L’affaire Amesys rebondit dans l’Égypte du général Sissi. Six ans après les premières révélations des médias sur les activités secrètes de l’entreprise française en Libye, et alors qu’elle est la cible d’une enquête judiciaire pour complicité d’actes de torture, la sulfureuse entreprise française spécialisée dans la surveillance électronique n’a de toute évidence pas cessé de frayer avec les régimes autoritaires.
C’est ce que révèle une longue enquête de Télérama, menée par le journaliste Olivier Tesquet. Malgré le scandale provoqué par le dossier libyen et les dégâts énormes que cela a laissé sur son image de marque, la société — qui a changé de nom en 2012 pour mener à bien ses activités, après avoir été vendue par Bull — n’a pas abandonné le business de l’espionnage.
Cerebro
La preuve : la solution que l’entreprise commercialise, baptisée Cerebro, nom choisi visiblement en référence à l’ordinateur de pointe utilisé par le professeur Charles Xavier des X-Men pour détecter les autres mutants à travers le monde entier, n’est que la version actualisée du logiciel Eagle qu’Amesys a vendu au régime de Mouammar Kadhafi, qui servait à intercepter toutes sortes de communications.
À l’époque, les documents révélés en 2011 montraient que les technologies d’Amesys avaient été présentées dès 2006 à la dictature libyenne. Celles-ci permettaient une surveillance des canaux les plus couramment utilisés : mail (SMTP, POP3, IMAP), messageries (Gmail, Hotmail, Yahoo Mail…), VoIP (RTP, SIP, H.323…), P2P, navigation web ou encore messagerie instantanée (MSN, Yahoo !, AIM…).
Cerebro ne fait pas autre chose. « À n’importe quel moment, les enquêteurs peuvent suivre l’activité de leur cible en entrant des critères avancés (adresses e-mail, numéros de téléphone, mots-clés) », selon Télérama, citant l’un des prospectus de la firme. Amesys (Advanced Middle East SYStems) promet ainsi « une surveillance en temps réel des suspects », en captant tout ce qui paraît utile à l’échelle du pays.
Et que fait Cerebro en Égypte ? Officiellement, c’est « pour lutter contre le terrorisme », a expliqué Olivier Tesquet lors d’une conférence de presse organisée ce mercredi matin. Le pays est effectivement visé depuis plusieurs mois par une série d’attentats revendiquée par l’État islamique, et vis-à-vis de laquelle le gouvernement d’Abdel Fattah al-Sissi entend répondre par la force.
Répétition du scénario libyen ?
Sauf que le système d’écoute, qui a coûté 10 millions d’euros, se met en place dans un pays en pleine dérive. En plus de servir à combattre les groupes terroristes visant le territoire égyptien et les Frères musulmans — l’autre bête noire du Caire –, l’outil risque de servir aussi à réprimer opposants politiques et manifestants mécontents de la politique menée par l’exécutif. Et la situation s’est beaucoup dégradée en Égypte.
Du coup, « Amesys commence à avoir peur que le phénomène libyen se répète », a fait savoir Olivier Tesquet, mais pour autant l’entreprise n’a pas arrêté le déploiement de ses outils dans le pays. « Le système devrait être opérationnel en Égypte d’ici la fin de l’année », a-t-il ajouté. Tant pis si la trajectoire actuelle du général al-Sissi l’éloigne à grande vitesse des standards démocratiques occidentaux.
Reste une question : quelle est la responsabilité du gouvernement français dans l’accès de l’Égypte à ces technologies ?
Si en 2012, l’exécutif avait estimé, dans le cas libyen, légale l’exportation de ces outils de surveillance, une modification législative fait que ces technologies d’espionnage — car c’est de cela dont il s’agit, si on peut récupérer les mails, les SMS, les discussions sur les réseaux sociaux ou les messageries instantanées — , sont perçues comme des armes de guerre devant faire l’objet de procédures d’autorisation à l’export.
Plus exactement, comme des biens à double usage.
C’est-à-dire pouvant servir aussi bien à des fins civiles que militaires. Ce type de produit doit obtenir une licence d’exportation à une autorité spéciale, le SBDU (service des biens à double usage), mise en place en 2010. Celle-ci rassemble les ministères (Affaires étrangères, Intérieur, Défense, Matignon) mais aussi la DGSE, la DGSI ou encore la DRM (direction du renseignement militaire).
Ce sont des ministères et des services de renseignement qui arbitrent pour savoir si on peut vendre ces services ou pas
« Ce sont des ministères et des services de renseignement qui arbitrent pour savoir si on peut vendre ces services ou pas », a commenté Olivier Tesquet. Or, étrangement, c’est un tampon « non soumis » qui a été apposé sur le dossier Amesys en Égypte. En clair, la douane a laissé passer l’exportation parce qu’officiellement, le SBDU n’a pas examiné la demande… elle n’entrerait pas dans la liste des biens à double usage.
Est-ce à dire que le SBDU méconnaît les activités d’Amesys ? Certainement pas : l’instance a eu à se prononcer sur plusieurs demandes de licence d’exportation : neuf ont été validées depuis le début de l’année 2016 (trois en Afrique de l’Ouest, deux au Moyen-Orient, une en Afrique subsaharienne, une en Europe, une en Asie et une en Amérique du Sud), mais deux autres ont été refusées : au Pakistan et en Turquie.
Dès lors, l’intervention du politique dans ce dossier apparaît comme l’explication la plus vraisemblable à cette étrange absence de vérification du SBDU sur les projets égyptiens d’Amesys. On sait que la France entretient des liens très étroits avec le général al-Sissi, notamment sur le plan militaire : 24 avions Rafale ont été achetés par le pays ainsi qu’une frégate furtive multi-missions de nouvelle génération.
Quoiqu’il en soit, l’affaire devrait rebondir sur le plan judiciaire. Pour l’instant, les suites du dossier Amesys révélées par Télérama ont fait réagir la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme et la Ligue des droits de l’homme : elles « demandent au gouvernement français d’agir immédiatement pour faire cesser l’exportation de matériel de surveillance au gouvernement égyptien ».
Un nouveau scandale retentissant
« Depuis l’accession au pouvoir d’al-Sssi par un coup d’État en juillet 2013, de graves actes de torture, disparition forcées, détentions arbitraires et exécutions arbitraires ont été rapportés. Des centaines de personnes ont été condamnées à mort, alors que des dizaines de milliers d’autres étaient arrêtées au nom de la lutte antiterroriste », rappellent les deux organisations.
Jugeant Le Caire « coupable de graves exactions contre les défenseurs des droits humains et contre toute voix contestataire », les deux organisations « demandent également aux autorités judiciaires compétentes d’étendre l’information en cours sur la fourniture de matériel de surveillance à la Libye au soutien de même nature apporté au régime égyptien ».
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