Un millier d’utilisateurs francophones se sont échangés sur Discord, pendant plusieurs mois, des photos de leur sœur, de leur copine, ou de la pédopornographie en appelant les autres membres à se masturber. Alerté, Discord a laissé faire pendant plus d’un mois.

« Qui a des photos de personnes de sa famille ? » La question peut être anodine. Mais sur le serveur Discord appelé Sexy Bunny, elle prend un sens révulsant. Sur ce forum virtuel, plus de 900 membres s’échangent des photos, vidéos, et contenus à caractères pornographiques — et s’incitent à la masturbation et aux insultes.

Pendant des mois, les centaines d’utilisateurs y ont échangé des contenus de revenge porn concernant leurs ex-compagnes, des photos qu’ils présentent comme étant de leur sœur ou de membres de leur famille. Certains ont également diffusé des vidéos représentants des jeunes femmes mineures. Ces publications sont accompagnées de demandes des preuves que les « cumtributes », pour reprendre le terme utilisé sur la plateforme, ont bien eu lieu en retour — entendre, que les autres internautes se sont masturbés devant ces images volées.

Le serveur Sexy Bunny, qui avait été créé à l’automne 2023, a été fermé le 14 février 2024 par Discord, après avoir été alerté par Numerama. Mais le fait que le serveur ait pu exister pendant autant de temps soulève de nombreuses questions sur les capacités de modération du réseau social. Selon nos informations, Discord avait déjà reçu des signalements concernant l’existence de Sexy Bunny, un mois avant notre enquête.

Les demandes de revenge porn ou de photos volées étaient courantes sur le serveur // Source : Capture d'écran et montage Numerama
Les demandes de revenge porn ou de photos volées étaient courantes sur le serveur

Du revenge porn, des photos de famille, et de la pédopornographie

Dès qu’on arrivait sur Sexy Bunny, l’ambiance ne laissait pas de place au doute. Le serveur était divisé en plusieurs salons, chacun avec un thème spécial : l’un était nommé « 0 limite », d’autres « ex », « famille », ou encore « pote ». Toute une catégorie était consacrée à des photos Vinted volées, d’autres à des « skred », des photos de femmes dans l’espace public prises sans leur consentement. Si certains contenus étaient à caractère pornographique, notamment des nudes et du revenge porn, un grand nombre de photos que Numerama a pu voir étaient de simples portraits de femmes, habillées.

Toutes ces photos étaient partagées dans un seul but : que les autres utilisateurs se masturbent devant. Sur le serveur, les membres publiaient ce genre de messages quotidiennement : « ma sœur dort, je suis dans ça (sic) chambre, qui veut la voir dormir en cam et vous vous branler (sic) » ; « qui est chaud pour se branler sur mes potes ? » ; « qui pour jerktrib ma pute de meuf […] je vous recompenserai (sic) en scred d’elle ».

Du revenge porn et de la pédopornographie // Source : Capture d'écran et montage Numerama
Du revenge porn et de la pédopornographie // Source : Capture d’écran et montage Numerama

Trois termes reviennent régulièrement sur le serveur : cumtribute, jerktrib, ou plus simplement, tribs. Tous font référence au même acte : celui de se masturber devant des photos. Numerama a ainsi vu de nombreux messages proposant de « trib » des mineures : « qui pour trib une petite mineure de 14 ans ? » ; « je trib tout âge 0 limite » ; « ce soir je suis chaud pour trib sur des mineurs mais uniquement des nudes ».

En plus de « trib », pour avoir un certain statut sur Sexy Bunny, il faut en apporter la preuve. Des salons spéciaux du serveur étaient réservés à la publication de ces preuves, qui consistaient la plupart du temps à la publication de vidéos des membres en train de se masturber devant les photos envoyées un peu plus tôt par d’autres utilisateurs. D’autres publiaient directement des photos de leur sexe sur les visages des victimes, ou même des photos imprimées recouvertes de sperme.

Le serveur a été supprimé par Discord au bout d’un mois

Numerama a été alerté de l’existence de ce serveur par un·e modérateur·rice bénévole de Discord, souhaitant rester anonyme. Tombé·e par hasard sur le serveur lors d’une ronde, iel (le pronom que iel utilise) avait fait un signalement auprès de Discord le 9 janvier 2024. La réponse qu’iel avait reçue n’était pas à la hauteur : on l’informait simplement que son signalement avait été pris en compte. Aucune action n’avait été prise par Discord, qui avait pourtant reçu des captures d’écran des échanges. Pendant près d’un mois, le·a modérateur·rice a continué de faire des signalements sur le serveur, qui sont tous restés lettre morte.

Des « preuves » des « tribs » // Source : Captures d'écran et montage Numerama
Des « preuves » des « tribs » // Source : Captures d’écran et montage Numerama

Ce n’est que lorsque Numerama a contacté Discord que la plateforme a réagi : Sexy Bunny a disparu quelques heures après notre signalement. « Nous pouvons confirmer que nous avons examiné le serveur et son contenu, et que des mesures appropriées ont été prises », nous a confirmé un porte-parole. « La charte d’utilisation de la communauté Discord interdit la promotion ou le partage de contenus intimes entre adultes non consentants. En outre, Discord applique une politique de tolérance zéro à l’égard des abus sexuels commis sur des enfants, qui n’ont pas leur place sur notre plateforme ni nulle part ailleurs dans la société. »

Discord ne nous a cependant pas dit pourquoi la plateforme n’avait pas réagi aux signalements précédents, ni comment un tel serveur, qui comptait près d’un millier de membres, avait pu rester actif pendant plusieurs mois. La plateforme assure pourtant utiliser « une combinaison d’outils proactifs et réactifs pour bloquer les activités qui enfreignent nos politiques, en utilisant des technologies avancées comme les modèles de machine learning et le hachage d’images PhotoDNA ». Discord n’a pas non plus répondu à nos questions sur le nombre de modérateurs professionnels employés.

Quelles conséquences pénales ?

Selon l’avocate spécialisée dans le droit des nouvelles technologies Christiane Féral-Schuhl, Discord pourrait ainsi « voir sa responsabilité civile ou pénale engagée à raison du contenu illicite stocké. » Interrogée par Numerama, l’avocate indique que « l’hébergeur a l’obligation de procéder au retrait des contenus dont il a connaissance du caractère manifestement illicite ou qui lui sont signalés comme tels. Cette obligation a encore été rappelée dernièrement par le tribunal judiciaire de Paris, ayant précisé que la notification par un ayant droit réputait acquise la connaissance du caractère illicite du contenu visé. »

Le serveur Sexy Bunny hébergeait, de fait, un grand nombre de contenus illicites. Le partage de revenge porn est interdit par la loi, tout comme le partage de photos prises dans un lieu privé, sans le consentement des personnes apparaissant dessus, même lorsque les photos ne sont pas à caractère sexuel. « Ainsi, les utilisateurs qui prennent en photo/utilisent des photos de membres de leur famille, se trouvant dans un lieu privé, dans le but de les partager sur une plateforme sans leur consentement, portent atteinte volontairement à l’intimité de leur vie privée », précise l’avocate.

L’atteinte à la vie privée est punie « d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende » par l’article 226-1 du Code pénal. Les utilisateurs ayant partagé du revenge porn « encourent 2 ans d’emprisonnement et 60 000 euros d’amende », selon l’article 226-2-1 du Code pénal. Quant à ceux qui ont pris « des photos de femmes focalisées sur leurs parties intimes, sans leur consentement, dans l’espace public, et qui les transmettent sur des plateformes encourent 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende », explique Me Christiane Féral-Schuhl, citant l’article 226-3-1 du Code pénal.

Le partage de contenus pédopornographiques est également lourdement réprimandé. L’article 227-23 du Code pénal indique que la diffusion de l’image d’un mineur, lorsqu’elle présente un caractère pornographique, est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. « Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 euros d’amende lorsqu’il a été utilisé, pour la diffusion de l’image […] un réseau de communications électroniques. Par conséquent, les utilisateurs qui partagent des photos à caractère pédopornographique incitant les utilisateurs à se masturber dessus encourent 7 ans d’emprisonnement et 100 000 € [d’amende]. »

Sexy Bunny a été supprimé par Discord, mais d’autres serveurs ou forum de ce genre existent très certainement. Si vous en voyez d’autres, signalez-les immédiatement à Pharos, le service de police spécialisé. Si vous êtes vous-même victime de revenge porn ou de chantage aux nudes, vous pouvez retrouver la marche à suivre et les ressources à votre disposition ici.

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