L’article 13 de la directive européenne sur les droits d’auteur inquiétait beaucoup YouTube… et par procuration les vidéastes et les utilisateurs de la plateforme. Numerama vous explique ce que contient ce texte qui vient d’être adopté.

Mise à jour du 26 mars 2019 : la directive européenne sur les droits d’auteur a été définitivement adoptée par le Parlement européen ce jour. Le controversé article 13 va de fait entrer en vigueur dans l’Union. En novembre, nous vous expliquions ce que l’article 13 pourrait changer à YouTube.

Retrouvez ci-dessous cet article :

Ces dernières semaines, YouTube a multiplié les mises en garde à propos de l’article 13 de la directive européenne sur le droit d’auteur, appelant au passage ses utilisateurs de sa plateforme à se mobiliser à ce sujet – non sans un certain succès. Depuis, de nombreux vidéastes craignent que leurs contenus soient censurés, leur chaîne supprimée, et YouTube banni sur le continent. Mais qu’en est-il vraiment ?

Pour tout savoir sur cet article, Numerama a fait appel à deux spécialistes. Éloise Wagner est avocate, spécialisée en propriété intellectuelle. Elle est également coauteure de la chaîne YouTube de vulgarisation juridique 911 Avocat. Lionel Maurel lui, est juriste, et s’intéresse également particulièrement aux questions de propriété intellectuelle et droits sur Internet. Il est membre de la Quadrature du net, une association qui défend les droits des citoyens en ligne.

L’article 13, c’est quoi ?

Voici d’abord quelques éléments de compréhension sur l’article 13. Celui-ci vise à mieux protéger les ayants droit, c’est-à-dire les personnes ou entités ayant déposé des droits d’auteur sur une œuvre. Cela peut être par exemple un média, un producteur de musique, un réalisateur ou un chanteur.

Le bouton "play" de YouTube. // Source : Numerama

Le bouton "play" de YouTube.

Source : Numerama

L’article 13 contient des obligations à destination des plateformes où se partagent des contenus, comme YouTube. Il indique que l’entreprise sera responsable des contenus qui y sont publiés, et du respect des droits d’auteur à l’intérieur.

C’est un revirement : jusqu’à présent, la plateforme était considérée comme un hébergeur de contenu, c’est-à-dire qu’elle ne devait supprimer des contenus violant les droits d’auteurs que s’ils lui étaient signalés, et ce, dans un délai relativement court. Avec l’actuelle version du projet de directive, Éloise Wagner nous explique que YouTube passera à une responsabilité « pleine et illimitée ». Techniquement, cela signifie que YouTube devra s’assurer avant même d’avoir reçu un quelconque signalement, que des droits d’auteurs ne sont pas bafoués. De ceci découle tout un tas d’obligations, avec lesquelles YouTube n’est vraiment pas d’accord.

Le texte, tel qu’il est aujourd’hui, est encore sujet à interprétations, et il est toujours en cours de rédaction. Sa dernière version datant du mois de septembre est susceptible d’être encore largement modifiée avant sa mise en œuvre. Elle pourrait être également modifiée lors de sa transposition dans le droit français. Nous avons basé notre article sur les informations que nous avons en notre possession et le modifierons si la situation évolue.

« On devient une sorte de Corée du Nord ? »

Dans la directive, YouTube n’est pas considéré comme un simple hébergeur. Son niveau de responsabilité augmente en conséquence. Si le texte est approuvé ainsi, YouTube va devoir s’assurer lui-même qu’aucun vidéaste ne viole des droits d’auteurs. Pour cela, il y a deux solutions majeures.

  • La première consiste à passer des accords de licence avec tous les ayants droit. YouTube leur verserait de l’argent, et en échange, ces ayants droit laisseraient les vidéastes utiliser librement leurs contenus. Sauf que c’est une solution coûteuse, et surtout, difficile à mettre en application. « Signer des accords avec tous les ayants droit, cela signifie mettre d’accord des médias, des producteurs, des auteurs indépendants, bref, énormément de gens. C’est presque impossible, sauf si le texte est adouci à ce propos et admet des exceptions », constate Éloise Wagner, qui précise que YouTube a déjà des contrats avec des sociétés gérant les droits d’auteurs, comme en France la Sacem, la Sacd ou le Scam.
L'article 13 de la directive européenne sur les droits d'auteurs fait peur aux vidéastes. // Source : Numerama / Pixabay

L'article 13 de la directive européenne sur les droits d'auteurs fait peur aux vidéastes.

Source : Numerama / Pixabay
  • L’autre solution, c’est de filtrer les contenus de manière automatique. Cela signifie que la plateforme devrait examiner avant leur publication (grâce à un algorithme) toutes les vidéos publiées sur son site. La proposition de directive contenait cette notion de filtrage, mais ce n’est plus le cas dans sa dernière version, grâce notamment à la pression exercée par les plateformes. Elle conseille même de l’éviter, note Éloise Wagner. Mais c’est là que les choses se compliquent.

Un tel filtre peut effectivement faire craindre une forme de censure involontaire. Certes, la directive cite des exceptions au droit d’auteur (l’utilisation pour une parodie, de courtes citations, etc.), mais un algorithme peut difficilement détecter si une vidéo entre dans ce cadre d’exceptions ou pas. Ce problème de faux positifs existe déjà avec Content ID  – l’actuel système utilisé par YouTube pour détecter et sanctionner les violations de droits d’auteur.

Lionel Maurel comme Éloise Wagner ne voient pas vraiment comment YouTube, si elle était reconnue pleinement responsable des contenus et ne souhaitait pas payer, pourrait techniquement éviter le recours à des filtres. Et ce, qu’ils soient automatisés, ou à défaut, au moins plus stricts que Content ID.

« Des vidéos n’auront même pas la chance de pouvoir exister »

« Des vidéos supprimées ou démonétisées à cause d’un problème de droit d’auteur, ça existe déjà, détaille Lionel Maurel. Mais avec un filtrage automatisé fait en amont des publications, ces vidéos n’auraient même pas la chance de pouvoir exister. »

Éloise Wagner est plus optimiste. Elle remarque que des discussions doivent avoir lieu entre les plateformes et les ayants-droits, et qu’elles pourraient aboutir à l’adoucissement de cette partie du texte, comme le souhaiterait YouTube.

« Je ne monétise pas mes vidéos. Suis-je concerné ? »

Julien, de la chaîne « Tilleul et Cocaïne », a souhaité savoir si une chaîne non monétisée serait concernée par l’article 13. Éloise Wagner nous a indiqué que le projet de directive, tel qu’il est actuellement rédigé, couvrirait les utilisateurs lorsqu’ils n’agissent pas dans un but commercial. Ce dernier terme désigne à la fois les contenus monétisés grâce à l’insertion de publicités, et a priori, ceux qui contiennent des placements de produits ou qui sont, en soi, une publicité.

Si vous n’agissez pas dans un but commercial, alors les licences qui seraient passées par YouTube vous permettraient à priori d’utiliser des œuvres protégées en toute légalité, indique Éloise Wagner.

Cette partie du texte reste floue et, quoi qu’il en soit, si la solution algorithmique est retenue, elle serait appliquée sur toutes les vidéos.

« Ma chaîne pourrait fermer »

L’animateur Julien Chièze, comme bien d’autres vidéastes, a publié sur Twitter des messages inquiets. Ils y expliquent craindre la fermeture de leur chaîne. Certains hésitent même à continuer d’y poster des contenus.

Ceci est surtout lié au filtrage automatisé évoqué plus haut. Il pourrait, si YouTube choisissait effectivement cette solution, se solder par des suppressions de vidéos… Mais pas des chaînes, selon Lionel Maurel.

« Pour qu’une chaîne ferme, il faut qu’elle reçoive trois signalements de YouTube. Ces « strikes », explique-t-il, peuvent être mis en place lorsqu’une vidéo publiée en ligne ne respecte pas un droit d’auteur. Mais si le filtrage se fait avant la publication, ces strikes n’auront pas le temps d’être envoyés. »

Selon lui, les seules suppressions de chaînes possibles seraient décidées par les vidéastes. Ceux-ci préféreraient délaisser YouTube pour une autre plateforme parce qu’ils ne peuvent plus y poster le contenu qu’ils veulent… à moins que YouTube ne disparaisse complètement.

« C’est la fin de YouTube en Europe »

https://twitter.com/MargauxsTips/status/1062255271576248320

Des vidéastes prétendent en effet que YouTube va mourir en Europe. C’est ce que la CEO de l’entreprise, Susan Wojcicki, a elle-même laissé entendre dans une tribune publiée dans le Financial Times. Elle a également indiqué que les Européens ne pourront plus voir des contenus publiés depuis l’étranger.

Lionel Maurel se veut prudent à ce sujet. « Un autre article de la directive, le 11e, déplaît aussi à Google [la maison-mère de YouTube], et Google a menacé de fermer son service Google News pour faire pression. Elle l’avait déjà fermé en Espagne, en 2014. Mais ça reste une menace. Est-ce vraiment dans l’intérêt de YouTube de ne perdre des millions d’utilisateurs ? Je n’en suis pas certain. »

Éloise Wagner de son côté estime que «YouTube a multiplié les communications un peu choc, parce que c’est dans son intérêt que le texte du projet de directive change et que sa responsabilité reste allégée. » Et c’est ce que pensent également des utilisateurs ou vidéastes, qui ne sont pas dupes quant à l’engagement récent de YouTube contre la directive.

Quoi qu’il en soit, si aucun accord n’est trouvé et que la majorité des vidéos sont impubliables, YouTube perdra de l’intérêt en Europe.

YouTube risque de perdre beaucoup d’argent, et verse du coup un « bullshit total »

https://twitter.com/Hardisk/status/1063348797949001728

Certains accusent en effet YouTube de jouer sur la peur de ses utilisateurs… Pour éviter de payer. « Il y a de ça, reconnaît Lionel Maurel. La plateforme en réalité a la possibilité d’échapper à sa responsabilité croissante, sans avoir recours au filtrage. Mais cela impliquerait qu’elle rémunère tous les ayants droit au travers de contrats de licence onéreux. Il est très difficile, voire impossible de signer des accords avec tous, mais l’Europe pourrait peut-être faire des concessions à ce propos. »

« Plus de pouvoir aux ayants droit, c’est plus d’argent à verser pour YouTube »

L’avocate Éloise Wagner estime que pour YouTube, les enjeux financiers qui se cachent derrière l’article 13 sont énormes : « Ils ont tout intérêt à faire du bruit pour que ça ne passe pas. Plus de pouvoir aux ayants droit, c’est plus d’argent à verser pour YouTube. » Elle ajoute : « Ce qui me gêne c’est qu’ils font ça sans tout expliquer aux vidéastes. Ils les encouragent à se mobiliser contre l’article 13, mais ils se gardent bien de préciser que les vidéastes sont également des ayants droit. Et que de fait, leurs rémunérations pourraient augmenter si leurs droits d’auteurs étaient mieux protégés. »

Joint par Numerama, YouTube nous explique avoir payé 800 millions d’euros aux ayants droit européens ces 12 derniers mois. La plateforme assure que ce montant ne cesse d’augmenter, notamment grâce au durcissement de Content ID.

Que vont devenir les plus petites plateformes ?

L’avenir de plateformes alternatives plus petites que YouTube, par exemple PeerTube, est une question qui revient souvent sur Twitter. Des internautes comme Michaël craignent que la directive sur le droit d’auteur telle qu’elle est aujourd’hui ne les pénalise fortement, eux qui n’ont pas les moyens financiers de YouTube.

Qu’ils se rassurent : si ces plateformes peuvent être touchées par d’autres dispositifs de la directive, l’article 13 ne les concerne pas directement. « C’est un article qui a pour objectif de mettre les grosses plateformes face à leurs responsabilités, rassure Éloise Wagner. Les blogs ou sites d’hébergement plus petits ne sont pas concernés, et de gros sites comme Wikipédia en seront aussi exclus. »

L’article 13, détaille Lionel Maurel, ne concerne en effet que les plateformes où sont postés un grand nombre de contenus, qui ont aussi un but lucratif, et qui ont un rôle actif dans la gestion des contenus, c’est-à-dire qu’ils utilisent des algorithmes pour organiser les contenus par exemple. « Les instances concurrentes à YouTube comme PeerTube sont exclues parce qu’elles sont neutres. DailyMotion, Vimeo ou encore SoundClound, seront en revanche concernées. »

Une pétition contre l’article 13 a cumulé plus de 5 millions de signatures.


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