La montée en puissance des discours d’extrême droite et des complotistes français est aidée par des réseaux sociaux d’un genre particulier : l’alt-tech. Sur ceux-ci, il n’y a pas de censure, ni de modération. Ils sont de plus en plus nombreux à les rejoindre, créant un internet parallèle.

Photos représentant Adolf Hitler, discours antisémites, islamophobes et théories du complot se trouvent pêle-mêle sur le profil d’André*, un utilisateur du réseau social Minds. Entre deux attaques contre les musulmans et les les juifs, il publie régulièrement des photos de soleils noirs, un symbole occulte nazi. Il n’est pas le seul. Sur Minds, on retrouve également le « Grand Monarque », un blogueur néonazi, auteur du site « Les Cahiers d’Aryanité » ; ou bien encore le négationniste multicondamné Vincent Reynouard, qui dit à longueur de publication que « le national-socialisme est le seul espoir de l’Europe » ou encore que « les juifs n’ont pas vraiment été exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale ».

Les propos orduriers sont courants sur les profils de toutes ces personnes, et sur beaucoup d’autres, que Numerama a pu observer. Ils ont beau publiquement appeler à la haine et encenser le nazisme, les utilisateurs de Minds ne craignent pas la censure, parce qu’il n’y en a pas.

Parler, Gab, MeWe, Odysee ou encore Rumble : Minds fait partie d’une catégorie de sites  qu’à première vue, rien ne rassemble. Pourtant, ils partagent tous un point commun : ils font partie de l’« alt-tech », des réseaux sociaux plébiscités par des groupes d’extrême droite ou des adeptes de théories du complot, parce qu’ils ne modèrent pas les propos de leurs utilisateurs. Sur ces réseaux sociaux, à l’abri de la censure des « Big Tech », militants d’extrême droite et complotistes prospèrent, se relaient entre eux, échangent, et élaborent des théories. Et depuis quelques mois, ils jouissent d’une popularité croissante avec l’essor de l’alt-tech.

Un phénomène en pleine croissance

La présence des néonazis et autres complotistes sur des réseaux alternatifs ne date pas d’hier : dès 2016, Gab accueillait les discours les plus extrêmes. La plupart des sites de l’alt-tech ont été créés il y a plusieurs années, peu après l’apparition des réseaux sociaux « mainstream ». Néanmoins, leurs interfaces en anglais et une faible visibilité en dehors de l’extrême droite américaine ont fait qu’ils sont longtemps restés prisés par les anglophones.

Il faut attendre 2020 et l’arrivée de la pandémie de Covid-19 pour que les sites de l’alt-tech connaissent véritablement leur heure de gloire en France. L’explosion des théories du complot autour des vaccins ou de l’origine du virus a converti de nombreuses personnes, qui, au fur et à mesure des restrictions sur Twitter et Facebook, se sont peu à peu rabattus sur alt-tech.

En France, c’est la publication du film conspirationniste Hold Up qui a profondément changé la donne et permis à l’alt-tech de décoller. Dès sa parution, le film est rapidement supprimé de Vimeo, de YouTube et de Facebook pour ses propos mensongers sur le Covid-19. Mais il y a deux endroits où le film est republié, et où il n’est pas censuré : Odysee, et Rumble.

Sur Rumble, « on ne trie pas la désinformation »

À première vue, Rumble a pourtant l’air d’un site de partage de vidéos classiques. La vidéo  « une pieuvre vole la balle d’un chien » est mise en avant sur la page d’accueil, et d’autres montrent un chat jouant au ping-pong, ou encore des bébés chèvres. Mais il suffit de descendre un tout petit peu sur cette page pour remarquer la place prépondérante qu’y occupe l’extrême droite américaine. Et, en se plongeant dans les recommandations de la plateforme, on retrouve très rapidement des discours bien plus dangereux.

La page d'accueil de Rumble // Source : Capture d'écran Numerama

La page d'accueil de Rumble

Source : Capture d'écran Numerama

En cliquant sur l’une des premières vidéos mises en avant sur la page d’accueil (« Enorme : encore un mensonge anti-Trump dévoilé », mise en ligne par Donald Trump Jr, le fil de l’ancien président américain), on nous conseille immédiatement après une vidéo promouvant la théorie selon laquelle « l’élection américaine a été volée par les démocrates ». Bien que Rumble utilise moins d’algorithmes que YouTube, une fois qu’on est entré dans cette spirale de théorie du complot, le site ne fait que nous proposer des contenus toujours plus extrêmes.

Sauf que, contrairement à YouTube, Rumble refuse de modérer les propos complotistes qui sont tenus sur son site. Dans un article du New York Times paru en novembre 2020, Chris Pavlovski, le fondateur du site, assumait cette absence de modération. « Je ne veux pas faire semblant de savoir ce qu’est la vérité. Sur d’autres plateformes, les gens ne sont plus autorisés à débattre ». Son but n’est pas de « trier la désinformation », est-il écrit dans l’article.

Et c’est à cause de cette décision qu’on retrouve sur Rumble les émissions en français « les déQodeurs » et « Radio-Québec », consacrées à la théorie du complot de QAnon et à la dangerosité des vaccins. Certains traducteurs de fake news français, auxquels Numerama a consacré une enquête, ont également choisi de s’installer sur Rumble plutôt que sur YouTube pour les mêmes raisons.

MeWe, « l’anti Facebook »

Odysee et Rumble ont été pensés comme des YouTubes alternatifs, en reprenant une grande partie des codes qui ont fait le succès du site. Ils ne sont pas les seuls à s’être inspirés : d’autres membres de l’alt-tech sont des copies plus ou moins conformes des sites « traditionnels » qu’ils essaient d’émuler.

L’application Parler, qui a été très prisée par l’extrême droite américaine et française avant d’être supprimée de l’App Store et du Google Play Store, avait été conçue pour être un « Twitter » sans limites. Et le site MeWe a été pensé comme un « anti-Facebook ».

MeWe fonctionne comme le vrai Facebook. L’interface est très similaire, et, comme s’en est vanté son fondateur, Mark Weinstein, lors d’une interview avec Associated Press, il n’y a « pas de contenus boostés, pas de hashtag ou de sujets tendances : les seules publications que vous voyez sur MeWe sont celles de vos proches ». Malgré cette précaution, il est plus que facile de trouver du contenu raciste, ou complotiste, sans même vraiment le chercher.

L'interface de suggestions des groupes sur MeWe // Source : Capture d'écran Numerama

L'interface de suggestions des groupes sur MeWe

Source : Capture d'écran Numerama

En s’inscrivant sur MeWe, l’une des premières activités conseillées est de se trouver des amis, ou des groupes auxquels participer. Il y existe d’ailleurs un onglet dédié à ces groupes, dont certains sont mis en avant par le réseau social. Et l’un des tout premiers sur lequel Numerama est tombé, par hasard, est celui de la version française du site complotiste Signs of The Times.

Dans le groupe, de fausses informations sur les vaccins et des théories sur de supposés « maîtres du monde » sont relayées directement depuis le site internet jusqu’à MeWe. Ce n’est pas le seul groupe problématique : toujours dans l’interface de suggestions des groupes, on trouve « Q France » et « Gesara Q », dédiés à QAnon, « France réinfo », « neurchi de liberté d’expression », et bien d’autres. Le tout sans avoir à faire la moindre recherche sur la plateforme, et en moins de 30 minutes.

« Nous n’avons nullement l’intention de censurer »

La plupart de ces groupes en français rassemblent pour l’instant assez peu de personnes, à peine quelques centaines tout au plus. Ceux que Numerama a étudiés ont cependant tous moins de 6 mois d’ancienneté, et ils sont très, très actifs. Parmi les publications, on trouve souvent des commentaires de nouveaux arrivants, se disant ravis de savoir qu’ils ne risquent pas de se faire censurer ici, contrairement à ailleurs.

Des groupes, provisoirement installés sur MeWe, expliquent songer à partir définitivement de Facebook. « La modération est inefficace et aux USA », explique un membre à un autre, qui lui demandait si tout pouvait être dit sur la plateforme. « MeWe n’a pas les moyens de [Facebook] avec son modèle économique de gauchiasse. […] Quel plaisir de pouvoir dire sale nègre néanmoins ».

Sur MeWe, il n'y a pas de modération // Source : Capture d'écran Numerama

La modération n’est pas juste inefficace : elle n’existe tout simplement pas. Comme l’expliquait Mark Weinstein à Associated Press, « nous n’avons aucunement l’intention de censurer qui que ce soit, de droite comme de gauche. De plus, la structure de MeWe empêche le partage des fake news. Les membres font de la modération pour nous », avait-il indiqué, en notant tout de même que les infractions les plus graves seraient signalées aux autorités. Pas sûr que ce soit vraiment le cas : une publication, intitulée « 7 raisons pour lesquelles il faut légaliser le viol », est toujours disponible sur le site.

L’existence et l’expansion de ces groupes sur MeWe est déjà, en soi, extrêmement problématique. Mais c’est le fait que ces groupes ne soient pas juste tolérés, mais mis en avant sur l’interface de MeWe qui est particulièrement dangereux. Encore plus préoccupant, le succès croissant de la plateforme, dont les audiences bondissent ces derniers mois : plus de 2,5 millions de nouveaux utilisateurs se sont inscrits au mois de janvier 2021.

Minds, l’antisémitisme assumé

Si les autres réseaux sociaux restent, globalement, prisés et par les groupes d’extrême droite, et par les complotistes, Minds fait ici figure d’exception : il n’y a que la droite la plus dure qui utilise le réseau social. La plupart des utilisateurs francophones que Numerama a pu retrouver sur la plateforme étaient tous antisémites, suprémacistes blancs, et certains se définissent même comme néonazis.

Minds est l’un des plus vieux site de l’alt-tech, et aussi l’un des plus révolutionnaires : créé en 2011 en se basant sur la technologie de la blockchain, le site promet à ses utilisateurs de les payer pour le temps passer sur la plateforme. Soutenu à ses débuts par le groupe Anonymous, le site est cependant, très vite, devenu le repère de l’extrême droite américaine et francophone. Un basculement vers la droite qui repose sur les mêmes mécanismes que nous avons pu observer sur les autres sites de l’alt-tech : en essayant d’émuler Twitter et en choisissant de ne pas réprimer les discours les plus extrêmes, le site s’est petit à petit transformé en lieu d’accueil pour les suprémacistes français.

Leur présence est telle que lorsqu’un utilisateur francophone s’inscrit sur la plateforme, les premiers groupes suggérés par Minds sont des groupes suprémacistes. Sur ces pages remplies d’imagerie nazi, on discute de « la question aryenne », on parle de la défense de l’Europe, et Minds reste sur sa ligne de conduite : « notre approche préconise le débat à travers la liberté d’expression, ce qui la seule façon de faire changer quelqu’un d’avis ». Le problème, sur Minds et sur tous les autres réseaux de l’alt-tech, c’est qu’il n’y a personne pour débattre.

Une machine qui s’auto-alimente

Comment est-ce que ces réseaux sociaux ont pu se développer autant, pendant des années ? Leur popularité, en France, est en grande partie due aux traducteurs de théories du complot, ou à des personnalités d’extrême droite influentes. L’arrivée de Silvano Trotta sur Odysee a changé la donne. La plateforme est devenue, en partie grâce à lui, le point de convergence des complotistes français. Le site, pourtant tout jeune, est visité par plusieurs millions de personnes chaque mois, dont un quart viennent de France, selon les données de SimilarWeb.

Pour l’instant, le succès d’Odysee est incomparable, les autres sites évoqués dans cet article étant beaucoup moins populaires. Mais la migration des réseaux sociaux classiques vers l’alt-tech a déjà commencé.

Au début très dépendante des réseaux sociaux classiques, la machine de l’alt-tech est maintenant devenue une force qui s’autoalimente. Comme on partage sur Facebook ou Twitter des liens vers YouTube, sur MeWe ou Minds on partage des liens vers des vidéos Odysee ou Rumble. Un véritable internet parallèle, dans lequel la complosphère ne craint pas la censure et ne risque pas la déplateformation.

Est-ce une bonne nouvelle de savoir que les représentants de ces discours extrêmes sont partis des réseaux sociaux traditionnels ? Les contenus les plus choquants ne sont plus aussi facilement accessibles, mais là où ils sont, ils sont à l’abri de la modération. Est-ce que leur migration vers ces réseaux sera forcément synonyme de radicalisation ? Pour l’instant, cela reste difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est que le début de l’alt-tech.

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