Il est 23h52 ce samedi, et mon « shift » se termine dans 8 minutes. Mais le téléphone sonne, et on m’annonce une nouvelle commande. Je vois un préparateur (un « pickeur », dans le jargon franglais courant chez Gorillas) courir dans les rayons de l’entrepôt avec un petit caddie devant lui et récupérer tous les éléments de la commande. Il revient devant moi, les bras chargés. Dans les trois sacs en papier remplis à ras bord, il me semble apercevoir des paquets de pâtes, des carottes, une boite de fromage — assez de courses pour tenir la semaine.
Lorsque je range la commande dans mon grand sac à dos noir, je sens qu’il est très, très lourd. Il est 23h55 quand je pars de l’entrepôt. Je suis censée livrer la commande dans 7 minutes si je veux respecter la promesse de mon employeur : une livraison en 10 minutes ou moins. La destination qui s’affiche sur mon téléphone est à 15 minutes en vélo selon le GPS. Lorsque je reviens à l’entrepôt, il est un peu plus de minuit trente. Je n’ai reçu aucun pourboire.
Pour les livreurs de Gorillas, ce scénario n’a rien d’inhabituel. Il est même dans la norme : de 7h à minuit, du lundi au dimanche, il y a toujours quelqu’un de disponible pour enregistrer, préparer et livrer une commande, et ce, en moins de dix minutes, assure l’entreprise. Et cela signifie que, même si une commande est passée après 23h50, elle sera livrée.
Bienvenue dans le quick commerce
Gorillas n’est pas la seule plateforme à tenir ce genre de promesse. Depuis le printemps 2021, Paris est le nouveau terrain de jeux de Flink, Cajoo, Yango Deli, et Gorillas, des entreprises jeunes qui promettent toutes des courses livrées à vélo en 10 ou 15 minutes maximum. Le quick commerce, comme on appelle le secteur, est en pleine expansion. Plusieurs groupes de grande distribution sont rentrés au capital de ses startups à la croissance exceptionnelle, certaines valorisées plusieurs milliards, et Gorillas vient même de devenir le nouveau sponsor du PSG. Gorillas et les autres alimentent leur développement à coup de campagne publicitaire : depuis le mois de septembre, métro, taxis et arrêts de bus de plusieurs villes françaises sont recouverts par leur promotion.
Les entreprises du quick commerce cherchent également à éviter les polémiques et les accusations d’ubérisation qui ont alimenté les critiques. Elles promettent d’embaucher leurs livreurs en CDI, à rebours de leurs concurrents historiques Deliveroo et UberEats. Afficher une image plus propre, en somme. Mais est-ce vraiment mieux ?
Pour le savoir, je me suis inscrite en tant que rideuse chez Gorillas. Et pendant deux jours, j’ai pu avoir un aperçu du quotidien des centaines de livreurs et des nouveaux visages du e-commerce.
Un recrutement entièrement dématérialisé
Pour préparer ce reportage, j’ai également postulé chez un concurrent de Gorillas, mais j’ai été recalée sans explication officielle. Pendant l’entretien téléphonique toutefois, le recruteur avait largement insisté sur le fait que les femmes livreuses ne seraient pas aussi performantes que leurs collègues masculins (voir en détail dans notre vidéo de reportage).
Devenir rideur n’est pas très difficile : il suffit d’aller sur les sites de ces startups pour se rendre compte qu’elles embauchent à tour de bras. Pour Gorillas, les premières étapes du recrutement sont dématérialisées, et il suffit de remplir un questionnaire en ligne pour s’inscrire. On me demande mon âge, si j’ai le droit de travailler en France, si j’ai l’habitude de faire du vélo, si je souhaite un contrat à temps plein ou à mi-temps, si j’ai de l’expérience dans la livraison (j’indique que non), et c’est tout.
Ma candidature est rapidement validée. Je dois ensuite suivre des vidéos explicatives et répondre à quelques questions avant d’arriver au bout du processus. La toute dernière étape est un entretien, organisé en visioconférence, avec une personne du service RH, avec une dizaine d’autres postulants. On nous ré-explique les spécificités du job et… c’est tout. Je reçois un mail quelques heures après l’entretien : ma formation pour être rideuse commence deux jours plus tard.
Une commande se prépare en 1 minute 35
La formation, qui dure deux matinées, a lieu dans un entrepôt de Gorillas situé dans le sud parisien, avec une petite dizaine d’autres personnes — en grande majorité des anciens livreurs Deliveroo et Uber Eats.
Dans une salle de l’entrepôt, le formateur projette un PowerPoint, nous rappelant nos missions : rapidité, courtoisie avec le client, respect du Code de la route, etc. La sécurité des riders est mentionnée à de nombreuses reprises : si respecter le temps de livraison est l’une de nos priorités, nous devons encore plus faire attention à nous. Et si nous sommes en retard, cela ne sera pas retenu contre nous, nous assure le formateur. Cela me rassure : je n’avais pas vraiment envie de griller des feux à toute allure pour livrer des œufs dans les temps. Mais je m’interroge aussi : est-ce vraiment possible de tenir ce délai de 10 minutes, promis aux clients, en respectant le Code de la route ?
Le lendemain, on nous explique plus concrètement le fonctionnement de l’entrepôt : les rayons sont organisés par lettres, et par numéro, afin d’aider les préparateurs de commande à bien s’orienter. Les produits les plus lourds et les plus souvent commandés sont placés en début de parcours, les produits les plus frais à la fin. On nous explique que la préparation d’une commande prend, en moyenne, 1 minute et 35 secondes — la partie livraison est, elle, censée avoir une durée moyenne de 6 minutes 20.
On apprend aussi qu’il n’y a pas qu’un seul modèle de vélo chez Gorillas. Dans l’entrepôt se trouvent 4 modèles différents, parfois en plusieurs exemplaires. Certains sont des vélos à assistance électrique classiques, qui aident le conducteur jusqu’à 25 km/h. D’autres ont en plus un accélérateur, une fonction qui permet, en tournant la poignée du vélo (comme on le ferait sur une poignée de scooter), de faire tourner la roue arrière jusqu’à 6 km/h, le tout sans avoir besoin de donner le moindre coup de pédale.
La formation se termine par un dernier test. Nous devons répondre à des questions sur la procédure de préparation des commandes, et à deux questions sur le Code de la route. Je réponds mal sur l’une des deux, mais valide quand même la formation. Il est un peu plus de 13h lorsque la matinée de formation se termine. J’ai mon premier shift le lendemain, le samedi, de 15h30 à minuit.
Tout passe par l’application
Coup du hasard : j’ai été affectée dans le même entrepôt que celui dans lequel j’ai effectué ma formation. Lorsque j’arrive, à 15h20, l’activité à l’intérieur de l’entrepôt est déjà particulièrement intense. Le samedi est une très grosse journée, me dit-on. Des riders vont et viennent, des pickers courent sans cesse à l’intérieur. De la musique techno est diffusée à fond sur une enceinte. On me dit immédiatement de prendre un vélo : je vais suivre un de mes collègues sur sa première commande, afin d’observer comment se passe une livraison.
Le livreur que j’accompagne est un vétéran : il travaille pour Gorillas depuis le mois de juin, quasiment depuis les débuts de la plateforme en France. J’ai à peine le temps de poser mes affaires que nous voilà partis dans le 13e arrondissement, à toute allure sur nos vélos électriques.
Mon collègue me rassure sur le métier, m’explique les ficelles, me dit notamment que ce n’est pas grave si on n’arrive pas à respecter les dix minutes. Mais il me dit aussi que les accidents et les accroches seraient courantes : il aurait déjà manqué de se faire renverser par une voiture, un autre livreur serait déjà tombé. Et surtout, il me dit que l’un des vélos de l’entrepôt est débridé — ce que j’aurai l’occasion de tester par moi-même.
Arrive le moment de faire ma première livraison en solo, et d’essayer pour la première fois l’app avec laquelle je ferai l’intégralité de mon travail. C’est elle qui m’indique combien de temps j’ai pour effectuer la livraison, elle encore qui se connecte à Google Maps pour m’indiquer le chemin à suivre, elle dont je me sers pour avoir les codes d’accès aux immeubles et les numéros des clients à contacter.
Lorsque la commande arrive sur le comptoir, je mets sur mon dos l’énorme sac noir floqué Gorillas, qui m’accompagnera désormais à chacune de mes livraisons, et on m’assigne un vélo que je garderai avec moi pour tout le reste de mon shift. Je regarde sur l’app l’adresse, mets le GPS, et je m’élance.
8 heures 30 minutes, 12 rides, et 33,57 km
La livraison est à 2,8 km, et elle est en dehors de la zone de livraison officielle que Gorillas affiche sur son site. Google Maps m’annonce un trajet de 12 minutes — et même avec un vélo électrique, je n’arrive pas assez vite. Les intersections parisiennes sont toujours encombrées, particulièrement un samedi après-midi. Le temps que j’arrive devant l’adresse, que je rentre les codes pour la porte, que je prenne l’ascenseur, et que je donne sa commande à ma cliente, cela fait déjà au moins 20 minutes que je suis partie de l’entrepôt. Une fois rentrée à l’entrepôt, on me tend immédiatement une nouvelle commande : le rush vient de commencer.
J’enchaîne à partir de là les livraisons et les commandes de manière mécanique. À un endroit, je livre deux packs de glaçons, à un autre, 6 bouteilles d’eau. Beaucoup de paquets de chips, de pizzas (les 4 fromages semblent faire l’unanimité parmi les clients de Gorillas), encore plus de bouteilles d’alcool. Je vais livrer des poireaux dans un appart’ étudiant au bout d’un couloir sentant l’humidité, traverse le hall élégant d’une résidence donnant sur le jardin du Luxembourg pour apporter des pâtes, ou grimpe 4 étages à pied pour 3 kg de bananes. Je livre l’homonyme d’un homme politique français connu (j’y crois jusqu’à la dernière seconde, mais c’est quelqu’un qui ne lui ressemble pas du tout qui ouvre la porte). Je cours dans les escaliers, prends les ascenseurs à chaque fois qu’il y en a (pas assez), j’oublie parfois où j’ai attaché mon vélo tant les rues se ressemblent.
Entre 18h et 22h30, pendant les heures les plus intenses du service, une dizaine de livreurs s’activent, sans faire de pause. Une fois le rush passé, l’entrepôt se retrouve dans la torpeur. Des riders épuisés sont assis sur des chaises Ikea et font charger leur téléphone (il faut pouvoir faire fonctionner la sacrosainte app), d’autres fument dehors. Les préparateurs de commandes commencent à faire un tour d’inventaire et à remettre des stocks. Je livre encore une commande, mais rien à voir avec la frénésie qui régnait un peu plus tôt dans l’entrepôt. J’ai l’impression que la soirée touche à sa fin.
C’est pourtant loin d’être le cas : un deuxième rush commence vers 23h30, lorsque les gens se rendent compte que Gorillas ferme à minuit, et qu’ils n’ont plus que quelques minutes pour passer leur commande. L’activité reprend de plus belle et les commandes tombent, même s’il n’y a plus que 3 riders. C’est indéniablement la partie la plus difficile du shift, aussi bien physiquement que psychologiquement.
Lorsque je reviens d’une livraison à l’entrepôt et que je vois qu’il est 23h50 passé, je pense que le pire est passé — erreur. Quelques secondes après, une nouvelle commande tombe. Elle a beau être complètement en dehors de la zone de livraison, elle est acceptée, et c’est à moi de la livrer. Je rentre à l’entrepôt à minuit trente, et j’arrive chez moi près d’une heure plus tard. L’app m’indique que j’ai effectué un shift de 8h30, complété 12 rides, et parcouru 33,57 km. C’était un samedi classique, apparemment.
>> Lisez la deuxième partie de notre enquête dédiée au quick commerce ici.
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