L’espace est l’ultime frontière, entend-on parfois. Mais cette ultime frontière se trouve où, exactement ? Tout le monde n’est pas d’accord sur la réponse à donner.

Où commence l’espace ?

À cette question, il n’y a pas de réponse définitive. Plus exactement : la réponse ne sera pas la même entre un astronaute, un juriste et un climatologue par exemple, et personne n’aura forcément tort. Il n’existe en fait pas de frontière nette et indiscutable entre l’espace et l’atmosphère terrestre, mais une disparition progressive de cette dernière, à mesure que l’on s’éloigne de la Terre.

L’atmosphère terrestre est en fait divisée en plusieurs couches, appelées troposphère, stratosphère, mésosphère, thermosphère et exosphère. Par exemple, la Station spatiale internationale gravite autour de la Terre à environ 400 kilomètres d’altitude et personne ne songerait à dire qu’elle ne se trouve pas dans l’espace. Or, même à une telle distance, on trouve encore de l’atmosphère !

« À 400 km règne une atmosphère résiduelle comptant toutefois environ 100 millions d’atomes et molécules », rappelle ainsi le Centre national d’études spatiales (Cnes). Et pourtant, lorsque Thomas Pesquet quitte l’ISS pour faire une intervention, il doit être dans une combinaison intégrale pour se protéger. Même s’il se trouve encore techniquement dans l’atmosphère, l’espace fait déjà des ravages sur le corps humain à cette hauteur.

La Lune vue depuis l'ISS. // Source : Nasa Johnson

La Lune vue depuis l'ISS.

Source : Nasa Johnson

Cette enveloppe de gaz qu’est l’atmosphère est d’une épaisseur d’environ 800 km, si l’on exclut l’exosphère, qui est la couche la plus externe (et qui finit par se dissiper dans le « vide » du cosmos sur plusieurs dizaines de milliers de kilomètres). Sa densité diminue à mesure que l’altitude augmente. En outre, l’altitude à laquelle commence chaque couche n’est pas homogène tout autour du globe.

Le fait est que l’altitude à laquelle commence l’espace n’est pas définie clairement sur un plan juridique. Le traité de l’espace, qui date du milieu des années 60, mentionne l’espace extra-atmosphérique, sans pour autant en donner une définition claire (idem dans d’autres documents de l’ONU) : on ne parle pas de « hauteur », « d’altitude » ou de « kilomètres », ce qui laisse la place à l’incertitude et à l’interprétation.

En 2018, un document de travail établi par le président du groupe de travail sur la définition et la délimitation de l’espace extra-atmosphérique du sous-comité juridique relevait ainsi une « contradiction » : « l’espace extra-atmosphérique constitue la frontière verticale des territoires nationaux qui, bien que finis, s’étendent de la surface de la Terre à une altitude indéterminée ».

Ce même document produit au sein du comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique, qui est rattaché au Bureau des affaires spatiales des Nations unies, suggérait toutefois d’établir par convention une frontière reconnue internationalement entre l’espace aérien et l’espace extra-atmosphérique à 100 km d’altitude au-dessus du niveau moyen de la mer.

Pourquoi dit-on que l’espace commence à 100 km d’altitude ?

C’est une indication qu’on lit notamment dans les pages du Cnes destinées aux jeunes : « au plan scientifique, on considère que l’espace commence à une altitude comprise entre 100 et 120 kilomètres ». Mais pourquoi cette hauteur plutôt qu’une autre ? Et surtout, pourquoi retrouve-t-on souvent cette mention des 100 kilomètres dès qu’il est question de la délimitation entre l’espace et l’atmosphère ?

Ce sont en fait des considérations physiques qui justifient d’établir la frontière vers ces 100 km, et non pas par exemple à 800 km, juste avant l’exosphère. En effet, c’est à cette hauteur que les phénomènes aérodynamiques — c’est-à-dire l’écoulement de l’air et ses effets sur des corps, comme les ailes d’un avion — ne sont plus suffisants pour assurer la portance d’un aéronef en vol.

« Cette altitude se situe dans une zone singulière où la portance aérodynamique diminue pour atteindre des seuils critiques », notait d’ailleurs le groupe de travail onusien. De fait, pour se maintenir en l’air et ne pas retomber (comme les satellites ou la Station spatiale internationale), ce n’est plus sur la portance aérodynamique qu’il faut compter, mais sur une vitesse suffisante pour se mettre en orbite.

Le satellite Sentinel-5P sert à surveiller l'atmosphère terrestre dans le cadre de la mission Copernicus.  // Source : ESA

Le satellite Sentinel-5P sert à surveiller l'atmosphère terrestre dans le cadre de la mission Copernicus.

Source : ESA

C’est donc parce que les forces aérodynamiques ne s’appliquent plus correctement, du fait de la raréfaction de l’air, que l’on a retenu cette élévation particulière. Elle porte d’ailleurs un nom : ligne de Kármán, en hommage à Theodore von Kármán, un physicien américano-hongrois qui a apporté des contributions majeures dans le domaine de l’aérodynamisme au milieu du vingtième siècle.

La ligne de Kármán est de fait une ligne imaginaire établie par convention. Il s’avère que Theodore von Kármán s’est demandé à partir de quelle altitude l’atmosphère devient si fine qu’elle devient de fait un plafond pour l’aéronautique. En 1956, ses calculs débouchent sur l’altitude de 83,8 km. Sauf qu’il a été décidé de ne pas retenir cette valeur, mais de faire un (gros) arrondi, à 100 km.

Puisque la ligne de Kármán est une invention humaine indiquant à peu près où les forces aérodynamiques disparaissent, et puisqu’il n’existe de toute façon pas de vraie frontière physique, il ne paraissait pas absurde d’opter pour une valeur plus simple à retenir et à manipuler. Cette ligne s’est imposée : elle est aujourd’hui généralement considérée comme la frontière entre l’espace et l’atmosphère.

Cette définition est par exemple acceptée par la Fédération aéronautique internationale (FAI) : ce seuil est « la référence que la FAI utilise pour faire la différence entre exploit aéronautique et exploit astronautique », lit-on par exemple dans un communiqué de 2005 sur un record relatif à l’espace. Mais il y a une exception notable : les États-Unis. À leurs yeux, l’espace commence un peu plus bas.

Pourquoi les USA ont une définition différente ?

Cette particularité américaine est connue de longue date et, quand Virgin Galactic s’est lancé dans le tourisme spatial, elle est revenue sur le devant de la scène, notamment en 2018 et en 2021. En effet, Virgin Galactic a dépassé l’altitude requise selon les normes américaines, mais pas celle couramment acceptée dans le reste du monde. Blue Origin, un concurrent, n’a pas manqué de le souligner.

Des raisons historiques ont influé sur les orientations américaines. Les États-Unis ont été l’une des premières nations au monde, avec l’URSS, à tenter d’aller dans l’espace et à avoir les moyens de le faire. Bien sûr, il s’est posé la question de savoir à partir de quel moment on entrait, justement, dans l’espace. Et une réponse a été donnée dans les années 50, durant la décennie où Theodore von Kármán a travaillé sur cette question.

C’est ce que raconte la Nasa : « les ingénieurs ont décidé de tracer une ligne arbitraire à l’altitude où la pression dynamique était inférieure à une livre par pied carré, car les surfaces de contrôle aérodynamiques traditionnelles seraient alors largement inutiles ». Cette ligne a été tracée un peu au-dessus de 80 km, c’est-à-dire une valeur assez proche de celle qu’a calculée Theodore von Kármán.

John Glenn

John Glenn dans sa combinaison, en 1962.

Source : Nasa

« Bien que cette altitude varie d’un jour à l’autre et d’une région à l’autre en raison des conditions météorologiques, elle se situe généralement à environ 50 miles (264 000 pieds, soit 81 kilomètres) et marque approximativement la fin de la mésosphère », complète la Nasa. Cette définition a ensuite été codifiée, dans les règlements militaires, pour définir à quelle altitude les pilotes deviennent astronautes.

Un autre facteur est à prendre en compte : le système international d’unités n’est pas officiellement utilisé outre-Atlantique. C’est surtout celui des unités impériales qui est courant. Or, si les USA avaient retenu l’altitude de 100 km, comme tout le monde, cela aurait donné une valeur en miles peu pratique à retenir et à utiliser (60, en arrondissant largement, ou sinon 62, en étant un peu plus précis), puisque c’est cette unité qui a cours.

Si les États ne sont pas (encore ?) tombés d’accord sur l’altitude à retenir pour séparer l’atmosphère de l’espace, il s’avère que même en Amérique, il a existé des différences d’appréciation entre la Nasa et l’armée. C’est parmi les militaires que des pilotes ont été recrutés et formés pour devenir astronautes, à l’image d’Alan Shepard et John Glenn. Ils sont considérés comme les pionniers.

Alors que l’armée américaine réserve ce terme d’astronaute à quiconque a volé au-dessus de 50 miles, la Nasa envisageait de retenir une autre hauteur, à 62 miles, plus proche de la ligne de Kármán. Elle a fini par s’aligner « pour éliminer toute incohérence entre les pilotes militaires et civils volant avec le même véhicule », et ainsi avoir une base commune pour définir le statut d’astronaute.

De ce fait, il n’est pas du tout sûr que cette limite bouge un jour : en effet, une définition basée sur une altitude plus élevée, quoique davantage acceptée à l’international, fait courir le risque de déclasser certains de ces pionniers du statut d’astronautes, comme William H. Dana et John B. McKay, qui ont volé au-dessus de 50 miles, mais n’ont jamais dépassé les 62 miles (100 km).


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