Comment fait-on pour que les hommes arrêtent de violer ? La question, posée sur Twitter par une militante féministe, a mené à une suspension de son compte. D’autres comptes ont subi le même sort, avant que le réseau social ne revienne en arrière et, fait rare, admette une erreur et une faille dans son processus de modération.

« Il y a savoir et il y a entendre, lire et compter. Violences sexuelles massives contre les femmes, les enfants, les hommes gays. Et une question de civilisation : comment fait-on pour que les hommes arrêtent de violer ? ». C’est la militante féministe et antiraciste @Melusine_2 qui publie ce message sur Twitter, le 22 janvier 20201 dans l’après-midi. La question est simple, et surtout pertinente : dans un contexte de libération de la parole des victimes de viols ou d’abus sexuels, on ne peut plus ignorer le problème. 96 % des viols sont perpétrés par des hommes en France.

Pourtant, le tweet ne reste pas longtemps en ligne.

Peu de temps après la publication, Mélusine reçoit une notification de la part de Twitter : il faut qu’elle supprime son tweet, qui est jugé contraire aux règles de la plateforme. Et en sanction, son compte est suspendu pendant 12h. Une annonce « inattendue », nous explique-t-elle au téléphone, « surtout pour un tweet qui me semblait commun ». Pourtant, après avoir récupéré son compte, elle se rend compte d’une chose : plusieurs autres militantes ont été suspendues après avoir à leur tour posé la question « Comment fait-on pour que les hommes arrêtent de violer ? ». Tandis que d’autres, non.

Une admission d’erreur rare de Twitter

Numerama a retrouvé au moins 7 autres comptes suspendus pour les mêmes raisons que celles reprochées à Mélusine, des messages qui sont en « infraction aux règles de Twitter » relatives aux « conduites haineuses ». Il existe certainement d’autres comptes touchés par cette décision que nous n’avons pas réussi à trouver.

Les mails reçus par des militantes féministes // Source : Capture d'écran Numerama / Twitter

Les mails reçus par des militantes féministes

Source : Capture d'écran Numerama / Twitter

Pourquoi une telle décision de modération ? Les propos ne menacent, attaquent, ou ne harcèlent personne de manière ciblée. Les mails de Twitter reçus montrent ce qui leur serait reproché : d’avoir dit que les hommes sont, dans l’écrasante majorité des cas, les auteurs des viols en France et dans le monde — ce qui est le cas.

Contacté par Numerama, Twitter a, fait rare, admis une véritable « erreur » : « Nous voulons être clairs : bien que nous nous efforcions d’assurer la cohérence de nos systèmes, il peut arriver que le contexte apporté habituellement par nos équipes manque nous amenant à commettre des erreurs

« Nous avons pris des mesures d’exécution par erreur »

La réseau social explique avoir accru son « utilisation du machine learning et de l’automatisation afin de prendre plus de mesures sur les contenus potentiellement abusifs et manipulateurs ». Il s’agirait de la raison pour laquelle certains comptes ont été suspendus. « Nous avons pris des mesures d’exécution par erreur, mais les comptes ont maintenant été rétablis », admet la plateforme.

Numerama a pu vérifier que toutes les suspensions dont nous avions connaissance ont été levées, que tous les tweets ont été remis.

Le réseau social, que Numerama contacte régulièrement à propos de tweets ou de décisions de modération, a d’habitude pour coutume de ne pas commenter les « cas particuliers ».

La question de fond, posée par ces comptes, est légitime. Elle est même « fondamentale », comme explique Mélusine, qui met en avant deux raisons. Tout d’abord, « parce qu’elle met la lumière sur la réalité du viol : un phénomène de masse, avec des millions de victimes, dont l’énorme majorité sont des femmes, des enfants, et des hommes gays, et dont l’incroyable majorité des auteurs sont des hommes ». Surtout, comme le souligne Mélusine, ce que tous ces hommes ont en commun, ce n’est « ni la classe sociale, ni la profession, ni le niveau de revenu, ni le lieu d’habitude, ni l’origine géographique, ni l’âge : ils n’ont en commun que le fait d’être des hommes dans une société patriarcale ». Avant de conclure : « il me semble plus impératif de se demander comment faire pour que ça s’arrête, plutôt que se cantonner à demander comment faire pour les punir ? ».

Du cyberharcèlement de militantes ?

Il est également important de noter la différence de modération qui a eu lieu entre plusieurs comptes. Tandis que certains étaient suspendus juste pour avoir pris part à la conversation et utilisé le mot « viol », d’autres n’ont pas été sanctionnés, même après avoir tweeté la question dans son intégralité.

Il est possible que certaines militantes aient été victimes de raids ciblés visant à faire « sauter » leur compte. C’est notamment le cas de Pauline Harmange, l’autrice de l’essai Moi les hommes, je les déteste. Après avoir tweeté « ce ne sont pas les bites qui violent, ce sont les hommes », Pauline Harmange a reçu un mail de la part du réseau social indiquant que son message avait été « signalé » — son compte, contrairement à d’autres, n’avait pas été suspendu. Ce n’était pas le cas des autres comptes Twitter.

Comme d’autres militantes féministes, Pauline Harmange est régulièrement menacée de mort par des masculinistes, malgré ses propres signalements. « Ça fait 6 mois que je me fais insulter de tous les noms ici et qu’il ne se passe rien, je tweete UN truc vaguement radical qui ne plait pas à 12 mascus (sic) et c’est la fête ? C’est flagrant quand même de quel côté est Twitter dans la fameuse guerre des sexes », a-t-elle tweeté.

Quoi qu’il en soit, la suspension des comptes et les suppressions de tweets ne se sont pas arrêtées. Après avoir été suspendue vendredi 22 janvier, Mélusine a publié quelques jours plus tard un thread dans lequel elle explique la raison de sa suspension. « Hier, Twitter m’a forcée à supprimer le tweet ci-dessous et m’a sanctionnée pour l’avoir écrit, en me privant d’accès à mon compte pendant douze heures. Pourtant, et chacun peut le constater, ce tweet ne contient ni propos insultants ou outranciers, ni appels à la violence ». Et encore une fois, peu de temps après avoir été publié, ce message a été censuré par le réseau social.

Mélusine avait décidé de faire appel de la décision de la plateforme — qui n’est plus utile, puisque son compte et ses tweets sont revenus.

 Les décisions de Twitter restent floues

L’explication de Twitter a beau être plus transparente qu’à l’accoutumée, elle soulève encore de nombreuses questions. Pourquoi certains comptes ont-ils « sauté » tandis que d’autres, qui avaient tweeté exactement la même chose, n’ont pas été touchés ? Que signifie cet accroissement « de l’utilisation du machine learning et de l’automatisation  » dans la modération des contenus ? Pourquoi cette décision a-t-elle été prise ? Quel est le rôle et la place des modérateurs humains dans ce nouveau processus ?

Faut-il changer la façon dont le réseau social est modéré ? Comment faire en sorte que la parole des féministes et des minorités soit protégée, notamment dans un contexte de libération de la parole de victime de violences sexuelles — que le réseau social a lui-même permis d’amplifier au moment du mouvement MeToo ?

Que faire aussi, au-delà des algorithmes, pour lutter contre les raids organisés par les masculinistes qui se font un plaisir de faire suspendre des comptes de militants et militantes féministes, LGBT+ ou antiracistes ? « Ça ne va pas provoquer un gros débat », regrette Mélusine. Il convient toutefois de noter que, vue l’ampleur qu’a pris cette censure, la Twittosphère française s’est tout de même emparée de ces questions avec vif intérêt. La réponse de Twitter, relativement inédite, montre d’ailleurs que le réseau social a pris conscience de la gravité de la situation.

Toutefois, d’autres militants restent lésés. Dernièrement, les mots « gouine » et « pédé » ont par exemple été injustement par exemple visés par la modération du site, après ce qui semble être des vagues de signalements. « Quand on voit comment Twitter se vante d’avoir permis la naissance du mouvement #MeToo, c’est vraiment une décision hypocrite », regrette Mélusine.

Et au final, la question la plus importante n’a toujours pas de réponse. Comment fait-on pour que les hommes arrêtent de violer ?


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