Cinq ans avant la perte du sous-marin Titan, qui était en route pour explorer le Titanic, des doutes sérieux émergeaient déjà sur la capacité du submersible à plonger aussi profondément sous l’eau. Pour des spécialistes du secteur, le véhicule n’aurait sans doute pas dû s’approcher du paquebot. En tout cas, pas comme ça.

Il n’y aura pas eu miracle pour les passagers du sous-marin Titan : tous ont péri sous l’océan. Des débris du submersible privé ont été retrouvés non loin de l’épave du Titanic, qui repose à 3 821 mètres de profondeur, dans l’Atlantique nord, et au large de Terre-Neuve. La carcasse du paquebot faisait l’objet d’une expédition sous-marine en ce mois de juin 2023. Malheureusement pour l’équipage, porté disparu depuis le 18 juin, l’issue a été fatale, malgré d’importants moyens de recherche déployés sur zone pour les retrouver.

Au-delà de l’échec de cette opération de sauvetage, qui était engagée dans une course contre la montre (l’épuisement des réserves en oxygène était estimé pour le jeudi 22 juin, l’entreprise qui a mis à disposition le Titan pour visiter le Titanic, OceanGate, n’échappera pas à la controverse naissante qui émerge dans la presse. Le sous-marin privé était-il vraiment capable, techniquement, de descendre à une profondeur avoisinant les 4 000 mètres, en toute sécurité ? Pourquoi a-t-il implosé ?

Des éléments qui remontent à 2018 suggèrent que le Titan n’était pas taillé pour une telle aventure.

Le fameux Titan, lors de sa mise à l'eau sur cette image d'archive. // Source : OceanGate
Le fameux Titan, lors de sa mise à l’eau sur cette image d’archive. // Source : OceanGate

Officiellement, la fiche technique du submersible assure que le véhicule peut accueillir cinq personnes à bord (il y en a justement cinq actuellement, dont deux Pakistanais, un Américain, un Britannique et le Français Paul-Henri Nargeolet, spécialiste du Titanic). Le Titan est aussi censé descendre jusqu’à 4 000 mètres de profondeur sans difficulté. Juste ce qu’il faut pour approcher l’emblématique paquebot avec une bonne marge de sécurité.

OceanGate, qui commercialise à travers le Titan une expérience touristique aux plus riches, affirme par ailleurs utiliser un « dispositif de sécurité inégalé qui évalue l’intégrité de la coque lors de chaque plongée ». Cette surveillance en « temps réel », qui mobilise des capteurs acoustiques et des jauges de contrainte, permet de savoir les effets de pression subis par le navire au fil de la descente et « d’évaluer avec précision l’intégrité de la structure. »

En principe, tout cela doit permettre « au pilote d’être alerté rapidement et de disposer de suffisamment de temps pour arrêter la descente et revenir à la surface en toute sécurité », ajoute la page descriptive d’OceanGate. Mais ce scénario ne s’est pas produit cette semaine. De toute évidence, l’engin a rencontré un problème, dont la nature n’est pas encore élucidée. C’est là que l’affaire de 2018 pourrait apporter un éclairage nouveau sur le Titan.

Un sous-marin trop expérimental et pas bien testé

Il y a cinq ans, un ancien employé d’OceanGate a été licencié par son employeur, car il avait exprimé des doutes importants sur la capacité du Titan à descendre aussi profondément sous la surface de l’eau. C’est ce que rapportent le New York Times et New Republic dans leur édition du 20 juin. À l’époque, l’ex-salarié, David Lochridge, occupait les fonctions de directeur des opérations maritimes d’OceanGate.

Dans son procès contre OceanGate, David Lochridge a par exemple souligné que le hublot qui permet aux passagers de voir l’extérieur de l’embarcation n’était certifié que pour une profondeur de 1 300 mètres (soit trois fois moins que là où repose le Titanic). « Les clients n’étaient pas au courant et n’ont pas été informés de cette conception expérimentale », affirmaient à l’époque les avocats de l’ex-employé.

Lorsqu’il était encore en poste chez OceanGate, selon les documents judiciaires consultés par les deux médias, David Lochridge préparait un rapport qui s’est avéré très critique à l’encontre de l’embarcation : il jugeait qu’il fallait conduire beaucoup plus de tests et avait prévenu des « dangers potentiels pour les passagers du Titan lorsque le submersible atteint des profondeurs extrêmes » — un avertissement qui prend aujourd’hui une teinte particulière.

« Les clients n’étaient pas au courant et n’ont pas été informés de cette conception expérimentale »

Pour sa part, OceanGate estimait que David Lochridge n’avait, d’une part, pas la qualité d’ingénieur, qu’il refusait d’accepter les informations fournies par les ingénieurs de la société et que le système de surveillance inventé par OceanGate était supérieur au test qu’il jugeait nécessaire. Et par ailleurs, OceanGate a porté plainte contre son ex-salarié en l’accusant d’avoir partagé des informations confidentielles à l’extérieur de l’entreprise.

Les cachotteries reprochées à OceanGate au sujet de la conception expérimentale du Titan semblent toutefois aujourd’hui en partie démenties par des témoignages de membres d’anciennes expéditions — OceanGate a déjà effectué deux expéditions sur le site du Titanic, en 2021 et 2022. Celles-ci se sont globalement bien passées, même si des problèmes avaient été relevés — des incidents a priori pas critiques au point de renoncer à l’expédition de 2023.

« Il faut signer une décharge avant de monter et la mort est mentionnée à trois reprises en page une »

Selon un ancien chroniqueur du New York Times, David Pogue, il faut signer des documents avant de monter à bord dans lesquels le Titan est décrit comme un « navire expérimental » qui n’avait été « approuvé ou certifié par aucun organisme de réglementation, et qui pouvait entraîner des blessures physiques, des traumatismes émotionnels ou la mort ». Le scénariste Mike Reiss, producteur de la série animée Les Simpson, a dit peu ou prou la même chose à la BBC, cité par Le Monde : « Il faut signer une décharge avant de monter et la mort est mentionnée à trois reprises en page une. Ce ne sont pas des vacances en autocar, ça peut mal tourner. »

Le fait est que David Lochrdige n’était pas le seul à s’inquiéter de la nature peut-être trop expérimentale, et sans doute pas assez vérifiée, du sous-marin privé. Le New York Times évoque ainsi « plus de trois douzaines de personnes » qui s’inquiétaient de la décision d’OceanGate de ne pas procéder à une évaluation standard de l’engin. Parmi les critiques, des explorateurs de fonds marins, des océanographes et d’autres acteurs de ce secteur.

Titanic OceanGate
Un visuel promotionnel pour explorer le Titanic. // Source : OceanGate

Ces personnalités avaient adressé un courrier à l’entreprise pour la mettre en garde vis-à-vis des risques « catastrophiques » qui pourraient survenir lors d’une mission vers le Titanic, avec un engin ne passant pas par le processus normal d’inspection et de certification par une agence spécialisée dans cette tâche. Toujours selon les documents judiciaires, OceanGate n’était « pas disposée à payer » pour mener à bien cette évaluation.

Or, les signataires de la missive, tous étaient membres du comité des véhicules sous-marins habités de la Marine Technology Society, un groupe industriel vieux de 60 ans qui promeut, étudie et enseigne au public les technologies océaniques, jugeaient préoccupante l’attitude d’OceanGate : la société affirmait répondre ou dépasser les normes de sécurité du secteur, mais sans s’y soumettre formellement pour avoir une certification en bonne et due forme.

Pour les spécialistes, la communication d’OceanGate autour des performances du Titan était de fait, « au minimum, trompeuse » et tous se disaient inquiets de cette trajectoire. « Bien que cela exige du temps et des dépenses supplémentaires, nous sommes unanimes à penser que ce processus de validation par une tierce partie est un élément essentiel des garanties qui protègent tous les occupants de submersibles », disait la lettre.

Ce genre de contrôle a justement pour but de déceler des défaillances structurelles, lorsqu’il est bien mené. L’affaire du 737 Max a montré à quel point ces vérifications sont cruciales pour la sécurité des passagers, quand elles sont bien menées. Il n’est toutefois pas encore certain que c’est un scénario équivalent qui s’est joué pour le Titan — d’autant que des bruits sous-marins ont été décelés, qui pourraient être le signe d’une tentative de l’équipage de se signaler.

Ces révélations dans la presse pourraient bien être fatales à long terme pour les activités d’OceanGate aujourd’hui accentuées par la perte du submersible et de l’équipage — il reste désormais à connaître les circonstances exactes du drame. En 2019, le fondateur de la société, Stockton Rush, se félicitait pourtant d’un « secteur est extrêmement sûr, parce qu’il est soumis à toutes ces réglementations. Mais elle n’a pas non plus innové ni grandi, parce qu’elle a toutes ces réglementations. »

Des affirmations faites dans le cadre d’un reportage du Smithsonian Mag, qui sont partiellement inexactes. Des experts juridiques ont souligné dernièrement que les submersibles sont nettement moins réglementés que les navires de surface. En particulier quand ils opèrent dans les eaux internationales — là où gît le Titanic, justement. Mais c’est une autre phrase prononcée par Stockton Rush qui résonne aujourd’hui de manière tragique, en rejaillissant cruellement à la faveur de l’actualité : « Il n’y a pas eu d’accident dans l’industrie des sous-marins commerciaux depuis plus de 35 ans. »

(mise à jour avec l’épilogue de cette catastrophe maritime)

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