L’exode
Il sera une fois un homme appuyé contre le mur de sa maison. Il profitera de la fraîcheur de l’aube en attendant le lever du soleil, l’heure pour lui d’aller travailler. Malgré le beau temps, il détectera une vilaine brise annonciatrice de grosse houle. Ce jour-là, il laissera son petit bateau et rejoindra les autres aux champs.
Avec la pêche, les terres arables seront ce qu’il y aura de plus précieux pour la communauté qui se sera implantée là. Un territoire fertile jalousement défendu.
L’homme se mettra en route. Comme tous les autres, il passera par le temple pour rendre hommage aux divinités à tête de chat, gardiennes du bien-être de la communauté. Il sera arrivé par le passé qu’elles forcent les hommes à fuir. Alors les offrandes seront généreuses. L’homme récitera une supplique à voix basse avant de prendre le chemin des champs.
Ce jour-là cependant, les gardiennes joueront un vilain tour à la communauté.
Le soir venu, les hommes et les femmes rentreront des champs, le visage et le dos brûlés par le soleil. Et cependant qu’ils goûteront la fraîcheur du soir, les voix des enfants se feront plus aigües que d’habitude, les cris de joie se mueront en appels de détresse. Les adultes se précipiteront vers la fontaine d’eau potable. Un enfant se sera-t-il blessé en tombant dedans ?
À leur arrivée, les enfants se jetteront dans leurs bras en pleurant, leurs petits doigts tremblants pointés vers la pénombre. Autour de la fontaine, pas d’enfant blessé mais de petites créatures qui déambuleront en scintillant d’un vert macabre. Les adultes s’approcheront. Les petits êtres luminescents seront les chats. Ceux qui se tiendront sur le rebord de la fontaine brilleront plus intensément que les autres.
Tard cette nuit-là, les visages seront graves. Une fois de plus, les divinités auront délivré un message d’urgence à la communauté par l’intermédiaire de leurs petits messagers : la terre et l’eau porteront en elles les germes de la mort, le temps sera venu pour les hommes et les femmes d’entamer un nouvel exode.
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La piste du message idéal
Si la situation décrite relève de la fiction, le message d’alerte qui leur est adressé a été conçu 10 000 ans plus tôt, dans nos très réelles années 80. Les États-Unis ont procédé à l’enfouissement de matériel radioactif militaire dans un centre du Nouveau-Mexique et se demandent alors comment faire comprendre aux humains du futur que cette zone est dangereuse. Ils demandent donc à un groupe de recherche de réfléchir à un message compréhensible dans 10 000 ans.
Et les chercheurs planchent. Une telle période est difficilement concevable à l’échelle des cultures. Il y a 10 000 ans, Jéricho, l’une des plus anciennes cités du monde, assistait à la domestication de la chèvre et du mouton. Cette période signe aussi les premières traces de sédentarisation en Chine.
Alors, retournons la situation : si nos ancêtres avaient enfoui des déchets radioactifs et que cette technologie ait été abandonnée au fil des millénaires, quel message compréhensible nous auraient-ils laissé pour nous prévenir du danger ?
Si nos ancêtres avaient enfoui des déchets radioactifs, quel message compréhensible nous auraient-ils laissé pour nous prévenir du danger ?
Sachant que les déchets contenant du plutonium sont radioactifs pendant plusieurs centaines de milliers d’années, comment les habitants de Jéricho, puis nous-mêmes et ainsi de suite, nous passons-nous un message d’alerte concernant un danger dont toute la connaissance sera érodée puis effacée par les assauts du temps
Oublions tout de suite les supports informatiques. À peine la discipline est-elle apparue que les techniques de conservation, d’accès et de relecture de données anciennes (c’est-à-dire au-delà de 3 ans) sont déjà un casse-tête. Plusieurs projets évoquent aujourd’hui la gravure sur disques de saphir dont la durée de vie serait supérieure à 1 million d’années. Mais outre la conservation des données, il faudra bien que quelqu’un sache les lire et les interpréter…
Quant aux langues, l’histoire nous montre qu’elles ne résistent pas à l’épreuve du temps. Il aura fallu l’heureuse découverte de la pierre de rosette pour que Thomas Young, puis Champollion décryptent les hiéroglyphes, l’écriture d’une des plus grandes civilisations de l’histoire de l’humanité, celle des pharaons bâtisseurs de pyramides, entre temps tombée dans l’oubli. Sans parler du Linéaire A, âgée de seulement 3 500 ans et toujours indéchiffrable à ce jour. Alors dans 10 000 ans, l’Anglais, le Français ou le Klingon…
Les chercheurs de l’époque se sont alors concentrés sur des messages basés sur des dessins. Dans son article de 2014, Matthew Kielty, rapporte une série de tentatives basées sur des logos ou des strips. Un membre du groupe de recherche a ainsi proposé un symbole devant, selon lui, résoudre le problème une bonne fois pour toutes : le crâne barré de deux os.
Élémentaire mon cher Watson ! Pas vraiment. Ce symbole n’est synonyme de mort et de danger que depuis que les pirates s’en sont emparés pour écumer les mers et leurs trésors. Avant, il apparaît au pied de la Croix sur des représentations datant du Moyen-Âge. Incarnant Adam, il est symbole de renaissance. Aujourd’hui, le Jolly Roger a intégré la pop culture et croiser un collègue affublé du terrible crâne sur son tee-shirt ou son bandana inspire la même crainte qu’un porte-clés Hello Kitty.
Même déconvenue en ce qui concerne les histoires racontées sous forme de cases de BD muettes. Selon que vous lisez le strip dans un sens ou dans l’autre, le petit bonhomme qui meurt au contact d’un bidon frappé du sigle trilobé « radioactif » revit miraculeusement. Funeste contresens.
Le Jolly Roger a intégré la pop culture et n’est plus symbole de mort
Une autre piste proposée aussi bien aux États-Unis qu’en France concerne la transformation des paysages. Outre-Atlantique, un chercheur a proposé de hérisser les terrains d’immenses épines d’acier pour effrayer les badauds. Mais rien ne dit que ces curiosités ne deviendront pas des parcs d’attractions.
Un rapport de l’Andra de 1994, sobrement intitulé « Mémoire pour les générations futures » préfère la piste de l’archéologie des paysages, la solution finalement retenue pour le centre WIPP du Nouveau-Mexique. L’idée est de disperser dans le sous-sol des artefacts destinés à avertir du danger. En l’occurrence, plusieurs milliers de tablettes d’argile arborant des visages effrayés et un texte.
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« La solution radiochats »
Mais la piste la plus originale revient à deux sémiologues, Françoise Bastide et Paolo Fabbri. Membres d’un autre groupe de recherche, la Human Interference Task Force, ils proposent en 1984 dans le Zeitschrift für Semiotik de transformer des animaux en compteurs Geiger à pattes et à poils : en modifiant génétiquement les animaux, on pourrait les faire réagir aux radiations, les faire briller et même changer de couleur.
Soit, mais le problème de la compréhension du message reste le même. Si les habitants de Jéricho avaient modifié des animaux de la sorte il y a 10 000 ans, il nous semblerait aujourd’hui on ne peut plus normal de croiser des lapins bleus ou des pigeons clignotants sans nous douter une seule seconde de la signification de ces manifestations.
Françoise Bastide a alors une idée : « Prenons un animal qui possède une valeur symbolique forte dans notre culture, comme chez les Égyptiens, et qui peut perdurer », rapporte Paolo Fabbri dans le documentaire de Benjamin Huguet. Ils choisiront donc le chat.
Si les langues et les symboles meurent ou évoluent, le folklore et la tradition orale sont plus résistants. L’idée dingue de Françoise Bastide consiste à développer une culture forte autour de ces radiochats pour qu’ils imprègnent la culture populaire par-delà les âges. Chansons, illustrations, contes populaires… le processus d’imprégnation de la culture populaire vise à fédérer les hommes autour d’un message simple : « si le chat change de couleur, déguerpis car il y a danger ».
Ce projet, jugé trop fantaisiste, ne sera pas retenu et sombrera dans l’oubli.
L’histoire aurait pu en rester là, mais la vie aime les rebondissements.
Trente ans plus tard, par un beau jour de mai 2014, Matthew Kielty, journaliste radio à 99% invisible à New York, tombe sur cette histoire et la publie. Et le projet endormi connu sous le nom de « Katzen, Augen und Sirenen » connait un succès inattendu sous le nom de « The raycat solution ».
Très vite, des gens réfléchissent à la manière de mettre en place les éléments culturels suggérés par le projet : des histoires sont inventées, une chanson est composée, des logos sont créés et des tee-shirts imprimés.
Bricobio, un laboratoire canadien de biologie participative, s’empare du problème de modification génétique des chats. « Pour les faire briller, nous étudions les gènes qu’on trouve chez les bactéries ainsi que chez les méduses. Puis, petit à petit, nous espérons parvenir à des tests sur des mammifères », s’enthousiasme Kevin Chen, son fondateur, au micro de Benjamin Huguet.
Depuis ces deux dernières années, la culture populaire réalise exactement ce que prévoyait le projet des deux sémiologues. Mais deux ans et quelques milliers de personnes ne représentent rien à l’échelle des millénaires que le projet est censé affronter. Il devra passer outre les secousses géopolitiques, les croyances qui se naissent et s’étiolent, les langues qui se perdent, les liens entre communautés humaines qui se tissent et se déchirent, et les connaissances dont certaines s’étoffent tandis que d’autres s’évaporent.
si le chat change de couleur, déguerpis car il y a danger
Si Paolo Fabbri est le premier étonné de la résurrection de son projet, il reste lucide quant à ses chances de succès et espère plutôt qu’il titillera l’imagination d’une personne qui trouvera une véritable bonne solution.
Pour les opposants au nucléaire, la véritable bonne solution aurait été d’éviter la production de ces déchets. À Bure, dans la Meuse, le programme Cigéo prévoit l’enfouissement des déchets radioactifs à durée de vie longue au cœur d’une couche géologique dite « stable » située à 500 mètres de profondeur.
Beaucoup moins stable que la géologie, il y a la géopolitique. Il y a quelque 2 500 ans, Babylone s’épanouissait sous le règne de Nabuchodonosor II et irradiait le monde de ses richesses culturelles, scientifiques et artistiques. À cette époque, la radioactivité n’avait pas été découverte. Dans le cas contraire, nombre de chefs de guerre actuels apprécieraient certainement de tomber sur cet illustre héritage. Dans 2 500 ans, à quoi ressemblera le paysage politique et religieux de l’Europe ?
Reste à découvrir la meilleure méthode pour avertir nos lointains descendants que sous cette terre, sous cette ville ou cette forêt, se trouvent les reliques d’un passé industriel qu’ils n’ont surtout pas intérêt à déterrer. Et les matous fluorescents y seront peut-être pour quelque chose.
En tous cas la question reste ouverte.
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