On aurait tendance à l’oublier : un web décentralisé a existé. Gaël Duval, pionnier de Linux en France, s’en rappelle avec nostalgie : « Dans les années 90, nous n’avions ni Google, ni Facebook, et le web était servi par des dizaines de moteurs de recherches différents. Ce monde a existé, et il existait très bien. Il n’était pas un frein pour un usage numérique normal. » Trente ans plus tard, l’utilisation grand-public du web s’est resserrée autour d’une poignée d’acteurs. Par leurs solutions performantes au coût indolore, cinq géants mondiaux se sont imposés dans l’espace numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Les fameux GAFAM.
Difficile de les imaginer chuter de leur piédestal : la dynamique du web est solidement arrimée aux services produits par le quintet américain. « Si on débranche Google et Amazon, on met le web en panne. Amazon héberge des services qui font tourner des éléments essentiels sur beaucoup de sites web, tout comme Google fournit « gratuitement » des services essentiels à beaucoup de sites web », observe François Poulain, administrateur à l’Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre (April).
Il faudra beaucoup de moyens techniques, politiques, et beaucoup de temps
Pour l’ingénieur, il ne faudra pas moins de 15 à 20 ans pour déconstruire cette hégémonie, à condition d’y être disposé. Seule une alliance de circonstances permettra l’avènement d’un avenir décentralisé : « Il nous faut des solutions techniques, que la compréhension des enjeux évolue, que les politiques mettent des ambitions pour rétablir la balance, et réguler le marché. »
Car mettre à genoux les géants du web nécessite des moyens juridiques, et surtout de la volonté politique. « Les amendes dont écopent Google et Apple, ça les fait rire en comparaison du cash qu’ils génèrent, c’est l’équivalent d’une tape sur les doigts, soupire Pouhiou, codirecteur de Framasoft, l’association d’éducation populaire au logiciel libre. Il faut faire agir les lois concernant les monopoles et donner des pouvoirs coercitifs à la CNIL, qui n’a qu’un pouvoir consultatif, et des moyens beaucoup trop limités. »
« La solution passe par l’éducation populaire, incarnée sur le terrain par les médiateurs numériques et les bibliothécaires »
Lucide sur ses capacités à supplanter Google, Framasoft s’est dévoué à proposer des infrastructures techniques alternatives, à l’instar du projet de CHATONS, (Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires). Impulsé en 2016, ce collectif vise à développer des réseaux d’acteurs locaux, qui s’engagent à fournir des services équivalents mais décentralisés aux GAFAM : hébergement de sites web, outils collaboratifs, services mails… Un « réseau d’amap du numérique », décrit Piouhou. Objectif : reprendre la main sur des outils du quotidien, loin du regard inquisiteur et des arrières-pensées mercantiles des entreprises américaines.
Reste le principal défi : comment convaincre le commun des usagers ? « On ne va pas y arriver si on culpabilise les usagers en disant : « Google c’est mal, il faut que tu changes », expose le codirecteur de Framasoft. La solution passe par l’éducation populaire, incarnée sur le terrain par les médiateurs numériques et les bibliothécaires, qui, si on leur donne les moyens, peuvent faire bouger les lignes. » Car c’est à l’échelon local, par les associations, que se développe le mieux la mécanique de la médiation numérique, souvent soutenue par les pouvoirs publics.
En témoigne l’association Infini à Brest. La mairie bretonne lui fournit des locaux et des serveurs, en échange celle-ci mène des projets d’animation et de formation sur les outils informatiques auprès du public brestois. « C’est un exemple très intéressant de ce qui pourrait être reproduit à l’échelle nationale, pointe Pouhiou, à condition que les subventions de fonctionnement assurent une pérennité sur trois à cinq ans, pour établir une sécurité des services. »
Collectivités, administrations et institutions tendent vers l’émancipation
Pour s’émanciper des mastodontes du numérique, la consommation des outils numériques doit également évoluer au sein des institutions et des administrations. « On a un déficit de compétence en France, qu’on entretient en se tournant vers les GAFAM », souligne l’April. Une défaillance d’autonomie numérique qui coûte cher à la France. Selon des calculs militants, la dépense française publique et privée en outillage informatique auprès de Microsoft reviendrait de l’ordre du milliard d’euros annuel. À minima, le prix des logiciels constitue entre 10 et 25 % du prix d’achat d’un ordinateur. « Si on investissait ce montant dans les logiciels libres, ses quelques défauts ne resteraient pas des réalités très longtemps », relève François Poulain.
Ce qui n’empêche pas des initiatives d’évoluer au sein des institutions. Le premier confinement a provoqué l’accélération de l’expérimentation apps.education.fr. Désormais déployé sous sa version V.1, cette plateforme fournit aux académies françaises des logiciels libres à vocations éducatives : partage de documents avec Nextcloud, rédaction partagée sur Etherpad, diffusion de vidéos via PeerTube…
Des collectivités, telle Grenoble, ont fait la démarche d’installer des outils libres sur les postes des agents de leur ville, et de renouveler le parc informatique des écoles pour le basculer vers Linux. Des avancées à relativiser : nombreuses sont les collectivités et administrations, à l’instar du Ministère des Armées, à rester sous contrat avec Microsoft.
Si ces initiatives restent à la marge, elles marquent l’essor d’une dynamique favorable à un changement de paradigme. Pouhiou l’assure : « Je vois l’évolution depuis 2014, où tout le monde se fichait de ces problématiques. Aujourd’hui on ne passe pas une semaine sans qu’il y est un scandale Facebook, une panne chez Google, un scandale chez Apple… Quand on va sur le terrain à la rencontre des gens, on sent que la demande est de plus en plus présente. »
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