Emmanuelle Laurent invite YouTube à une grande expérience analytique. Cette vidéaste au talent certain a conquis Internet grâce à un format singulier et une démarche que certains qualifient de thérapeutique. Loin du divan, loin de la vulgarisation, sa chaîne Mardi Noir montre la voie d’une nouvelle psychanalyse.

Il y a deux ans, sur le modèle des « get ready with me » des Youtubeuses beauté, Emmanuelle Laurent lance sa chaîne Mardi Noir, avec un premier « PTLF ». Un acronyme bien connu de ses abonnés, une injonction à l’analyse couplée à un brin de maquillage, un modèle inédit que la vidéaste appelle alors Psychanalyse-toi la face !

Après des études de psychologie clinique et d’« analyse personnelle depuis trop longtemps » comme elle l’écrit, cette ancienne étudiante de Paris 7 avait sa place toute trouvée près du divan, tenant la discussion à une patientèle fidèle.

Mais quelque chose la bloque, selon son propre aveu. Manu, comme l’appelle ses abonnés, ne veut pas être psy, et pourtant, sa discipline la passionne jusqu’au débordement. Elle nous raconte : « Être ou ne pas être au cabinet : chez moi, c’est bloqué. Je ne sais pas s’il s’agit d’un blocage qui finira par de se déverrouiller. Peut-être que je ne serai jamais psy. » Elle concède : « Là, mon désir n’est pas d’être psy de cette manière. »

« Psychanalyse-toi la face ! »

Exit le cabinet, sa pendule au lourd tic-tac, sa bibliothèque lourde et son sacro-saint divan ; au lieu de l’attirail dont la tradition remonte à Freud, Emmanuelle Laurent a choisi une caméra qu’elle place en face de ses yeux, couplée à une trousse de maquillage plutôt épaisse et une gouaille intarissable sur les concepts analytiques qu’elle chérit.

Le résultat, c’est Mardi Noir, l’une des chaînes les plus insolites du YouTube français. Non seulement passionnante pour son auditoire, mais peut-être même thérapeutique. Concernant notre thérapie, justement, Manu nous laisse le choix : « Mes abonnés ont parfois un intérêt à apprendre, c’est parfois aussi du divertissement, j’imagine… Mais ça peut être thérapeutique. À la différence d’une vidéo conseil comme il en existe de nombreuses, mes vidéos, je crois, renvoient toujours à soi. »

Balayant l’idée d’une chaîne de vulgarisation — elle n’est pas le sachant dans le vocable de la psychanalyse — Manu rejette d’autant plus l’objectif du conseil, des ordres que l’on donne à un auditoire névrosé. Dans ses vidéos, elle tance souvent cette démarche « très Psychologie mag’ ». Elle finit par nous expliquer qu’il pourrait même s’agir d’une forme de masochisme du lecteur qui viendrait interroger Google à la recherche d’une potion inapplicable pour aller mieux.

Sur Mardi Noir, au contraire, « tu peux te vautrer dans l’indignité » dit-elle, mais à la fin, la vidéaste espère faire comprendre à ses abonnés qu’il s’agira toujours de leurs propres ressources qui permettront le réveil. Une démarche que ses confrères du collectif Culture Psy de Paris 7 n’ont pas de mal à qualifier de thérapeutique : « On peut suivre Mardi Noir sur le chemin de cette « auto-analyse individuelle en groupe » et aller explorer certains aspects de notre rapport au monde à partir du sien, ce qui peut parfois être thérapeutique « de surcroît » ! » résument-ils.

Toutefois, attention à ne pas franchir les barrières du virtuel : refusant le cabinet, lui préférant YouTube, Emmanuelle n’y voit pas un substitut de divan. Elle ne croit pas aux relations avec un psy qui se ferait à travers un écran : « À la limite sur Skype, mais le reste, ça me paraît dangereux, vous avez besoin de barrières dans une relation ». Les candidats à l’analyse se signifient pourtant auprès d’elle : « Ce sont souvent des psychotiques, je les invite à consulter, ou encore des névrosés, mais ils deviennent des potes, jamais des patients ».

L’intimité et le réveil

Dans le cabinet géant et virtuel de Manu, il semble y avoir beaucoup de potes. Chacun, à sa manière, finit par se sentir proche, voir étrangement intime, avec cette psy peu conventionnelle qui philosophe sur la sodomie en rentrant de soirée, parle Lacan comme on parle de foot, et secoue nos névroses l’air de rien. Ses confrères psy résument : « Avec cette touche d’humour bien particulière, Mardi Noir réalise pourtant dans ses vidéos un véritable travail d’actualisation des concepts psychanalytiques au prisme de notre actualité, apportant ainsi une vague de fraîcheur à la psychanalyse d’aujourd’hui. »

Un sentiment de proximité probablement dû au maquillage, à l’idée de suivre la jeune femme dans sa préparation cosmétique. Certains croient y déceler une méthode, une astuce de psy, mais pour la vidéaste, il s’agissait surtout de s’inspirer des Youtubeuses qu’elle regardait. « Il y avait ces vidéos que j’adorais regarder où les Youtubeuses se maquillaient face caméra, mais le maquillage semblait être un prétexte pour parler d’elles, raconter des trucs qui leur sont arrivés » se souvient-elle. Y voyant le contexte d’une intimité et d’un format calibré pour la parole, Manu s’inspire et se prépare à faire de même. Elle veut alors « dire des trucs intéressants en [se] maquillant » : il s’agira de concepts de psychanalyse.

Aujourd’hui, Manu a gagné en maturité technique et analyse son format avec un certain recul : « Plus le temps passe, moins le maquillage prend de la place dans mes vidéos, mais je veux le conserver, c’est le dernier rempart contre le discours du maître, ça me détourne de mon discours ». Le collectif Culture Psy croit déceler « derrière le vernis et le mascara, avec brio et subtilité, un savoir qui convoque et convie toujours nos manques en passant cependant toujours par le dévoilement des siens ». C’est peut-être ce dévoilement de sa personne qui brise le cadre de la vulgarisation et fait entrer maquillage et analyse dans un contexte de proximité évidente.

Jacques Lacan, « coquinou », est une référence récurrente pour Emmanuelle Laurent

Jacques Lacan, « coquinou », est une référence récurrente pour Emmanuelle Laurent

En outre, la psy construit des vidéos pleine de spontanéité, qui garde leur forme de liberté et elle établit là une transmission de l’analyse dans une forme aussi moderne qu’intime.

Si la jeune femme apparaît au naturel, pleine d’élan, elle nous raconte être pas avare en coupures et montage « j’ai souvent environ une heure ou une heure quinze de rush » qui résultent à des pastilles d’une dizaine de minutes. Pour la vidéaste, le montage est « un effort de ponctuation ». A contrario des vidéos fleuves qui endorment, Manu veut « réveiller, faire lever [l’internaute] de son canapé ». N’y voyez pas une injonction, c’est d’abord formel, « comme chez Lacan, les fins de mes vidéos sont frustrantes, à la manière d’une séance qui pourrait durer 4 minutes ».

Les conclusions tombent comme des claques et livrent le spectateur à lui-même, armé d’un nouveau concept pour s’attacher à ses névroses.

Une méthode qui n’a en apparence rien de commun avec le divan, et qui pourtant, semble en partager bien des bénéfices.  Le collectif de son Université auprès duquel la vidéaste a donné une conférence définit finalement mieux que nous ce que l’on ressent en regardant Mardi Noir : « c’est se lancer pourquoi pas dans une expérience d’introspection collective d’orientation psychanalytique  nous expliquent-ils et entreprendre alors un questionnement personnel sur ses propres déterminismes inconscients. » L’inconscient, à saisir sur YouTube.

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