De plus en plus, l’actualité se lit sous forme de courbes de probabilité dopées aux paris en ligne. Polymarket, Myriad, Kalshi et compagnie connaissent une croissance fulgurante et s’imposent, discrètement, comme de nouveaux acteurs de l’information. Le public, comme les médias, leur font de plus en plus confiance.

Sébastien Lecornu sera-t-il toujours Premier ministre d’ici à la fin de l’année ? Le Hamas libéra-t-il ses otages ? Combien de vues fera la prochaine vidéo de MrBeast ? Sur Polymarket, Myriad ou Kalshi, la promesse est toujours la même : parier sur tout et n’importe quoi, avec une formule simple. Ici, pas de bookmaker, mais une foule qui fixe les cotes, ajustées en temps réel selon l’offre et la demande. Ces probabilités, exprimées en pourcentages, forment alors de véritables courbes de tendance. Un système « décentralisé » rendu possible par l’utilisation de la blockchain et des cryptomonnaies.

Les casinos de l’info sont en plein boom

Porté par une explosion du secteur, Polymarket s’impose en tête de cette nouvelle génération de marchés prédictifs. La plateforme s’est fait connaître lors de la présidentielle américaine de 2024, en anticipant avec justesse la victoire de Donald Trump, à contre-courant des instituts de sondage. Depuis, plus de 16 milliards de dollars y ont été misés, et la vision de Polymarket séduit les capital-risqueurs de la Silicon Valley. Son principal concurrent, Kalshi, a ainsi levé plus de 300 millions de dollars auprès de fonds comme Sequoia, a16z ou Paradigm.

Le logo de Polymarket. // Source : Polymarket
Polymarket, tête de gondole des sites de marché prédictif. // Source : Polymarket

À la tête de Polymarket, Shayne Coplan, 27 ans. Le jeune homme est devenu milliardaire après une levée de fonds de 2 milliards de dollars et son partenariat avec Intercontinental Exchange (propriétaire de la Bourse de New York). Il martèle que le succès de sa start-up « déjoue tous les pronostics ». Devant la façade mythique de la salle des marchés de Wall Street, ornée d’une bannière géante Polymarket, Coplan savoure son rêve américain : celui d’un self-made man ayant lancé son business depuis sa salle de bain.

L’actu transformée en salle de marché

« La nouvelle ère de l’information ne sera plus dictée par les vieilles reliques médiatiques du XXe siècle — mais par les marchés », nargue Polymarket. Alors que les médias traditionnels sont de plus en plus décriés, ces marchés de prédictions s’engouffrent dans la brèche, transformant l’actualité mondiale en une immense salle de marché spéculative. Grâce à ses partenariats avec X, Perplexity et même Substack, la plateforme quitte la niche crypto pour s’intégrer nativement dans nos pratiques informationnelles. À quel point les données de la plateforme se révèlent-elles exactes ? Suffisamment pour convaincre un nombre croissant de médias et d’entreprises de l’intégrer à leurs modèles de prévision.

C’est le cas de Bloomberg, qui l’intègre désormais dans son fameux terminal. Du côté des médias, nombreux sont ceux qui reprennent les pourcentages en temps réel de la plateforme. CNBC ou Reuters citent régulièrement ces pourcentages prédictifs pour éclairer les tendances politiques, au détriment des sondages traditionnels. « Des dizaines de millions de personnes prennent l’habitude de se fier aux prévisions de Polymarket comme source de vérité, pour donner un sens à ce qui se passe dans le monde », vante Shayne Coplan, fier d’avoir réussi à monétiser le crowdsourcing, soit la « sagesse » de la foule.

Les marchés prédictifs offrent la possibilité de parier sur tous types d'événement.
Les marchés prédictifs offrent la possibilité de parier sur tous types d’événement. // Source : Capture Numerama

Elon Musk, Peter Thiel, Donald Trump Jr… les sponsors très libertariens des paris prédictifs

Polymarket ne se contente pas d’agréger des paris. L’entreprise éditorialise son offre et assume ses biais (souvent catastrophistes). Sa newsletter, Oracle, fonctionne comme un micro-média dans lequel les prévisions des parieurs remplacent les analyses des journalistes. La plateforme mène d’ailleurs une offensive ouverte envers les médias traditionnels. Comme lorsqu’elle relaye ce clash du patron du FBI à propos d’une des principales chaîne d’info américaine : « DERNIÈRE MINUTE : MSNBC est une usine à clowns débiles qui propagent la désinformation — Directeur du FBI »

Dans sa quête, Polymarket peut compter sur le soutien des libertariens de la tech, en croisade contre l’hégémonie des grands médias. En connectant son IA, Grok, à Polymarket, Elon Musk adhère pleinement à cette nouvelle vision de l’information « optimisée pour la vérité ». Peter Thiel, fidèle à sa foi dans les vertus du marché, a, lui aussi, misé sur la jeune entreprise : 200 millions de dollars injectés par son fonds d’investissement. Plus discrètement, Donald Trump Jr est par ailleurs devenu conseiller stratégique de Polymarket avec un investissement de plusieurs dizaines de millions de dollars, rapporte Reuters.

« Le marché de prédiction, c’est une folie »

Autrefois réservée aux initiés de la crypto, Polymarket vise désormais le grand public en proposant le paiement par carte bancaire (et par Paypal, tiens tiens…). La plateforme fournit même ses propres bandeaux « breaking news », alimentés par les cotes des parieurs et copiés sur ceux des chaînes d’info en continu (parfaits pour habiller ses lives Twitch).

Cette stratégie de communication semble effectivement capter une nouvelle audience. « Je m’informe uniquement avec Polymarket à présent » écrit un internaute. Sur X, la communauté PolymarketTraders trolle les chaînes d’infos historiques avec des mèmes : « Non merci, j’utilise Polymarket » montre un homme qui repousse les logos du New York Times et de CNN. Ultime consécration : un épisode de South Park qui parodie les marchés prédictifs. Shayne Coplan a évidemment partagé, ravi d’être entré dans la culture populaire.

"Non merci, j'utilise Polymarket", un mème populaire auprès des amateurs de marchés prédictifs.
« Non merci, j’utilise Polymarket », un mème populaire auprès des amateurs de marchés prédictifs. // Source : X

« Le marché de prédiction, c’est une folie » nous confirme Louis, 33 ans, qui travaille dans le support informatique. Ce Français, d’abord attiré par l’offre en paris sportifs, s’est vite laissé happer par les pronostics plus exotiques. « Je suis au courant de l’actualité malgré moi, mais toujours dans une optique de pari », commente-t-il. Pour lui, le constat est clair : « Ce n’est qu’une question de temps avant que ça devienne un média à part entière. Ça a déjà remplacé les instituts de sondage aux États-Unis ».

Il reconnaît tout de même un côté sinistre à certains pronostics : « Quand tu commences à parier sur les guerres, tu spécules quand même sur la mort des gens. J’ai pu être tenté de le faire, mais c’est au de-là de ma limite éthique », assure-t-il. Avant de conclure : « Le milieu des cryptos et des marchés de prédiction, c’est l’humanité zéro. »

Pour Nikos Smyrnaios, chercheur en sciences de l’information, « Polymarket est une extension encore plus obscène des paris sportifs traditionnels ». La plateforme incarne selon lui cette vieille tentation libertarienne de « pousser la logique du marché jusqu’au bout, pour tout ». Une posture hypocrite et cynique, ajoute-t-il : « Ces élites de la tech se voient encore en sauveurs de la démocratie. […] Mais la démocratie implique des limites qu’ils ne sont pas prêts à accepter ».

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