Cette semaine, toutes mes newsletters préférées sur les nouvelles technologies ont écrit au sujet de Bluesky, et puisque j’espère être votre infolettre préférée sur les nouvelles technologies, je leur emboîte le pas. La popularité du réseau social a explosé après l’élection présidentielle américaine, dépassant les 20 millions d’utilisateurs et d’utilisatrices (note : cela reste très modeste comparé à l’audience de Twitter/X, lui-même petit par rapport à Facebook ou TikTok). Chose rare en ligne de nos jours, son ambiance y est optimiste. Et si on avait une chance de construire quelque chose de nouveau ?
Bluesky se présente comme l’une des alternatives à Twitter/X, au même titre que Mastodon ou Threads, propriété d’Instagram/Meta. Ces trois plateformes proposent une expérience similaire, le fait de publier des courts messages textuels dans un fil d’actualité, avec des nuances importantes. Mastodon est un projet open source et décentralisé, dont l’architecture technique le rend compatible avec d’autres réseaux sociaux utilisant le même protocole (ActivityPub). Threads, lui, s’inscrit dans la philosophie de son propriétaire Meta : son fil d’actualité est géré d’une manière algorithmique, et dévalorise très clairement les contenus d’information ou abordant des sujets considérés comme politiques. Il teste par ailleurs son intégration progressive au Fediverse en utilisant ActivityPub, une décision étonnante (pas toujours appréciée) vue la position ultra-dominante de Meta sur le web social de ces vingt dernières années.
Bluesky se situe entre ces deux approches. Il est né à l’initiative de Jack Dorsey, alors PDG de Twitter, comme une expérimentation d’un réseau social décentralisé. L’entrepreneur a depuis quitté le projet, qui n’est plus lié légalement ou financièrement à Twitter depuis son rachat par Elon Musk. Bluesky a développé son propre protocole, AT protocol, et levé des fonds auprès d’investisseurs privés. Son dernier tour de table, en octobre, a été mené par un fonds spécialisé dans le Bitcoin et les projets crypto, pour 15 millions de dollars. Dans un communiqué annonçant la nouvelle, Bluesky a cependant promis que son expérience ne serait jamais « hyperfinanciarisée« , par exemple via l’utilisation de tokens ou de NFT.
Malgré ce parcours classique pour une startup de la Silicon Valley, c’est bien Bluesky qui semble actuellement inspirer le plus d’espoir chez les personnes désabusées de Twitter. Threads est, en théorie, un plus gros réseau social, avec 275 millions d’utilisateurs et utilisatrices actives mensuel·les. Mais cette croissance est portée par son intégration à Instagram. Bluesky, de son côté, attire les ex-accros à Twitter/X : journalistes, analystes politiques, gens rigolos du web, etc. D’après le cabinet Similarweb, le nombre d’utilisateurs et d’utilisatrices actives sur Threads aux États-Unis était 1,5 fois supérieur à Bluesky juste pour la journée du vendredi 15 novembre, une différence assez réduite (Instagram a nié ces chiffres, mais n’a pas donné de rectificatif).
Cet édito est extrait de la newsletter Règle 30 de Lucie Ronfaut du mercredi 20 novembre 2024. Pour recevoir les prochains numéros, vous pouvez vous abonner :
Quant à Mastodon, il est moins complexe d’utilisation qu’on ne le prétend, mais a surtout accueilli des niches bien définies et quelques râleurs très vocaux, incapables d’accepter que leurs attentes des technologies ne sont pas celles de tout le monde. La plupart des internautes ne sont pas à la recherche d’une spécificité technique ou d’une architecture particulière. On veut trouver nos communautés.
Ceci n’est pas un safe space
Il n’empêche que le succès soudain de Bluesky m’interpelle. Non pas parce que les gens viennent y chercher un « safe space » ! J’ai déjà écrit à plusieurs reprises que je me méfie du concept de « bulle de filtre« : il est naturel, y compris dans la vie physique, de s’entourer de personnes sympathiques qui partagent un minimum vos idées (« si vous aimez la vibe de Bluesky, remerciez une personne trans« , lit-on dans cet article de Vox). On peut vouloir occuper tous les espaces médiatiques, quitte à lutter, et on peut aussi vouloir la paix. En revanche, je m’interroge sur la définition même d’un « safe space« , et de la difficulté de s’accorder sur cette dernière. Quelles sont les conditions techniques, humaines, financières, de contenus, pour qu’on se sente en sécurité en ligne ? Bluesky a beau être un réseau social à l’architecture décentralisée, c’est son équipe de modération qui gère les signalements ou qui décide de mettre un filtre « contenu adulte » sur une photo de femme en soutien-gorge. Utilisateurs et utilisatrices disposent par ailleurs d’outils puissants d’auto-modération, mais qui peuvent être détournés.
Surtout, Bluesky grossit vite. Et si Bluesky devient un point central du web, il risque de rencontrer exactement les mêmes problèmes que toutes les autres plateformes horizontales, fondées sur l’hypercroissance, la viralité et l’attention constante des internautes. Le besoin d’argent, les promesses abandonnées discrètement, les débats impossibles sur la modération, l’incapacité à contrôler un espace devenu trop grand, même avec notre aide (bénévole). C’est une histoire déjà vue et revue. Je regarde mon nombre d’abonné·es grimper, héritage de mes années à poster frénétiquement sur Twitter, et je me sens un peu hypocrite d’espérer quelque chose de différent, alors que tout ça me semble si familier. Je me sens bien sur Bluesky. Mais est-ce que je m’y sens en contrôle ?
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