Le 27 mai 2021, un télescope américain a détecté le rayon cosmique avec la seconde plus grande énergie de l’histoire de leur détection. L’intensité énergétique a été si prodigieuse qu’elle interroge notre faculté à saisir la physique des particules.

Une récente publication dans Science annonce la découverte faite par un télescope très spécial construit dans un désert de l’Utah d’un rayon cosmique tombé sur Terre le 27 mai 2021.

La Terre est constamment bombardée par un rayonnement venant du cosmos, mais ce rayon-ci est doté d’une énergie encore jamais observée, d’autant que cette énergie macroscopique est portée par un probable proton, c’est-à-dire qu’elle est concentrée dans un volume infinitésimal. Une telle densité d’énergie ne se trouve nulle part ailleurs sur Terre.

C’est probablement une infime poussière témoignant d’un événement cataclysmique né dans les profondeurs du ciel il y a très longtemps et sa provenance pose un problème d’interprétation pour les physiciens.

La découverte des rayons cosmiques

En 1911, Victor Hess découvrit un rayonnement provenant du cosmos. Pour ce faire, il n’hésita pas à monter dans un ballon jusqu’à l’altitude de cinq kilomètres afin de s’affranchir du rayonnement terrestre provenant de la radioactivité émise par notre planète. Il utilisa un « électroscope », un instrument capable de mesurer le flux de particules ionisantes qui le traversent. Ainsi, il observa que le flux augmentait avec l’altitude, et donc avait pour origine l’espace. Hess reçut le prix Nobel en 1936.

La surface terrestre reçoit en permanence environ cent particules chargées par mètre carré par seconde. Ces particules sont des « muons », des particules élémentaires similaires aux électrons, mais de masse plus élevée.

Mais ces particules ne sont pas en elles-mêmes les rayons cosmiques qui proviennent des profondeurs du cosmos : ce sont des particules « secondaires », créées par les interactions initiées dans l’atmosphère par des protons ou autres noyaux lourds qui eux viennent de beaucoup plus loin. À l’arrivée sur Terre, il ne reste plus que des muons et des neutrinos, parce que les autres particules produites ont disparu (soit elles se désintègrent, soit elles interagissent à leur tour).

Une gerbe de particules dans l’atmosphère

L’atmosphère qui entoure la Terre forme une pelure épaisse de quelques dizaines de kilomètres. Au total, nous avons au-dessus de notre tête l’équivalent de 10 mètres d’eau. Cela fait beaucoup de matière et un proton arrivant sur les hautes couches va nécessairement interagir pendant la traversée. En moyenne, l’interaction avec les molécules de l’atmosphère a lieu à une altitude d’environ 20 kilomètres.

Les interactions de particules élémentaires sont étudiées finement dans des expériences en laboratoire comme au CERN. Ainsi, on sait qu’un proton traversant la matière produira une première interaction avec création d’une palette d’autant plus large d’objets secondaires que son énergie est élevée : pions, kaons… Mais ces particules auront l’occasion d’interagir à leur tour, et les particules ainsi produites interagiront… Au final, on obtient ce qu’on appelle une « gerbe » de particules.

On modélise le passage des protons dans l’atmosphère jusqu’aux énergies atteintes aux accélérateurs et, pour les énergies supérieures, on extrapole grâce à des programmes de simulation informatique. Ainsi, la gerbe peut s’allonger sur des kilomètres avec un cœur situé à environ 10 kilomètres d’altitude. Plus l’énergie du rayon cosmique est élevée, plus le nombre de particules secondaires est grand et, aux énergies dont on va parler, la gerbe peut être riche de milliards de particules secondaires qui arroseront plusieurs kilomètres carrés de surface terrestre. Détecter de telles gerbes permet de remonter à la particule qui leur a donné naissance.

gerbe cosmique
Schéma d’une cascade atmosphérique produite par un proton. // Source : Beetjedwars, Lacosmo, ComputerHotline

Un télescope gigantesque en plein désert

Comment voir de telles gerbes créées dans l’atmosphère ? Pour Platon, la connaissance se déduit de l’interprétation d’ombres perçues au fond d’une caverne. Dans le cas présent, il s’agit d’extraire les propriétés du rayon cosmique responsable de la gerbe à partir de l’empreinte laissée à l’arrivée sur Terre.

Les événements de très haute énergie sont rarissimes. Celui dont on parle possède une énergie reconstruite de 244 Exa-eV (244 x 1018 eV), et le flux correspondant est attendu au niveau d’un exemplaire par siècle et par kilomètre carré ! Ici, les énergies sont mesurées en eV et ses multiples, 1 eV étant l’énergie acquise par un électron dans une différence de potentiel de 1 volt – une énergie infime qui, en unité conventionnelle, correspond à 1,6 10-19 joule.

En conséquence, pour avoir une chance de détecter quelques-uns de ces phénomènes si rares, il faut construire un télescope gigantesque en instrumentant une surface au sol aussi étendue que possible.

Le « Telescope Array » à l’origine de cette observation est situé dans un désert de l’Utah au milieu des États-Unis. Il est composé d’un réseau carré de 507 stations installées au sol, chacune de superficie 3 mètres carrés, construites de « scintillateurs plastiques » qui réagissent au passage de particules. Les stations sont réparties avec un espacement entre elles de 1,2 kilomètre, ce qui donne une surface sensible totale de 700 kilomètres carrés. Ce réseau terrestre est secondé par des détecteurs de fluorescence pointés vers le ciel : ceux-ci sont capables de voir des traces lumineuses associées aux gerbes qui strient l’atmosphère pendant les nuits sans lune.

L’intensité des signaux recueillis donne une information sur la gerbe qui permet de mesurer l’énergie du rayon cosmique responsable, et sa direction d’arrivée est déduite par les différences de temps mesurées au niveau des diverses stations au sol. L’incertitude est estimée à 1,5 degré.

L’événement ultra-énergétique du 27 mai 2021

Ainsi, l’événement publié déclencha un total de 23 détecteurs voisins en coïncidence dans le télescope, arrosant une surface d’environ 30 kilomètres carrés. Une large composante de muons est observée, ce qui exclut que la particule d’origine soit un photon (les photons engendrent des gerbes électromagnétiques composées de particules différentes de celles attendues pour un proton) – mais l’étude plus poussée de la composition de la gerbe n’a pas permis de déterminer s’il s’agit d’un pur proton ou d’un noyau plus lourd.

L’énergie reconstruite de 244 Exa-eV est affectée d’une incertitude d’environ 25 %. C’est une énergie colossale, 30 millions de fois plus élevée que l’énergie des protons atteinte au CERN par l’accélérateur qui découvrit le boson de Higgs. Cela correspond à environ 40 joules en unité courante, c’est l’énergie transportée par une balle de tennis envoyée par le smash d’un champion lors d’un grand tournoi. C’est une énergie époustouflante d’échelle macroscopique concentrée dans une particule – probablement un proton – dont la taille ne dépasse pas 10-15 mètres !

Le mystère de l’origine de ce rayon cosmique

Pour Aristote, le cosmos était immuable – au contraire de la Terre, qui est périssable. Les rayons cosmiques, que le philosophe grec ne pouvait anticiper, prouvent de manière très directe que l’Univers est en perpétuel chambardement. On sait aujourd’hui que le ciel cache des drames titanesques – des trous noirs phagocytent leurs étoiles voisines, des galaxies se télescopent, des étoiles binaires coalescent… On est loin de l’harmonie qu’on admire en tournant les yeux vers le ciel pendant une belle nuit d’été parsemée d’étoiles.

La publication citée décrit un événement exceptionnel, mais son interprétation n’est pas évidente.

À de telles énergies, un proton ne peut pas traverser des distances infinies dans l’espace, car il est au-dessus du seuil d’interaction avec les photons du fond cosmologique issus du Big Bang. Ces photons, détectés en particulier par le satellite Planck, emplissent tout l’espace à hauteur de 400 par centimètre cube, chacun portant une énergie minuscule de 10-4 eV. Or un proton d’énergie extrême a toutes les chances d’interagir avec ces photons et perd ainsi son énergie initiale en se convertissant en d’autres particules ; c’est ce qu’on appelle la coupure de Greisen-Zatsepin-Kuzmin (GZK). On ne peut recevoir des rayons aussi énergiques que s’ils nous viennent de très près. Cette coupure a bien été mise en évidence grâce à une expérience antérieure, l’observatoire Auger couvrant 3 000 kilomètres carrés au milieu de la pampa argentine.

Ceci signifie que, pour survivre à la traversée du milieu intergalactique, le rayon étudié doit être produit à moins de 100 Mégaparsecs de la Terre, c’est-à-dire dans notre voisinage proche, à peine 1 % de l’Univers.

Au total, depuis 2008, l’expérience « Telescope Array » a mesuré 28 gerbes de plus de 100 Exa-eV. Leur distribution dans le ciel est isotrope, c’est-à-dire qu’elles viennent de toutes les directions. On ne peut donc pas identifier clairement leur source.

Un groupe de galaxies. // Source : Good Free Photos (photo recadrée)
On ignore la provenance réelle et les causes de ce rayon cosmique. // Source : Good Free Photos (photo recadrée)

Pour l’événement record de 244 Exa-eV, la direction d’arrivée pointe vers un vide dans la structure à grande échelle de l’Univers, ce qui semble a priori étonnant, puisque dans cette direction, on ne trouve pas d’objet susceptible d’avoir engendré un tel rayon.

Puisque la particule de départ est chargée, peut-être des champs magnétiques inconnus galactiques ou extragalactiques ont courbé la trajectoire du rayon pendant son voyage lui faisant perdre sa direction d’origine ? Les champs connus sont trop faibles.

Une autre échappatoire plus osée est proposée par la publication : un tel rayon qui semble violer la coupure GZK pourrait indiquer un effet nouveau pointant vers un défaut de nos connaissances actuelles en physique des particules. C’est la « Nouvelle Physique » qu’on invoque chaque fois qu’un résultat s’écarte des sentiers battus.

Pour aller de l’avant, il faudrait augmenter de beaucoup la statistique actuelle, c’est-à-dire couvrir des étendues démultipliées ou patienter pendant des temps démesurés. Plus raisonnablement, on peut espérer imaginer de nouvelles techniques de détection. De fait, des développements sont en cours pour détecter les gerbes par les ondes radio qu’elles émettent, c’est par exemple le projet GRAND, ou les observer depuis l’espace, par exemple la proposition EUSO.

L’histoire n’est pas close.

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François Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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