10 ans après sa mort, les travaux de l’anthropologue et philosophe René Girard connaissent une nouvelle jeunesse avec l’ascension de la droite MAGA à la tête des États-Unis, de J. D. Vance, le vice-président des États-Unis, à Peter Thiel, cofondateur de PayPal, et proche d’Elon Musk.

Il est mort en 2015, et pourtant, jamais son travail n’a suscité un tel intérêt outre-Atlantique. En cause : l’appropriation des idées de René Girard par les technophiles de la droite américaine, du vice-président américain, J. D. Vance, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans le monde des startups côté investisseurs, au prophète libertarien Peter Thiel, entrepreneur allemand installé aux États-Unis, qui a fondé sa richesse sur PayPal. Tous deux revendiquent l’héritage idéologique du défunt professeur à l’Université de Stanford.

Né en 1923 à Avignon, René Girard a quitté la France pour s’installer aux États-Unis où il a développé une carrière universitaire à la croisée de l’anthropologie, de la théologie et de la philosophie. Sa notoriété s’est bâtie sur les théories du désir mimétique et du bouc émissaire.

Des théories qui résonnent à l’ère des réseaux sociaux

Les théories du désir mimétique et du bouc émissaire reposent sur l’idée que l’être humain désire ce que l’autre désire. Une rivalité mimétique se met donc en place, ce qui génère concurrence et violences. Émerge alors un bouc émissaire, qui permet à une communauté de canaliser cette violence et de s’unir contre des victimes communes.

Nombreux sont les adeptes de René Girard à estimer que les réseaux sociaux se sont inspirés de ces principes pour prospérer. Celui qui se fait parfois appeler le « parrain du like » dans les milieux universitaires américains aurait placé ses thèses, pour la Silicon Valley, au cœur du fonctionnement même des réseaux sociaux. Peter Thiel, ancien étudiant de René Girard à Stanford dans les années 1980, a d’ailleurs profondément intégré les théories de son professeur dans sa propre approche de l’investissement. C’est ainsi qu’il est devenu l’un des premiers investisseurs de Facebook.

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René Girard en 1981 // Source : Chuck Painter Stanford News Service

Peter Thiel est tant pénétré par l’œuvre de René Girard qu’il en finance les recherches. En 2008, il a créé un fonds philanthropique, Imitatio, pour pousser le développement des études girardiennes et soutenir les recherches sur le désir mimétique. Il en fait un usage stratégique : cette approche lui permet de justifier une vision élitiste, voire aristocratique, de l’innovation. Il oppose les innovateurs authentiques, qui s’élèveraient, selon lui, au-dessus des conventions ; aux imitateurs englués dans la compétition. À ce sujet, Peter Thiel a assuré dans une tribune que « la concurrence était pour les losers » : pour le capital-risqueur, le véritable gagnant est celui qui n’est pas en concurrence avec les autres, parce qu’il a un produit complètement distinct.

La politisation de l’héritage girardien

Peter Thiel s’érige en missionnaire de René Girard et évoque régulièrement ses idées en conférence. C’est ainsi qu’en 2011, il se rend à l’Université de Yale pour évoquer la théorie du désir mimétique.

Dans le public, J. D. Vance, étudiant, adhère tout de suite aux paroles prêchées : « la conférence de Peter reste le moment le plus marquant de mes études à la faculté de droit de Yale. Il exprimait un sentiment jusque-là inexprimé : j’étais obsédé par la réussite, non pas comme une fin en soi, mais pour remporter une compétition sociale. Je me suis tourné vers l’avenir et j’ai réalisé que j’avais mené une course désespérée, dont le premier prix était un emploi que je détestais » se remémore celui qui deviendra le vice-président des États-Unis.

À partir de là va se nouer une relation entre les deux hommes. Peter Thiel fait entrer en 2016 J. D. Vance chez Mithril Capital, l’un de ses fonds de capital-risque, qui porte le nom d’un métal précieux fictif de la saga Le Seigneur des anneaux. C’est ainsi que le futur colistier de Donald Trump est introduit dans la Silicon Valley. Il n’y passera que 5 ans avant de se lancer en politique avec le soutien deThiel qui injectera 15 millions de dollars dans sa campagne pour les élections de mi-mandat au Sénat, en 2022. L’occasion pour le candidat républicain de mettre sur le devant de la scène les idées girardiennes, avant de gravir les échelons politiques.

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Peter Thiel au Converge Tech Summit 2022, à Phoenix en Arizona, le 9 février 2022 // Source : Wikimedia Commons

« Peter Thiel et J. D. Vance se servent des logiques du désir mimétique et du bouc émissaire pour désigner la violence du capitalisme, quand René Girard n’en avait rien à faire du capitalisme. Il n’était pas politisé. Son travail est un travail d’anthropologue » souligne la philosophe Catherine Malabou interrogée par Numerama, car le penseur a d’abord étudié les religions primitives et la notion de sacré. « Des figures croyantes comme J. D. Vance vont pouvoir trouver une forme d’échappatoire à la violence induite par le capitalisme, en allant sur Mars par exemple » précise t-elle, avant d’ajouter « ‘on va aller sur Mars’ veut dire ‘on va trouver une autre manière de vivre en société, dans laquelle il n’y aura plus de violence’. » C’est une idée présentée par Peter Thiel dans son essai Politics and Apocalypse, publié en 2007.

Pour l’essayiste Bernard Perret, le résultat est l’avènement d’une politique techno-féodaliste soit, la « domination des innovateurs qui ont toute liberté pour développer des innovations de rupture et configurer la vie sociale avec la technologie. Cela est incompatible avec la démocratie telle qu’elle existe ». Et de s’indigner auprès de notre rédaction : « Girard n’aurait jamais avalisé cette idéologie puisqu’elle justifie de nouvelles formes de violences et de nouvelles formes de stigmatisation et de recours à des techniques de bouc émissaire ».

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Le sénateur américain J. D. Vance à la Convention du peuple à l’Huntington Place de Détroit dans le Michigan, le 16 juin 2024 // Source : Wikimedia Commons

Une mode passagère ? 

« Peter Thiel, J.D. Vance, Curtis Yarvin… Ils se sont tous installés au centre du pouvoir » rappelle à notre rédaction Adrian Daub, professeur de littérature comparée à l’Université de Stanford. En revanche, Paul Dumouchel, vice-président de l’Association Recherches Mimétiques penche plutôt pour un « emballement médiatique » autour de l’appropriation du travail de René Girard par les technophiles de droite.

En tous cas, René Girard continue de faire parler. Un peu plus d’un an après le rapatriement de ses cendres en France par la Société des amis de Joseph et René Girard, sa bibliothèque doit prochainement arriver à Avignon. Elle était jusqu’ici restée là où il a établi sa carrière, à Stanford.

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