La scène esport issue du jeu vidéo Pokémon s’illustre aux Championnats du monde de la licence. Une pratique compétitive qui grandit, mais qui est encore loin de ce qu’elle pourrait être.

Il y a comme un air de reprise. Cela fait déjà trois ans que la communauté Pokémon attend l’organisation de ces Championnats du monde, mis en sommeil depuis le début de la pandémie. Ils sont désormais de retour. Organisés du 18 au 21 août 2022 à Londres, ces Championnats (diffusés sur Twitch) regroupent les meilleurs joueurs et joueuses du monde de cinq tournois bien distincts, tous issus de la licence : Pokémon Go, Pokémon Unite, Pokkén Tournament, la compétition du jeu de carte — la plus populaire — et celle du jeu vidéo. Ces différents succès de la licence ont ici leur propre scène compétitive, leurs règles, leurs enjeux, leurs gains.

Dans un coin de la salle, les joueurs et joueuses du VGC se concentrent. Le VGC, pour « Video Game Championships », est le circuit officiel des combats du jeu vidéo, organisé par The Pokémon Company. Des affrontements sur Épée et Bouclier, dernier jeu de la branche principale, où les mécaniques sont bien plus subtiles, complexes et développées que l’aventure du jeu ne le laisse d’abord entrevoir. Pour eux, cet événement est l’apogée d’une saison commencée en mars 2020, gelée puis reprise il y a quelques mois, où chaque tournoi a permis de grappiller des points de qualification pour ce moment précis. Il en fallait 300 aux joueurs européens, rien que ça, pour empocher le fameux billet.

Thomas Gravouille, dit Hari, joueur et créateur de contenu, s’est directement qualifié pour le deuxième jour de compétition. C’est l’apanage des meilleurs joueurs de chaque continent, celles et ceux qui ont remporté le plus de points – 1 205 pour le concerné. Le Français a notamment gagné le tournoi Régional de Lille et s’est hissé en finale de celui de Liverpool. Sa meilleure saison. « Je crois que quatre de mes résultats cette saison à eux seuls ridiculiseraient tout ce que j’ai fait, soulignait-il quelques jours avant les épreuves. Je considère que ma compétition est réussie parce que je suis qualifié pour le deuxième jour. Mais, bien sûr, on peut aller chercher plus. » Il n’y a pas d’objectif, parce que la compétition est rude, mais le ton est serein. « Quelque part, on n’a jamais été aussi proches, on est plusieurs joueurs français à être capables d’aller au bout, que ce soit dans la tête, la préparation, on sait que l’on a réuni tous les éléments. Maintenant, il faut répéter ça. »

Une scène qui n’utilise pas tout son potentiel

En faisant partie des meilleurs joueurs de sa catégorie, Hari est l’un des rares à bénéficier d’une indemnité de voyage sur cet événement. Ça n’a pas toujours été le cas, et participer de manière régulière aux tournois demande un fort engagement financier. « On a des joueurs français qui investissent leur vie sur le jeu », raconte Axel, dit Redemption, streamer en stratégie Pokémon et concepteur de Coup Critique, un site d’information sur le sujet.

Il commente actuellement les Championnats du monde sur sa chaîne Twitch, les organisateurs n’ayant prévu qu’une diffusion globale à destination des anglophones. « Ils se déplacent dans tous les pays pour participer aux Championnats. C’est un investissement énormissime, il faut pouvoir y aller, investir des journées, semaines et mois sur le jeu pour ne même pas être sûr de réussir au bout. Et, à la fin, ils se retrouvent dans des compétitions sur lesquelles il est difficile de se renseigner, avec peu de gens qui connaissent le VGC. Ça créé un déséquilibre, parce que la plupart des joueurs français investissent beaucoup de temps et d’argent. »

C’est tout le paradoxe de cette scène esport Pokémon : elle grandit, certes, est poussée par une communauté active, mais reste une compétition de niche et n’est clairement pas à la hauteur de ce qu’elle pourrait, voire devrait être. Quentin Gervasoni est Doctorant au laboratoire Experice et au Labex ICCA et travaille notamment sur la réception de la licence. Il rappelle que Pokémon est toujours perçu comme un jeu grand public. « L’aspect compétitif reste un sujet relativement de niche. Les concepteurs recommencent à introduire des éléments de compétition dans les derniers jeux, mais sinon ce n’est pas l’aspect principal. »

Sur son stream, Redemption a commenté la première journée des Championnats du monde. // Source : Redemption
Sur son stream, Redemption a commenté la première journée des Championnats du monde. // Source : Redemption

La compétition, c’est d’ailleurs la communauté des fans qui s’en est d’abord emparée dans les années 2000. Elle s’est vite rendu compte que de nombreuses mécaniques cachées, peu utiles dans l’aventure, pouvaient offrir une toute nouvelle expérience de jeu. « Historiquement, à part les cartes où il y avait des supports en physique, le jeu n’avait de toute façon pas de support compétitif », souligne Reynald Brion, chercheur en Sciences de gestion. La compétition se construit alors en ligne, sur simulateur, créé ses propres règles, ses forums. Le tournoi officiel organisé par The Pokémon Company est lancé quelques années plus tard (2009, selon les fans, l’entreprise restant vague à ce sujet). Les deux supports sont différents, et s’ils utilisent tous les deux l’univers en question, ils ont chacun leur propre système.

Petit exemple parmi d’autres, le format de jeu : sur la scène officielle, le combat se joue en duo 4v4, et la dynamique des combats doubles apporte une manière totalement nouvelle de s’affronter (jusqu’à déstabiliser parfois les nouveaux joueurs habitués à combattre avec un seul Pokémon, le format étant peu développé dans les jeux), là où la scène communautaire Smogon évolue avec le 6v6 utilisé dans l’aventure. À chacun ses préférences, mais le sujet est immense. « Si l’on entend l’esport comme une professionnalisation, avec un gain d’argent pour les joueurs, on va parler de la scène officielle et du VGC, enchaîne Reynald Brion. Smogon, c’est communautaire et amateur, mais ce n’est pas professionnel. Ça n’enlève rien à tous ces joueurs qui sont très forts par ailleurs. » « L’esport, ça peut vouloir dire plein de choses, tempère Redemption, qui évolue sur Smogon et s’est récemment aussi mis au VGC. Pour moi, c’est la compétition Pokémon, que ce soit officiel ou non, cet esport Pokémon existe. »

Un éditeur encore frileux

Autour de chaque support, différents acteurs grandissent : créateurs et créatrices de contenus, salons Discord, communautés Twitter… Preuve que la communauté est là, même si elle n’est pas toujours d’accord, et que des acteurs se mobilisent pour valoriser la compétition. « C’est là où l’on relativise ce point de vue que c’est la communauté d’un jeu qui fait un sport électronique, analyse Samuel Vansyngel, également doctorant au laboratoire Experice. Cela dépend aussi de si l’éditeur ouvre bien volontiers ou non ce jeu à cette pratique compétitive. » Pokémon en est un bon exemple. « Ça avance petit à petit, des initiatives sont prises, note Hari. On voit qu’ils veulent grandir, mais ça manque d’évidences ».

Malgré des avancées et des Championnats du monde qui grandissent toujours plus, l’entreprise reste frileuse. « C’est un peu le serpent qui se mord la queue, enchaîne Redemption. Comme ils font très peu pour la compétition en général, la plupart des gens qui vont acheter le jeu ne vont pas forcément s’y intéresser. (…) Ils savent qu’il y a une cible, c’est pour ça qu’il y a des Championnats et qu’ils investissent de l’argent, mais ils ne le feront pas rigoureusement tant que l’on sera la niche. Et, tant qu’ils ne vont pas investir, on sera la niche. »

Hari analyse sa victoire au Régional de Lille sur sa chaîne Youtube. // Source : HARI
Hari analyse sa victoire au Régional de Lille sur sa chaîne Youtube. // Source : HARI

Les pistes pour continuer à faire grandir cette scène esport sont nombreuses, et les esquisses fusent, même si le débat est assez complexe. Cela peut passer par des détails de médiatisation, d’abord, comme le simple fait d’indiquer dans le jeu l’existence des compétitions. « Ça ferait découvrir l’existence de la scène pour tellement de gens, ils passent à côté d’une audience », appuye Hari. Ou encore simplifier la création d’équipe dans le jeu, passage incontournable et particulièrement long, même si les mécaniques ont déjà été améliorées. La communauté attend en tout cas un investissement encore plus grand de son éditeur.

« Il y a tellement de potentiel sur ce jeu pour en faire quelque chose d’énorme, souffle Reynald Brion. Il faudrait juste que l’entreprise se dise ‘ok on y va’, et pas à tâtons. Il y a toujours une espèce d’entre deux. » Et, peut-être ainsi inciter d’autres acteurs de l’esport à suivre le mouvement et investir à leur tour, comme les sponsors ou les structures. La neuvième génération débarque dans quelques mois et, avec elle, une nouvelle série de règles pour le VGC ainsi qu’un nouveau public potentiel. Que ce soit là ou dans quelques années, la scène Pokémon attend son évolution.

Sollicité par Numerama, The Pokémon Company n’a « pas pu répondre » à nos questions.

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