Deux femmes avancent l’une vers l’autre, toutes deux vêtues d’une combinaison noire et rouge. L’une s’appelle Eve, l’autre se nomme Anna, l’une est actrice, l’autre endosse le rôle de sa cascadeuse, et, déjà, leur alchimie crève l’écran. Ensemble, elles tournent dans un nouveau film, La Vamp, et leur ressemblance est si troublante que même notre vision se divise, dans un split screen qui sépare l’image en deux. Bienvenue dans Split, la toute première série de fiction d’Iris Brey.
Du livre Sex and the Series, en 2016, au Regard féminin, une révolution à l’écran, en 2020, la journaliste et autrice a longtemps disséqué les œuvres culturelles qui habitent nos rétines, du grand au petit écran. Il était donc temps pour cette spécialiste de la représentation des femmes et de la sexualité de nous livrer sa propre vision du sujet.
Avec Split (notre critique à lire ici), lauréate d’un prix pour la musique de Rebeka Warrior et Maud Geffray au festival Séries Mania et disponible sur France TV Slash, elle délivre une romance lesbienne pleine de sensualité, mais sans voyeurisme. Un tour de force en 5 épisodes, qui rabat toutes les cartes de l’érotisme vu par le patriarcat, pour écrire une nouvelle histoire féministe et militante, des deux côtés de la caméra.
Numerama — Que représente pour vous le terme « split » ?
Iris Brey — J’avais envie de jouer avec la figure du split screen, qui est donc la division de l’écran, pour raconter la trajectoire d’une héroïne qui allait elle-même traverser plusieurs fractures et séparations. Mais cette ligne peut aussi signifier la réparation, un peu comme si, tout à coup, on voyait une cicatrice apparaître, mais qui peut aussi recoller deux morceaux. Le split screen est souvent utilisé pour raconter deux actions simultanées. De mon côté, ce qui m’intéressait surtout, c’était de donner la possibilité aux spectatrices et spectateurs de faire des associations d’images. Dans les scènes de sexe, cela m’a permis d’évacuer toute forme de voyeurisme puisque cela demande aux personnes qui regardent la série de toujours rester actives.
La série évoque de nombreuses icônes lesbiennes du cinéma et la littérature, comme l’autrice Colette ou l’actrice Musidora. Aviez-vous une volonté de replacer le couple d’Eve et Anna dans une histoire du lesbianisme ?
Oui, complètement, parce que cette histoire-là, elle a été totalement effacée et elle n’appartient pas à une narration grand public. Placer ces couples-là dans une série France Télévisions, qui est gratuite et accessible, c’est hyper important. Je voulais montrer qu’elles ont bien existé, qu’elles n’étaient pas que des muses, mais qu’elles étaient aussi des femmes qui travaillaient ensemble et qui s’aimaient.
Split montre de nombreux moments de sororité autour de thématiques peu présentes à l’écran, comme l’avortement, les fausses couches, les collages féministes ou les règles. Est-ce politique pour vous ?
Avec cette série, je voulais créer des images que je n’avais pas vues ailleurs, puisque j’ai l’impression qu’il y avait un vide, surtout en France. Comme l’histoire se passe sur un plateau de tournage, je trouvais ça normal qu’au moins une personne ait ses règles et qu’on puisse le voir. Nous-mêmes, lorsqu’on tournait Split, avec majoritairement des femmes dans l’équipe, il y avait toujours quelqu’un qui avait ses règles, à un moment. C’était donc important pour moi de refléter notre réalité.
L’équipe de tournage de Split est majoritairement féminine, avec 7 cheffes de postes sur 8, ce qui est à nouveau un choix politique fort pour une réalisation sérielle française. Comment s’est composé ce groupe ?
Je voulais travailler avec des personnes féministes et engagées, c’était essentiel. Pour les comédiennes, par exemple, je ne pouvais pas envisager de tourner avec des actrices qui ne comprenaient pas profondément ce qu’elles allaient incarner et l’importance d’interpréter des femmes qui s’aiment sur un petit écran. J’ai donc utilisé le réseau du collectif 50/50, qui lutte pour la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel. Cela change beaucoup de choses, de ne pas avoir à faire de pédagogie sur un plateau, que tout le monde soit raccord sur les valeurs qu’on essaie de raconter. Et pendant les 16 jours de tournage, j’ai eu l’impression qu’on devenait un corps collectif. Cela arrive rarement, à part dans des expériences de militantisme. C’était très fort à vivre.
Sur le plateau, vous avez également tenu à faire intervenir une coordinatrice d’intimité, Paloma Garcia Martens. Pourquoi ?
Accueillir une coordinatrice d’intimité sur un plateau, ça prend beaucoup de temps et ça coûte de l’argent. Mais personne ne va vous donner un budget supplémentaire, donc ce sont des choix à faire. Ce travail nous a permis de nous rencontrer avec les deux actrices principales, Alma Jodorowsky et Jehnny Beth, pour vraiment travailler sur leurs personnages en partant de leurs corps, et pas uniquement des sentiments ou de l’intellect. On a beaucoup évoqué la façon dont Eve et Anna aiment être touchées ou comment elles respirent. On a eu cinq jours de répétitions pendant lesquels on a chorégraphié les séquences de sexe, de baisers, ou même la façon dont elles se tiennent la main ou dont elles se regardent. J’avais envie que les actrices soient actives aussi dans la création de cet imaginaire érotique.
Concrètement, comment se passe le travail d’une coordinatrice d’intimité sur un plateau ?
Paloma Garcia Martens est venue tous les jours où l’on tournait les scènes d’intimité. Elle prenait donc un temps, avant chaque scène, pour vérifier que les comédiennes étaient toujours d’accord avec les conditions que l’on avait établies au préalable. Ensuite, sur le plateau, Paloma s’assurait de leur confort, en leur donnant tout ce dont elles pouvaient avoir besoin, comme une serviette pour se couvrir ou des protections que l’on place dans les sous-vêtements, pour qu’il n’y ait pas de contact.
Elle vérifiait aussi auprès de moi que je respectais le deal, que je n’improvisais pas une nouvelle réalisation. À aucun moment je ne me suis dit qu’elle était là pour faire la gendarmerie ou pour me censurer. Au contraire, elle m’a vraiment accompagnée dans ma vision, avec des heures d’entretien en amont, pour expliquer pourquoi je veux filmer ces séquences et comment.
C’est pourtant un métier qui est souvent remis en cause, voire moqué comme dans la série The Idol…
Pourtant, il me semble totalement normal de respecter l’intégrité physique et morale des personnes qui travaillent avec vous. Il s’agit de prendre soin, de la même manière que pour des cascades, pour ne mettre personne en danger. Mais à partir du moment où un métier peut déranger le patriarcat, évidemment qu’il va être moqué et qu’il va y avoir une résistance. Je pense que les coordinatrices d’intimité posent la question du pouvoir. On nous a tellement habitués à ce que le réalisateur ou la réalisatrice ait tous les pouvoirs, avec cette figure du créateur torturé qui passe avant tout le monde… En tant que cinéaste, je n’ai pas du tout envie d’avoir cette position. Je sais ce que je veux montrer et comment, mais on a besoin de le faire en équipe, sinon je ne vois pas l’intérêt de créer des choses.
Pour les scènes d’intimité, vous filmez beaucoup de détails comme le cou, les cheveux, les mains. Pourquoi avoir voulu redonner de la sensualité à ces parties du corps féminin, qui sont finalement rarement montrées en gros plan ?
Je trouve qu’il y a beaucoup d’endroits qui peuvent être chargés d’érotisme. Parfois, simplement filmer la couleur des joues, cela peut être très sensuel. J’avais notamment en tête des plans du film Je, tu, il, elle de Chantal Akerman, dans lesquels les cheveux des deux héroïnes s’emmêlent. En fait, dans nos codes érotiques, la référence pour expliquer que quelqu’un va avoir un orgasme, ce sont souvent des mains qui attrapent les draps ou des pieds qui se lèvent. Mais je trouvais qu’on avait beaucoup vu ces scènes-là et qu’il était peut-être temps de montrer autre chose.
De la même façon, la série célèbre l’importance du consentement et des mots.
Dans la réalité, quand on fait l’amour, on n’est pas totalement silencieuses. J’avais envie de montrer des personnages qui pouvaient énoncer leur désir, poser des questions et annoncer des choses. Pour moi, cela fait partie d’un érotisme et d’une certaine grammaire amoureuse. Je pense qu’il faut arrêter de voir le consentement comme quelque chose qui empêcherait ou ralentirait l’excitation. Au contraire, entre mes deux personnages, cela fait partie d’une gradation du plaisir.
Il était aussi hyper important de prononcer des mots comme clitoris ou « squirter » (sorte « d’éjaculation féminine », ndlr), qui ont longtemps été invisibilisés parce qu’ils évoquent le plaisir féminin. C’était politique pour moi, de pouvoir les dire et de les associer de façon positive. Il y a tellement de choses qui restent mystérieuses autour du corps féminin et peu de transmissions autour de la façon dont on peut prendre du plaisir et lui donner de la valeur.
Comment avez-vous travaillé sur le bruitage de ces scènes d’intimité ?
Ce sont des parties que l’on a imaginées en post-production avec une bruiteuse, Marie Mazière. J’ai fait refaire beaucoup de souffles aux comédiennes, mais on a aussi travaillé sur des sons de langues pour les cunnilingus. Je pense que cela permet de rajouter de l’érotisme, sans montrer trop de choses. Et ce sont des bruits que l’on n’entend jamais, comme s’il n’y avait aucun fluide qui sortait du corps des femmes (rires). Mais la cyprine ça fait du bruit et je trouvais qu’il était temps qu’on puisse essayer de se rapprocher de quelque chose de réaliste.
Globalement, votre question directrice était à nouveau celle du regard, sur laquelle vous avez beaucoup travaillé dans vos livres, pour tenter de renverser des siècles d’érotisme vus par le male gaze, qui objectifie les femmes à l’écran ?
C’est sûr qu’il c’était important pour moi qu’il y ait des scènes d’intimité qui renvoient, je crois, à nos expériences, et pas à celles du point de vue dominant. Mais de toute façon, à partir du moment où on fait une série lesbienne, du point de vue d’une lesbienne, on sort des codes. Il y a tellement peu d’exemples, qu’on a vraiment tout à inventer. Une lesbienne joyeuse, c’est un peu un acte militant, donc je voulais donc absolument terminer Split sur une note heureuse et positive : notre joie est politique. Par contre, est-ce que c’est facile ? Clairement non, parce qu’il y a beaucoup de personnes à convaincre en amont.
Justement, la série a-t-elle été difficile à produire ?
Il y a eu des difficultés, mais j’ai aussi eu beaucoup de chance. Si je n’avais pas écrit Le regard féminin en amont, je n’aurais jamais pu réaliser une série. Je pense que si je n’avais pas eu 38 ans aussi, je n’aurais sûrement pas eu les épaules pour me défendre et mener le projet à bout. Sinon, je me serais arrêtée à plusieurs reprises, parce qu’il y a quand même des choses qu’on vous dit durant le processus qui sont très violentes. Je pense que si je n’avais pas pu élaborer le scénario avec Clémence Madeleine-Perdrillat (En Thérapie, Irrésistible), je n’aurais pas réussi à aller jusqu’au bout de l’écriture, parce que c’est un moment extrêmement solitaire.
Elle m’a permis de mettre de la distance entre mon histoire, ma propre sortie de l’hétérosexualité et le récit fictif d’Anna. Clémence m’a aussi permis de défendre des enjeux qui m’étaient chers. Par exemple, il n’y a pas d’antagonistes dans la série, et il fallait justifier ce choix auprès de la chaîne. Et enfin, je pense que je n’aurais jamais pu faire cette série si je n’avais pas été entourée de cette équipe de tournage, que j’ai choisie. Donc je pense que Split a été produite beaucoup plus vite que d’autres projets, et je mesure la chance que j’ai eue, même si j’ai dû changer de diffuseur en cours de route. Je me suis vraiment battue pour que la série voie le jour.
France TV Slash a produit beaucoup de séries importantes en termes de représentations ces dernières années, entre Skam et Chair Tendre. Aviez-vous envie de vous inscrire dans cette lignée-là aussi ?
Je trouve que Slash est devenu un vrai laboratoire pour de nouvelles voix et des récits auxquels on est moins habituées. C’était vraiment important pour moi que Split, une série lesbienne, soit accessible à toutes et à tous, sur une plateforme gratuite du service public. Par contre, le désavantage, c’est d’être soumis aux règles de déontologie, donc certains épisodes sont déconseillés aux moins de 12 ans. L’épisode 4 est même interdit aux moins de 16 ans, donc il disparaît de la plateforme en journée et n’est accessible qu’à partir de 22h30. Et ça, pour moi, c’est violent. Je trouve que ça raconte quelque chose de ce qu’on peut montrer ou pas du plaisir féminin. J’espère que ça ne pénalisera pas trop la série et que le public reviendra voir l’épisode 4, qu’il comprendra pourquoi, aujourd’hui, en France, c’est trop tabou de montrer une femme qui squirt et de la cyprine sur les doigts.
Ce sont des discussions que vous aviez eues en amont avec France TV Slash ?
Oui, j’ai fait trois montages différents de cette séquence de squirt pour essayer de la faire passer en moins de 12 ans, mais elle est restée en moins de 16 ans. C’est bizarre puisqu’à la fois, je suis très heureuse d’être sur France Télévisions et je comprends pourquoi la classification existe ou qu’il soit important de faire attention au public. Mais je trouve qu’il y a une hiérarchisation des actes que l’on peut montrer ou non. Et, pour moi, la scène de squirt, elle n’est pas du tout explicite. On nous parle tout le temps de censure, mais avoir un épisode 4 qui disparaît d’une plateforme parce qu’il y a une scène de squirt entre deux femmes, ça raconte quelque chose.
Ce sont des contraintes, et il faut jouer le jeu, mais c’est vrai que je ne m’en rendais pas forcément compte avant de faire cette série. J’ai passé ma vie à critiquer les œuvres des autres et à leur reprocher certaines choses, et maintenant, je crois que je comprends peut-être mieux pourquoi.
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