucléaires américains, afin d’affaiblir la maîtrise de Washington sur son arsenal atomique.
Les sources du média suggèrent que ce système est en tout cas toujours en cours de développement et n’est pas déployé. L’état d’avancement de ce projet n’est pas clair, mais un responsable du gouvernement a indiqué, sous couvert d’anonymat, qu’il ne s’agirait pas de viser les civils, mais plutôt des installations spatiales.
Un contexte de forte tension avec la guerre en Ukraine
Ces développements surviennent dans un contexte où la guerre entre la Russie et l’Ukraine va prochainement entrer dans sa troisième année (ou sa onzième, si l’on tient compte de l’annexion de la Crimée). Kiev n’a pas réussi sa seconde offensive sur le terrain, après une première reconquête réussie au printemps et à l’été 2023.
Les remarques de Mike Turner tombent également pile alors que le Congrès n’est toujours pas parvenu à s’entendre sur une aide financière pour aider l’Ukraine à obtenir plus de matériel militaire. L’enveloppe doit atteindre 60 milliards de dollars, mais la campagne électorale pour la présidentielle aux USA constitue un obstacle.
Alors que l’avenir du traité New Start est incertain, la guerre en Ukraine a donné lieu à une rhétorique sur l’arme nucléaire jamais vue depuis la fin de la guerre froide. Des officiels russes, à commencer par l’ex-président Dmitri Medvedev, aujourd’hui vice-président du conseil de sécurité, brandit souvent cette perspective d’une attaque nucléaire.
Outre-Atlantique aussi, des messages semblent être passés. Le général David Petraeus, qui a par le passé dirigé la CIA, a estimé que l’emploi d’armes nucléaires tactiques en Ukraine pourrait engendrer une riposte de l’OTAN contre les forces russes dans le pays envahi, et en mer Noire. Une riposte conventionnelle, mais massive.
Selon un expert mentionné par CNN, les USA ont l’intention de répondre tout aussi vigoureusement — et certainement plus encore — à toute attaque contre leurs satellites de commandement et de contrôle nucléaires. Car ici, ça ne sera pas le sol ukrainien qui sera affecté. Ce sera le cœur de la défense américaine.
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