Les bulles de filtre sont régulièrement mises en avant comme la source de nombreux maux sur les réseaux sociaux. Dans la newsletter Règle 30 de Numerama écrite par Lucie Ronfaut, la journaliste apporte plus de nuance à cette analyse simpliste de l’influence et l’opinion en ligne.

Cet article est extrait de notre newsletter hebdomadaire Règle30, éditée par Numerama. Il s’agit du numéro du 6 avril 2022. Pour vous y inscrire gratuitement, c’est ici.

Je regarde toujours le résultat des élections à la télévision. J’ai beau m’informer principalement sur internet, je tiens à cette petite tradition. Sans doute que cela me rappelle mes souvenirs d’enfance liés aux élections. Chez moi, c’était une affaire collective : on regardait les résultats en groupe, on faisait des prévisions à l’emporte-pièce, on s’engueulait devant la télévision. Alors, j’essaie de recréer une sorte de sociabilité liée à la politique. Je me branche sur une chaîne de télévision et j’ouvre l’application Twitter sur mon smartphone, pour suivre les réactions en direct.

Depuis dimanche soir, j’ai lu pas mal de messages s’inquiétant des « bulles de filtres » sur les réseaux sociaux, dont auraient été victimes les électeurs et électrices de gauche en France. Ce concept existe depuis le début des années 2010 (formalisé par l’auteur américain Eli Pariser) mais s’est fortement popularisé quelques années plus tard, au moment de l’élection de Donald Trump comme président des États-Unis. Il peut être résumé ainsi : parce que le modèle économique des réseaux sociaux est fondé sur la publicité, et donc notre attention, les algorithmes de recommandation privilégient des contenus qui correspondent à nos goûts et nos opinions. Ce système aurait de gros effets pervers. Coincé et coincées dans nos bulles de filtre, nous ne verrions plus le monde dans sa globalité, et que d’autres opinions, cultures, idéologies, existent.

Les bulles sont-elles vraiment la faute des algorithmes ?

Le concept de bulle de filtres est rassurant, car il simplifie les choses. Si on ne voit pas l’extrême droite monter, si nos amis/parents/anciens camarades de lycée se radicalisent, c’est parce que les réseaux sociaux nous auraient mis des œillères. Mais cette analyse trouve aussi vite ses limites. Est-ce la faute des algorithmes, ou de notre tendance, très humaine, à s’entourer de personnes similaires à nous ? A-t-on vraiment envie d’entendre les autres ? L’année dernière, une équipe de chercheurs et de chercheuses de l’université de Duke, aux États-Unis, a expérimenté avec les bulles de filtres, en exposant des utilisateurs et des utilisatrices de Twitter à des contenus contraires à leurs opinions politiques. Cela a-t-il contribué à changer leur vision du monde ? Au contraire ! Les participants ou participantes ont exprimé davantage de colère, et des avis plus prononcés qu’auparavant.

Ces réflexions ne disqualifient pas complètement les bulles de filtres. Il est vrai que nous évoluons dans un cyberespace régi par une poignée d’entreprises et leurs logiques économiques. Ce système influence ce que nous consommons, et nous transforme nous-mêmes en producteurs et productrices de contenus qui seront ensuite consommés à leur tour. Mais il y a une autre théorie que je trouve intéressante : nous pouvons tout à fait dépasser les bulles de filtres, si on en a envie, car nous aimons trop nous battre sur les réseaux sociaux.

Un logo sur le site de Parler
Un logo sur le site de Parler

C’est un problème très bien illustré par les échecs successifs de plateformes sociales d’extrême droite, comme Parler, Truth Social ou Gab. « Ces réseaux sociaux souffrent de problèmes structurels. Pour leurs utilisateurs très militants, ils forment une chambre d’écho au sein de laquelle ils prêchent des convertis – contrairement aux réseaux sociaux ‘grand public’, sur lesquels ils peuvent espérer convaincre d’autres internautes de rejoindre leur bord politique », expliquait récemment Le Monde. Plus crument résumé par le journaliste américain Ryan Broderick, auteur de la newsletter Garbage Day : « Ça ne marche pas, parce qu’il n’y a personne [de gauche] à harceler.» Sans adversaires pour s’indigner de ses propos abjects, l’extrême droite pourrait-elle survivre en ligne ?

Peut-être que les bulles de filtres existent. Peut-être qu’elles ne sont pas le produit des réseaux sociaux, mais simplement un reflet de nos constructions culturelles et sociales, dopé à des algorithmes destinés à faire grossir la capitalisation boursière des géants du web. Peut-être, surtout, que les bulles de filtres ne sont pas vraiment le problème. En 2017, Eli Pariser était interrogé sur l’élection de Donald Trump. Et il s’est montré très prudent sur son propre concept. « Les bulles de filtres expliquent en partie pourquoi les démocrates n’ont pas vu Trump arriver, mais ce n’est pas pour ça qu’il a gagné l’élection présidentielle », estimait-il. « Je suppose qu’au final, les débats sur Fox News ont été bien plus déterminants.» Et en France ?

Quelques liens

Laissez-les parler !

J’ai récemment appris l’existence du projet Gendered News, qui vise à mesurer les inégalités de genre dans les médias français. L’initiative, pilotée par l’université Grenoble Alpes, repose sur deux algorithmes de détection de citations et de mentions de femmes dans sept grands noms de la presse francophone (La Croix, L’Équipe, Libération, Le Monde, etc). Malheureusement, les résultats sont un peu déprimants : les hommes sont majoritairement cités, et ce sans changement notable au fil des mois. Cela étant dit, cela reste un exemple intéressant des algorithmes servant l’analyse (et donc la lutte contre) des biais de genre. Si le fonctionnement du projet vous intéresse, rendez-vous chez Numerama.
 

Cryptomamans

Quand on parle de la place des femmes dans le milieu de la crypto, on finit vite par revenir à la figure honnie de la girlboss, des entrepreneuses et des célébrités qui mélangent allègrement théories de développement personnel et investissements financiers douteux. Mais cet article se penche sur un phénomène dont on entend, je crois, moins parler : les mères qui se sont mises aux cryptomonnaies et aux NFT, en espérant mieux subvenir aux besoins de leur famille ou laisser un héritage à leurs enfants. C’est à lire (en anglais) sur le site de NBC News.

Emoji qui pleure

Je suis le genre de personne à pleurer facilement. Et la plupart du temps, cela me gêne beaucoup ! J’ai donc été très intriguée par cet article sur le sadfishing, des internautes qui mettent en scène leur tristesse, parfois en pleurant à chaudes larmes devant leur caméra, afin d’attirer l’attention sur les réseaux sociaux. Entre libération de la parole sur la santé mentale, recherche d’authenticité en ligne, et récupération commerciale de ce débordement (ha-ha) de sentiments. C’est à lire sur le site du Monde, par là.

Do you speak algo

Comment parler de sexe, de mort ou de lesbiennes sur les réseaux sociaux ? Mieux vaut utiliser de l’algospeak. Ce concept désigne toutes les astuces utilisés par les internautes pour parler de sujets considérés comme sensible par les algorithmes de modération automatique. Une lesbienne devient « le dollar bean » (le$bean), LGBT se transforme en « leg booty », les envies de suicide en « becoming unalive » (littéralement devenir non-vivant·e)… Ce phénomène, amusant de prime abord, pourrait avoir de vraies conséquences sur le langage, forcé de s’adapter sans cesse aux règles des plateformes. C’est à lire (en anglais) sur le Washington Post.

Quelque chose à écouter / regarder / jouer

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J’ai d’abord suivi le travail d’Amy Wibowo car, comme moi, elle adore la couleur rose. Cette programmeuse américaine a quitté il y a quelques années l’industrie des nouvelles technologies pour lancer BubbleSort Zines, une série de livres et autres objets dédiés à l’apprentissage de l’informatique pour les jeunes filles. Contrairement à d’autres initiatives du genre, Amy Wibowo ne vise pas à faire des contenus neutres, c’est-à-dire éloignés de l’esthétique que l’on associe traditionnellement à la féminité, souvent dévalorisée. Ses œuvres sont très sérieuses, avec moult détails techniques, mais aussi pleines de couleurs pastel, de petits animaux mignons, de cœurs et de fleurs. Car on peut faire les deux à la fois !

Cet attrait pour les choses typiquement féminines est au cœur de Home sweet page, une courte bande-dessinée qu’Amy Wibowo vient de publier en ligne. Elle y raconte son adolescence, et comment elle est tombée amoureuse de l’informatique grâce à des blogs dédiés à des boysbands ou aux Tamagotchi, jusqu’à intégrer la prestigieuse université du MIT. Cela étant dit, même si vous êtes incapable d’aligner une ligne de code, ou que vous n’êtes pas fan du rose, l’expérience d’Amy vous évoquera sans doute quelques tendres souvenirs de votre adolescence connectée.

Home sweet page, d’Amy Wibowo, disponible gratuitement en ligne.

Lucie Ronfaut est journaliste indépendante spécialisée dans les nouvelles technologies et la culture web. Vous pouvez suivre son travail sur Twitter.

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