Dévoilée le 18 juin 2019, la blockchain Libra est le premier projet du genre à recevoir le soutien et l’implication de 28 grandes entreprises. Mais comme pour toutes les cryptomonnaies, certaines zones d’ombre appellent à la précaution.

Lorsque l’on murmure les mots « blockchain » et « cryptomonnaie » dans l’oreille d’un régulateur étatique, ses réactions sont souvent teintées d’agitation et d’inquiétude. Le dévoilement fracassant de la Libra ce mardi 18 juin a ainsi occasionné un bel effet. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire s’est ainsi fendu de longs commentaires, pas tous factuellement exacts. Le gouverneur de la Bank of England, Mark Carney, a lui déclaré garder « l’esprit ouvert » concernant la Libra, à condition que celle-ci respecte « les plus hauts standards » de régulation.

Commençons par clarifier un point : la Libra n’appartient pas à Facebook. La Libra est une blockchain partiellement décentralisée, gérée par une ONG suisse nommée Association Libra, elle-même présidée par un conseil où siègent actuellement 29 grandes entreprises (dont des noms comme Facebook, Uber, Mastercard ou Paypal). Par contraste, Calibra est une intégration particulière de la Libra par un des membres du conseil, Facebook, à destination de ses propres utilisateurs. Uber ou Mastercard pourraient par exemple, à l’avenir, avoir à leur tour leurs propres implémentations.

Reste que Libra (ou Calibra) pourrait poser de nombreux problèmes, de la stabilité financière à la souveraineté des États.

Problème 1 : stablecoin et entourloupe

Le bitcoin, l’éther et les autres cryptomonnaies établies sont connues pour jouer au yo-yo sur les plateformes de cryptotrading. Ces monnaies, dites « à taux de change flottant » dans le jargon économique, voient leur valeur fluctuer au gré de l’offre et de la demande chez les investisseurs. Mais il existe d’autres cryptodevises, « à taux fixe », dont la parité est assurée avec une monnaie fiduciaire telle que le dollar grâce à une « caisse d’émission ». C’est ce qu’on appelle des stablecoins, dont fait partie la Libra.

Que ce soit dans le monde physique ou dans l’univers crypto, le fonctionnement d’une caisse d’émission est le même. L’autorité financière nationale garde des réserves d’une devise étrangère (par exemple, du dollar). Quand elle émet sa monnaie nationale (par exemple, du peso argentin des années 1990), elle s’assure que pour chaque peso émis, elle dispose bien d’une quantité équivalente de dollars dans ses caisses. Ainsi, si quelqu’un vient à l’autorité financière avec des pesos, celui-ci peut nécessairement les échanger contre une somme donnée en dollars.

Diego Torres Silvestre

Pour échapper à l’hyperinflation, l’Argentine avait fixé son peso sur le dollar américain dans les années 1990. Diego Torres Silvestre

Quelques petits pays, comme Hong Kong ou la Lituanie, utilisent un système similaire pour éviter les attaques spéculatives sur leur monnaie et autres cas d’hyperinflation. La Libra a choisi de s’aligner sur un « panier de monnaies », pour éviter d’être dépendante des cours d’une seule devise. Sur le papier et sauf catastrophe, la Libra semble donc bien immunisée contre la volatilité des cryptomonnaies, grâce au rôle de l’Association Libra comme autorité financière.

En pratique, d’autres stablecoins avant la Libra se sont avérés être frauduleux. Faute d’audits indépendants, il est difficile de vérifier qu’un stablecoin dispose réellement des devises fiduciaires qu’il affirme stocker. Le plus célèbre d’entre eux, le Tether (fixé au dollar) et ses 3,5 milliards de dollars de capitalisation a avoué que seuls 74 % de ses tethers étaient vraiment soutenus par des dollars. On ose espérer que les grands noms impliqués dans la Libra feront preuve de plus de transparence.

Problème 2 : connaissez votre client !

Admettons que vous êtes une banque. Si un client veut créer un compte chez vous pour y déposer une valise remplie de billets, vous vous poserez des questions. Vous allez au moins vérifier l’identité de la personne pour être sûr•e qu’elle n’est pas impliquée dans des affaires douteuses. C’est le principe du know-your-customer (« KYC », ou « connaître son client ») : une procédure qui permet de lutter contre le blanchiment d’argent (anti-money laundering, ou « AML ») et permettre à la brigade financière de retrouver la trace de ceux qui ont commis des transactions douteuses.

Le KYC se présente souvent sous la forme de formulaires à remplir et de pièces justificatives à fournir. C’est une étape incontournable et plus ou moins fastidieuse pour commencer à trader sur une plateforme d’échange de cryptomonnaies. KYC et AML sont également des choses assez lourdes à implémenter du côté des cryptostartups, qui ne manquent parfois pas de se plaindre.

https://twitter.com/ProfJulieHill/status/1140959700353212416

Doit-on alors s’étonner ou non en voyant que le whitepaper de la Libra ne traite ni de KYC ni d’AML ? « Aucune indication de comment cette blockchain pseudonyme respectera les lois contre le blanchiment d’argent et sur l’obligation de connaître son client », constate la juriste bancaire Julie Hill de l’université de l’Alabama. Peut-être que ces importants détails seront relégués aux implémentations de la Libra par des entreprises données, comme Calibra de Facebook.

Problème 3 : confidentialité des données financières

Même si Mark Zuckerberg a promis de tout changer, Facebook n’est pas vraiment en odeur de sainteté sur la question de la vie privée. Quand la firme de Menlo Park promet que « Calibra ne partagera pas des informations de compte ou des données financières avec Facebook Inc. ou tout autre tiers sans l’accord du client » (avec des exceptions notables pour les forces de l’ordre), certains restent frileux.

C’est l’occasion de rappeler que les cryptomonnaies ne chiffrent pas les transactions — au contraire, le principe est qu’elles soient inscrites en clair sur la chaîne de blocs pour que tous les vérificateurs puissent les lire. Bien sûr, des variantes existent : certaines cryptomonnaies comme le Dash ou le Zcash comportent du chiffrement supplémentaire pour assurer la confidentialité des transactions.

De telles mesures de confidentialité ne semblent pas être codées dans la Libra. Rien n’empêche les entreprises du consortium, si elles le souhaitent, de surveiller les échanges d’argent qui s’y produisent. « Je ne pense pas qu’il soit possible d’exprimer quelle régression catastrophique ce sera, tweete le cryptographe Matthew Green de l’université John Hopkins. Dites ce que vous voulez de Visa et des banques traditionnelles, elles ne diffusent pas le détail de vos transactions au monde entier ».

Le 9 mai 2019, le comité bancaire du Sénat américain avait adressé une lettre ouverte à Facebook concernant ce qui ne s’appelait encore que le « projet Libra ». Le document égrenait sept questions à la firme, dont six liées à la confidentialité des données financières des  utilisateurs. Mardi 18 juin, le jour du dévoilement de Calibra, un⋅e porte-parole de Facebook déclarait laconiquement à CoinDesk : « Nous avons reçu la lettre et sommes en train de traiter les questions des sénateurs ». Pour plus de précisions, il faudra attendre.

Problème 4 : Facebook l’hégémonique

Comme on l’a dit, la blockchain Libra et la filiale Calibra de Facebook sont deux choses distinctes. Pourtant, force est de constater l’implication considérable du réseau social, ou du moins de ses ingénieurs, dans Libra en général. La firme de Zuckerberg affirme que son rôle de « leadership » prendra fin au cours de cette année 2019, avant le lancement prévu de la Libra en 2020. Peut-on lui faire confiance pour laisser à l’Association Libra toute son indépendance ?

Ce soucis est bien connu dans le milieu des organisations internationales (les « OI », qui regroupent des États à l’échelle mondiale, comme l’ONU, le FMI ou l’OMS). Après la Seconde Guerre mondiale, les Nations-Unies avaient officiellement été créées comme forum où tous les pays auraient leur voix ; en pratique, les grands vainqueurs de la guerre s’offraient un droit de veto au Conseil de Sécurité et mettaient sous le tapis le sujet de la décolonisation.

La structure de la blockchain Libra offre une solution ingénieuse à au moins une partie du problème. Le système est codé pour qu’aucun membre du conseil de l’Association Libra ne puisse disposer de plus de 1 % du droit de vote, quelle que soit sa contribution financière. On peut néanmoins se demander pourquoi Facebook aurait renoncé à l’opportunité d’avoir des droits de vote bien plus importants, qui lui auraient permis une certaine hégémonie monétaire envers d’autres entreprises.

Peut-être était-ce une concession pour parvenir à attirer plus d’entreprises, que l’on imagine peu désireuses de devoir faire allégeance à Facebook pour utiliser la cryptomonnaie. Et alors, le géant de Menlo Park pourrait tabler sur des moyens moins institutionnels de peser dans la balance. Fort d’une population de plus de deux milliards d’utilisateurs, Facebook pourrait être tenté de faire pression de manière informelle sur nombre d’acteurs plus petits. Ou vice versa, si ces derniers coalisent leurs efforts de lobbying envers Facebook ou un autre acteur. Bienvenue dans la politique merveilleuse des organisations internationales !

Problème 5 : la souveraineté monétaire

L’autorité pour frapper monnaie est un des attributs majeurs de la souveraineté des États. En effet, l’argent est le nerf de la guerre, et on ne veut pas le laisser entre les mains d’une banque centrale étrangère en cas de crise ! C’était là un des arguments, dans les années 1990, contre l’instauration de l’euro comme monnaie unique dans l’Union européenne.

Et c’est un point sur lequel insiste Bruno Le Maire face à la Libra, qui est ni plus ni moins une devise à part entière dont l’autorité monétaire est dirigée par un consortium d’entreprises. Dans une interview à Europe 1, le ministre de l’Économie affirme que « la capacité d’émettre des titres, de constituer une réserve et d’être un prêteur en dernier ressort : tout cela n’est pas envisageable ». La monnaie devrait pour lui « rester aux mains des États et pas des entreprises privées qui répondent à des intérêts privés ».

La Banque Centrale Européenne (BCE) à Francfort. // Source : Kiefer

La Banque Centrale Européenne (BCE) à Francfort.

Source : Kiefer

En tant que telle, l’existence de monnaies privées n’a rien de nouveau. Aux 19e siècle, lorsque de grandes entreprises minières ou forestières construisaient des villes entières pour loger leurs travailleurs, celles-ci remettaient volontiers à leurs employés des billets spéciaux qui ne pouvaient être utilisés que dans les commerces de la ville. Ces sortes de « points de fidélité » existent encore de manière résiduelle aujourd’hui, mais les régulateurs les apprécient peu. En septembre 2008, la Cour suprême du Mexique avait ordonné à la branche locale des supermarchés Wal-Mart de cesser de rémunérer ses employés sous forme de coupons utilisables uniquement chez Wal-Mart.

La Libra, quant à elle, opérerait à une échelle transnationale et serait partagée par plusieurs grandes entreprises. Si cela semble sans précédent, il faut tempérer l’autonomie relative de la Libra. Celle-ci n’a pas de politique monétaire propre et est directement indexée sur un panier de monnaies fiduciaires, ces dernières étant chacune contrôlées par des États souverains. De plus, on peut imaginer que les États eux-mêmes veuillent s’impliquer dans cette nouvelle cryptodevise, en y investissant suffisamment pour siéger au conseil — une option qui n’a pas encore été abordée par Libra, le white paper ne mentionnant que des ONG, entreprises et plateformes de cryptomonnaies.

Une première version de cet article comportait une erreur, et confondait le principe de la caisse d’émission avec celui d’une banque centrale maintenant un régime de change lié.


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