« Souveraineté numérique » : c’est le terme qui résume le mieux le programme sur la tech et le numérique de Marine Le Pen, arrivée en 2e position lors du premier tour de cette élection présidentielle 2022. La candidate d’extrême droite a consacré une large part de ses propositions sur le numérique à cette notion de souveraineté, mais sans jamais l’expliquer.
La « souveraineté numérique » n’est pas un concept récent : il rassemble plusieurs idées différentes, et certaines mesures prises par l’Union européenne peuvent être considérées comme relevant de ce courant. Mais parvenir au nationalisme technique que Marine Le Pen ambitionne se serait pas forcément chose aisée — ni même quelque chose de souhaitable.
Qu’est-ce que la souveraineté numérique ?
La souveraineté numérique est définie de plusieurs façons, mais celle qui semble la plus largement utilisée peut-être résumée par « la maîtrise de l’ensemble des technologies [du numérique], tant d’un point de vue économique que social et politique », qui est la définition donnée par Bernard Benhamou, enseignant à l’université Panthéon-Sorbonne et spécialiste du sujet, dans un article du journal Libération paru en 2016.
Prise dans son sens le plus large, cette définition comprendrait toute une batterie de services et de produits. Les câbles, les serveurs, les logiciels, les ordinateurs, les puces, les cartes graphiques, les applications, les systèmes d’exploitation et les protocoles pourraient être concernés par des mesures de souveraineté numérique. Tendue au matériel, la notion est davantage décrite comme de la souveraineté technologique.
Concrètement, cette interprétation se retrouvait dans plusieurs propositions de différents candidats à l’élection présidentielle.
En plus des propositions de Marine Le Pen, on peut également noter celles de Nicolas Dupont-Aignan (qui voulait faire un Facebook, un Google et un Android Store français), de Valérie Pécresse (qui voulait imposer des quotas d’utilisation pour des logiciels européens à l’administration française), et même de Jean-Luc Mélenchon, qui avait également consacré une partie de son programme à la question (nationalisation des infrastructures du numérique et des télécommunications, rachat d’Actatel Submarine Network, généralisation de l’usage des logiciels libres dans l’administration, etc).
Certaines mesures déjà prises par le gouvernement rentrent aussi dans le champ de la souveraineté numérique. La France a ainsi mis au point Tchap, un système de messagerie souverain pour les agents publics, et l’ANSSI, l’agence nationale de la sécurité des systèmes informatiques, a passé en open source en 2018 le développement de son système d’exploitation souverain, surnommé Clip OS.
Au niveau de l’Union européenne aussi on peut relever le rapprochement entre le Français OVH et l’Allemand T-System pour l’hébergement de données dans le cloud, ou encore un investissement de plusieurs milliards d’euros, voté par le Parlement européen, pour équiper l’UE de supercalculateurs pour ne pas dépendre de la puissance de calcul chinoise ou américaine.
La souveraineté numérique selon Marine Le Pen
La souveraineté numérique est donc quelque chose qui existe déjà au sein de l’Union européenne sur des thématiques précises. Mais la candidate du Rassemblement national considère que beaucoup plus doit être fait et a une politique très claire sur le sujet. Élue, Marine Le Pen demanderait ainsi de nombreux changements, dont certains radicaux.
Elle prévoit ainsi dans son programme de seulement faire appel à des entreprises françaises ou européennes pour les commandes publiques, de rendre obligatoire l’hébergement des données des Françaises et Français par des entreprises françaises ou européennes, et qui seraient implantées en France ou dans l’Union européenne. Elle tient également à limiter le rachat des entreprises françaises par des groupes étrangers et non européens.
Elle tient également à mettre en place une norme fiscale pour les entreprises du numérique implantées en Europe afin qu’elles paient plus de taxes, et souhaite l’interdiction de « la censure sur les réseaux sociaux », en donnant aux seuls tribunaux ce pouvoir. Une telle mesure reviendrait à limiter très fortement les capacités de modération d’un Facebook ou d’un Twitter sur leur propre plateforme. Dans le cas où les plateformes ne respecteraient pas ses demandes, Marine Le Pen explique qu’elle « n’hésiterait pas à faire établir et gérer un réseau social public, libre et gratuit ». Mais les internautes suivraient-ils pour autant ?
La mise en place de tels projets serait non seulement complexe d’un point de vue légal, elle le serait également d’un point de vue technique, et humain. Un projet de loi concernant la taxation des entreprises étrangères étant ainsi en discussion depuis des années au Parlement européen avant qu’il ne soit suspendu en juillet 2021.
La souveraineté numérique est-elle possible ?
L’utilisation de logiciels français ou de solutions techniques européennes représenterait également un véritable défi, tant en termes de temps que d’équipement : il n’y a pas toujours d’alternatives européennes aux services développés par les géants du numérique. Et quand il y en a, elles ne sont pas toujours au niveau : le moteur de recherche Qwant est devenu le moteur par défaut de l’administration française en 2020, mais l’entreprise baserait une grande partie de ses résultats sur ceux de Bing, ce qui dénature le principe de souveraineté numérique. Rien n’indique de plus que les fonctionnaires se servent bel et bien du moteur, et n’ont pas depuis tous migré à nouveau vers Google s’ils ne sont pas satisfaits du service rendu.
Il y a aussi le temps d’application à prendre en compte, que ce soit dans la conception même des logiciels et des matériels, mais aussi sur le volet législatif et réglementaire. Le RGPD, une autre mesure qu’on peut considérer comme relevant de la souveraineté numérique, a été voté en 2016 — et il n’est pas toujours encore parfaitement appliqué partout en 2022. Un programme tel que celui que Marine Le Pen ambitionne ne serait pas réalisable en seulement quelques années : il faudrait construire des data centers et de nombreux autres équipements. Or, sortir de terre un tout nouveau centre de données peut prendre des années. Quant à la mise en place de services concurrentiels aux réseaux sociaux, comme Marine Le Pen le suggère, elle serait certainement inefficace, les internautes préférant largement rester sur Twitter et Instagram.
La mise en place des propositions de la candidate d’extrême droite aurait de plus un certain prix. Le développement d’app telle que Tchap serait relativement peu cher, mais pour des initiatives plus complexes, telles que des réseaux sociaux ou un système d’exploitation souverain, l’addition serait beaucoup plus importante : Numerama avait calculé en 2016 qu’une telle opération pourrait coûter près d’un milliard d’euros.
Si la souveraineté numérique reste un enjeu de taille dans certains domaines, il n’est pas certain que convertir la moindre brique logicielle et matérielle soit faisable ou souhaitable. Le premier problème à résoudre serait déjà de savoir où tracer la ligne : où est-ce qu’il faut que le souverain commence, et où doit-il s’arrêter ? Il est parfois de mettre une limite tant les systèmes sont imbriqués entre eux.
Une analogie peut d’ailleurs être faite sur la problématique de la souveraineté : le porte-avions Charles-de-Gaulle de la Marine nationale constitue indéniablement l’une des expressions les plus éclatantes de la souveraineté de la France, sur le plan militaire. Pourtant, des pièces des catapultes utilisées pour lancer les avions sont d’origine… américaine. Jusqu’où placer le curseur, alors ?
L’utilisation d’un logiciel développé à l’étranger serait-elle possible pour le développement d’un cloud souverain ? Des systèmes d’exploitation libres mais codés en grande partie par des développeurs non européens seraient-ils acceptés ? Pourrait-on se servir de câbles sous-marins américains pour relier les territoires français d’outre-mer ? Tant que ces questions ne seraient pas fixées, s’engager dans un programme de souveraineté numérique risque de rester au stade de l’effet d’annonce, avec de nombreuses incertitudes sur sa mise en place.
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