L’emoji « 💈 » apparaît de manière récurrente dans des profils d’usagers d’extrême droite sur X (Twitter). Il s’avère que ce ne sont ni des maîtres barbiers, ni des adeptes du poil lisse et soyeux, mais des usagers se réjouissant de la mort de jeunes de quartiers racisés.

De nombreuses communautés (politique, idéologique, religieuse, etc.) possèdent leurs symboles consacrés. Certains servent à véhiculer des messages de haine, comme « 🥛 » ou la cartosphère « 🗺 », porte-étendards respectifs d’une croyance dans le suprémacisme blanc et d’une xénophobie décomplexée. Si la signification de ces symboles a déjà été médiatisée, ce n’est pas encore le cas du « saint poteau », connu d’un nombre restreint d’initiés. D’où vient ce symbole exempt de modération, quotidiennement usité sur X (Twitter), et prenant la forme de l’emoji enseigne de barbier « 💈 » ?

« Saint poteau », qu’est-ce que c’est ? 

L’emoji 💈 est détourné pour incarner à l’écran numérique le saint poteau, en raison de sa prétendue ressemblance iconique avec un poteau. Si sur le réseau social Instagram, l’emoji 💈 est toujours l’apanage d’authentiques maîtres barbiers en 2023, sur X, la situation est différente. Il est investi par une communauté d’extrême droite pour exprimer sa satisfaction à l’annonce du décès de jeunes de quartiers populaires, racisés, généralement à la suite d’une course poursuite avec la police, ou à un rodéo urbain.

Le symbole a été initialement choisi en référence au décès d’un jeune survenu après l’emboutissage d’un poteau. L’expression « saint poteau » a néanmoins été déclinée à d’autres objets ayant entraîné la mort de jeunes de quartier (le « saint lampadaire », par exemple). L’expression sous-entend que les usagers de l’emoji rendent un culte à l’objet, qu’ils personnifient en Saint, estimant qu’il aurait rendu service à la société en tuant un jeune considéré comme une « racaille » ou un « délinquant ».

Des mèmes et des comptes, entièrement consacrés au symbole, témoignent du caractère divertissant et jubilatoire que revêtent ces tragédies pour les fidèles du « Saint poteau ».

Compte X dédié au saint poteau // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Compte X dédié au saint poteau. // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023
Mème du saint poteau observable sur X // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Mème du saint poteau observable sur X. // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023

Emoji 💈 et « saint poteau » : une trajectoire haineuse sur X

Les premières occurrences de l’emploi de ces signes avec une portée haineuse sur X remonteraient à octobre 2019, d’après les résultats obtenus grâce à l’outil de recherche de la plateforme. Avant ça, leur usage semble être circonscrit aux domaines capillaire et footballistique. Les usagers se félicitent dans des tweets que le « saint poteau » ait contré le tir de l’équipe adverse, promeuvent leur enseigne de barbier, ou partagent une photo de leur nouvelle coupe de cheveux avec l’emoji 💈, alors dénué de toute coloration haineuse.

Posts antérieurs à 2019 où le « saint poteau » désigne un poteau de football // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Posts antérieurs à 2019 où le « saint poteau » désigne un poteau de football. // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023
Posts antérieurs à 2019 où l'emoji « 💈 » est associé aux barbershops // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Posts antérieurs à 2019 où l’emoji « 💈 » est associé aux barbershops. // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023

La mort d’Ibrahima Bah, ayant percuté un poteau après que des policiers lui avaient barré la route le 6 octobre 2019 à Villiers-le-Bel, marque un virage sémantique pour l’emoji et l’expression, qui prennent une orientation haineuse. Depuis lors, le symbole est convoqué à chaque nouvel événement tragique impliquant un jeune de quartier racisé et adapté selon le contexte par des usagers de X.

Au rang des autres « saints » composant leur religion peu charitable, on trouve de manière non exhaustive : la « sainte portière » (par exemple, louée après que des policiers ont heurté un scooter sur lequel se trouvaient trois mineurs, en avril 2023), la « sainte balle » (glorifiée suite à la mort de Nahel Merzouk en juin 2023), le « saint courant » (encensé après qu’un mineur non accompagné se soit noyé, en avril 2023), le « saint transformateur » (salué a posteriori pour la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré datant d’octobre 2005), mais aussi le « saint feu rouge », le « saint toit », le « saint trottoir », le « saint bitume », le « saint pare-chocs », le « saint camion », le « saint LBD », le « saint mortier », le « saint mûr », la « sainte fenêtre », la « sainte cheminée », la « sainte rémigration », la « sainte carte », le « saint train », etc.

Capture d'écran Numerama // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Capture d’écran Numerama. // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023

Au fil du temps, le symbole s’applique à des scénarios plus variés, qui n’impliquent plus nécessairement la présence d’un véhicule motorisé, de « l’adjuvant » poteau, l’intervention de « salvateurs » policiers, et le même « heureux » dénouement, à savoir selon eux la mort d’un jeune de quartier racisé. Il devient aussi un outil pour se réjouir des déconvenues et des blessures infligées à cette figure de l’opposant que représenterait le jeune de quartier.

Le symbole est, par exemple, convoqué en 2020 après que Gabriel, 14 ans, a été passé à tabac par des policiers, ou qu’un jeune homme motorisé a heurté une portière, ouverte par un policier à son passage, à Villeneuve-la-Garenne. L’expression la « sainte portière », à l’emploi particulièrement prolifique, a d’ailleurs commencé à éclore sur X suite à cet accident. 

mèmes extreme droite sainte portière
Mèmes de la « sainte portière ». // Source : Captures d’écran Numerama le 30/08/23

Autre évolution de l’usage du symbole : il est invoqué pour exprimer le souhait que des jeunes de quartiers soient punis lorsqu’ils pratiquent des activités illégales qui sont médiatisées. Le « saint poteau » est alors prié de les mettre hors d’état de nuire pour rétablir l’ordre. Ainsi, les références au « saint poteau » abondent sur X sous des articles qui rapportent la pratique de rodéos urbains. 

Commentaire d'un usager de X priant le « saint poteau » d'ôter la vie aux participants d'un rodéo urbain // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Commentaire d’un usager de X priant le « saint poteau » d’ôter la vie aux participants d’un rodéo urbain. // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023
Mème d'une prière au « saint poteau » // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Mème d’une prière au « saint poteau ». // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023

Durant la pandémie de Covid-19, de nombreux articles alarmistes sur le non-respect des règles du confinement par des jeunes de quartiers populaires et le boom de rodéos urbains ont été publiés. À cette période, on constate une recrudescence de l’usage du symbole sur X. Cet agenda médiatique semble d’ailleurs calqué sur l’agenda politique. Le 25 mai 2020, Christophe Castaner annonce le lancement d’un nouveau plan de lutte contre les rodéos urbains à l’Assemblée nationale. 

Un symbole crypto-raciste et « balianophobe »

Si certains en doutaient encore à ce stade, le symbole du saint poteau est sans conteste fondamentalement raciste. Il charrie l’ensemble des stéréotypes attachés à la figure du jeune de quartier (incluant une certaine ethnicité, origine, religion), bien ancrés dans l’imaginaire collectif. Ce mécanisme à l’œuvre derrière l’emploi du symbole transparaît dans son association récurrente avec le personnage de « Karim ». Connoté négativement, il renvoie à un archétype du jeune de quartier : racisé, d’origine maghrébine, musulman, habillé en streetwear (« lacoste tn »), arborant une casquette, commettant des délits (trafic de drogue, rodéos urbains), vivant aux crochets de l’État, et constituant un trouble à l’ordre public.

Post recensant les caractéristiques de « Karim », archétype du jeune de quartier // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Post recensant les caractéristiques de « Karim », archétype du jeune de quartier. // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023

On trouve ainsi des mèmes dans lesquels « Karim » rencontrerait métaphoriquement le saint poteau ou la sainte portière, accréditant la thèse d’un substantifique symbole raciste : 

Mème de Karim et du « saint poteau » // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Mème de Karim et du « saint poteau ». // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023
Mème de Karim rencontrant la « sainte portière » // Source : Capture d'écran Numérama le 30/08/23
Mème de Karim rencontrant la « sainte portière ». // Source : Capture d’écran Numérama le 30 août 2023

Le caractère raciste et xénophobe du symbole est d’autant plus criant qu’il est parfois associé dans des posts à la « sainte rémigration » ou à la « sainte carte ». Cette dernière, aussi appelée cartosphère et prenant la forme de l’emoji « 🗺 », désigne un planisphère mis au point en 2006 par un psychologue, Richard Lynn (depuis radié), censé établir le « quotient intellectuel » des populations des différents pays (notion dont la validité et la pertinence ont depuis été contestées).

Cette carte est affichée par des internautes sur X pour revendiquer une prétendue supériorité intellectuelle et civilisationnelle des habitants des pays occidentaux sur ceux des pays africains. Cette apposition de la sainte carte au saint poteau est une preuve supplémentaire, si besoin en est, de l’idéologie raciste (à la fois biologique et différentialiste) nauséabonde imprégnant le symbole du saint poteau. 

Post contenant la « sainte carte » // Source : Capture d'écran Numerama le 30/08/23
Post contenant la « sainte carte ». // Source : Capture d’écran Numerama le 30 août 2023

Barrage au deuil

L’emploi du saint poteau traduit en creux une inacceptation catégorique d’une reconnaissance témoignée aux jeunes de quartiers populaires décédés et de la manifestation d’un deuil public. L’entreprise de déshumanisation de ces victimes passe par leur anonymisation, le refus péremptoire de leur reconnaître une individualité en les rebaptisant « Karim », en les réduisant à des clichés. L’idée avancée par la philosophe Judith Butler de vies non « pleurables » (« ungrievable »), indignes d’être préservées (dans Ces corps qui comptent encore, 2019), résonne avec ces discours minimisants à grand bruit la mort de ces jeunes.

Les laudateurs du saint poteau opèrent une hiérarchisation des vies en fonction de la « race » (comprise ici comme réalité sociale), et placent celles des jeunes de quartiers au ras de l’échelle du vivant. La commémoration des victimes issues de quartiers leur est d’autant plus intolérable qu’elle est souvent assortie d’une dénonciation militante des violences policières, et d’une exigence de justice rendue. Soutiens invétérés de la police, partisans du principe d’autorité et de l’ordre, les adeptes du saint poteau opposent à cette justice humaine une justice divine, sous le signe du saint poteau.

Dans le contexte d’une baisse de la modération sur X depuis son rachat par Elon Musk, d’une montée incidente de la haine en ligne, et d’une nouvelle vague de stigmatisation des jeunes de quartiers suite aux émeutes de juin 2023, l’emploi du symbole n’est pas près de tarir. Quitte à bafouer le plus élémentaire des commandements religieux : « Aime ton prochain comme toi-même. »

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