Cette semaine sur le web était riche en événements culinaires. Comme d’habitude, on retrouve des segmentations très marquantes entre les pratiques dites « féminines » et les autres. L’affaire #AlanFoodChallenge en est un énième exemple.

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Si je vous laissais explorer mon fil TikTok, vous y trouveriez beaucoup de contenus de nourriture. C’est logique, car j’aime manger, et aussi parce que la cuisine est un pilier essentiel du web. Cette recette (sans mauvais jeu de mots) est connue des médias traditionnels, qui proposaient des conseils culinaires à leurs abonné·es bien avant de devoir se battre pour l’attention des internautes. Puisque nous devons tous et toutes manger pour survivre, la nourriture est un sujet universel. On critique des restaurants, on teste une recette à la mode sur TikTok, on est circonspect·es devant des défis culinaires absurdes sur YouTube et, dans mon cas, on découvre très en retard le concept de gigatacos.

La semaine dernière, le youtubeur AlanFoodChallenge s’est retrouvé dans une drôle de sauce (admirez la métaphore filée). Connu pour dévorer des quantités invraisemblables de nourriture, il a été accusé de manipuler ses vidéos et a fini par admettre sa triche après un live désastreux où il a échoué à manger 3 gigatacos (qui contiennent chacun plus de 2 kilos de viande, d’après le site officiel de la chaîne de restauration qui les commercialise). Tout ce bazar est finalement typique du web ultraviral, avec une course à l’audience dont s’est retrouvé prisonnier le premier concerné (qui subit depuis un harcèlement très violent) mais aussi les personnes qui le critiquent à base de vidéos avec des titres comme 100% FAKE !!! ou Le Live le Plus DÉSASTREUX de l’Année. C’est une histoire navrante. Surtout, c’est une histoire d’hommes.

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La cuisine est politique, comme le reste

Les contenus comme ceux d’AlanFoodChallenge sont les héritiers du mukbang, une pratique née dans les années 2010 sur le web coréen, qui consistait à se filmer en train de manger une grande quantité de nourriture tout en discutant avec son audience. Du fait de cet aspect social, on y retrouvait beaucoup de femmes. Mais l’importation du mukbang en Occident a modifié ses contours, en le rapprochant de l’alimentation sportive. Les vidéos sont devenues plus absurdes, compétitives, parfois franchement écœurantes. « Les Américain·es n’ont rien compris au mukbang ; il ne s’agit pas de se rendre malade, mais de créer une connexion avec des inconnu·es autour d’un repas », écrivait The Verge en 2019.

On a tendance à ranger la cuisine ou l’alimentation dans la catégorie des contenus innocents du web, au même titre, par exemple, que les vidéos d’animaux mignons. C’est évidemment une illusion. Puisque tout le monde mange, cette activité va refléter notre société dans ses aspects positifs comme négatifs. Voir des hommes cyberharceler une députée avec des photos de barbecue, ça n’a rien d’apolitique. Dans son livre Steaksisme : en finir avec le mythe de la végé et du viandard (éditions Nouriturfu, 2021), la journaliste et autrice Nora Bouazzouni examine comment les stéréotypes de genre infiltrent nos assiettes. Elle prend justement l’exemple des gigatacos comme une « performance viriliste alimentaire » dopée par les réseaux sociaux. Elle souligne aussi que les femmes qui pratiquent l’alimentation intensive sont des « licornes » qui tantôt fascinent (car elles restent minces) ou dégoûtent (car on craint l’appétit féminin).

Au même moment où j’apprenais l’existence des gigatacos, j’ai aussi découvert le concept du girl dinner : des femmes qui préfèrent grignoter (des bouts de fromage, des légumes crus, etc) plutôt que de cuisiner un vrai dîner. Comme tous les micro-phénomènes de TikTok, on l’aura sans doute oublié dans quelques semaines. Néanmoins, j’ai été frappée par son contraste avec l’affaire AlanFoodChallenge. D’un côté, la performance puis l’humiliation d’un homme qu’on croyait sans limites. De l’autre, des toutes petites portions de nourriture disposées sur de jolies assiettes. Ode à la paresse féminine, ou énième variante de la pression à la minceur ? L’année dernière, l’association Counter for Digital Hate estimait qu’un·e internaute de 13 ans croisait son premier contenu encourageant aux troubles du comportement alimentaire au bout de 8 minutes passées sur TikTok.

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