Si vous avez l’habitude de regarder les publicités sur les abribus, les stations de métro et panneaux d’affichage, peut-être y avez-vous déjà aperçu la mention « photographie retouchée. » Depuis un peu plus d’un an, celle-ci est devenue obligatoire, dès lors que les mannequins sont artificiellement grossis ou amaigris. Cette mesure a-t-elle vraiment été appliquée ? Avec quels effets ? Voici notre enquête.
Un décret passé pour limiter l’autodépréciation
Le gouvernement a introduit ce décret – surnommé « décret Photoshop » en référence au logiciel de retouche le plus célèbre – en mai 2017, et il est entré en vigueur le 1er octobre 2017. Il devait permettre aux consommateurs de distinguer sur un cliché « à usage commercial » le vrai du faux, d’éviter qu’ils ne s’identifient à des mannequins retouchés, véhiculant une fausse image du corps humain.
« L’exposition des jeunes à des images normatives et non réalistes du corps entraîne un sentiment d’autodépréciation et une mauvaise estime de soi pouvant avoir un impact sur les comportements de santé », rappelaient alors les services du ministère de la Santé. Ces derniers préconisaient d’« agir sur l’image du corps dans la société pour éviter la promotion d’idéaux de beauté inaccessibles et prévenir l’anorexie chez les jeunes. »
En conséquence, les clichés commerciaux « modifiés par un logiciel de traitement d’image, pour affiner ou épaissir les silhouettes [des mannequins] » doivent désormais être signalés.
Sur les sites, les mentions « photographie retouchée » se font rares
Nous avons cherché à savoir combien de marques respectaient le décret. Sauf qu’il n’existe pour le moment aucune donnée publique à ce sujet. Le ministère de la santé nous a assuré que « depuis l’entrée en vigueur du décret sur les photographies de mannequins retouchées, les annonceurs se sont pliés à leurs obligations réglementaires ainsi que l’attestent les publications sur les différents supports utilisés. »
Pourtant, en regardant sur les principaux sites de vente en ligne de vêtements, la mention « photographie retouchée » n’apparaît presque jamais. Il ne figure ni sur Zara, ni sur H&M, ni sur Zalando ou Asos. Sur les trois premiers, difficile d’affirmer avec certitude ce qui a été ou non retouché. Toujours est-il que les mannequins ont tous des corps sans « imperfection », dans le sens où ils correspondent parfaitement aux canons de beauté imposés par la société. Les femmes ont une peau lissée à outrance, aucune cellulite, des ventres très plats mais sur lesquels on n’aperçoit pas de trace de côtes, comme par exemple ici, sur une photo trouvée sur Zalando.
H&M, Zalando et Zara ont été contactées. Pour le moment, aucune des marques ne nous a répondu.
Asos, de son côté, a expliqué à Numerama qu’il n’y avait aucune mention, parce que ses « directives internes sur les retouches numériques sont strictes ». « Nous ne modifions pas l’apparence physique de nos mannequins », indique une porte-parole. La marque détaille dans un billet cet engagement. Il y est expliqué que les cicatrices, vergetures et grains de beauté ne sont pas retirés, et que les corps des modèles ne sont jamais affinés ou grossis.
Les mannequins, hors collections grandes tailles, restent très minces, mais leurs corps sont déjà plus réalistes.
Enfin, certains sites ont adopté de manière systématique la mention, comme ici Urban Outfitters :
Des mentions parfois quasi invisibles
À propos des publicités dans les rues, quelques unes la contiennent également, comme on le voit ici, avec une annonce de la marque de lunettes Ray-Ban.
Cependant, on remarque que dans la plupart des cas, la mention apparaît en très, très petit, vertical, et sur le côté – ici sur une publicité Lancôme repérée par Libération en 2017.
Stéphane Martin est le directeur général de l’ARPP, l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité. Au téléphone, il nous explique que cela n’est pas tout à fait censé se passer comme ça.
Le décret indique bien que la mention « photographie retouchée » doit être « apposée de façon accessible, aisément lisible et clairement différenciée du message publicitaire ou promotionnel ». « Il faut qu’elle soit horizontale, et suffisamment grosse, détaille Stéphane Martin. Ce sont des bonnes pratiques que nous transmettons aux marques et groupes avec lesquels nous sommes en contact. » Le ministère de la santé a ajouté dans un mail : « La taille des caractères de la mention obligatoire a fait partie de la négociation avec les professionnels concernés et l’ARPP pour se mettre en accord avec les usages en vigueur dans ce secteur. »
Une loi limitée
Pour le moment, l’ARPP dit n’être intervenue qu’à des fins de « prévention », dans « un but pédagogique ». Son directeur général regrette que le décret soit limité pour l’instant : il ne concerne pas les contenus éditoriaux dans les magazines, exclut la télévision, et ne se focalise que sur des types de retouche bien précises. « La mention n’est pas obligatoire lorsqu’on retouche une peau, qu’on affine légèrement un visage, ou lorsqu’on joue sur les lumières de telle sorte à créer un effet visuel d’amincissement sur un mannequin », nous dit-il, avant d’ajouter : « Mais il faut voir ce décret d’une manière plus large. La loi dont il fait partie avait d’autres volets, comme le contrôle obligatoire des IMC des mannequins qui participent à des défilés. »
Selon Stéphane Martin, il est difficile d’aller plus loin pour le moment. Il pointe notamment du doigt les contraintes techniques : « Les marques sous-traitent souvent la création de publicités. Elles ne sont pas toujours au courant de ce qui a été ou non retouché. Quand elles utilisent des photos issues de banques d’images, le flou est total » (le décret oblige l’annonceur à vérifier ceci, et il risque en cas de non-respect de la loi une amende de 37 500 euros).
Il estime également que les photos non retouchées font « moins vendre »…
Dur dur, de trouver des modèles avec des morphologies diverses
Pour savoir si ces réserves avaient lieu d’être, nous sommes allés interroger l’une des créatrices de Mina Storm, une petite marque française de lingerie pour adolescentes – et de plus en plus plébiscitée par des femmes adultes.
L’entreprise a été lancée en novembre 2016, par Samantha Montalban et Chloé Bernard. La première nous explique que la question des retouches photos « ne s’est même pas posée ». Pour elle, ne pas photoshopper les corps, et ne faire appel qu’à des modèles qui ne soient pas des mannequins professionnels était « évident ». Mais elle reconnaît que ce n’est pas toujours aussi simple qu’il n’y paraît.
Déjà, il faut réussir à recruter des jeunes femmes de diverses morphologies : « On lance des appels sur les réseaux sociaux, on leur demande une photo de leur visage pour s’assurer qu’elles sont photogéniques, et on leur pose surtout des questions sur leur personnalité. » Leur corps, la marque refuse de les voir avant le jour du shooting.
« On pensait que ça nous assurerait d’avoir des profils bien variés, mais on s’est finalement rendues compte que la plupart des filles qui nous contactent sont des filles minces, dont le corps correspond plutôt aux canons de beauté, regrette Samantha Montalban. On a été obligés d’en refuser parce qu’elles avaient encore ce même physique, alors qu’on essaye de présenter aussi d’autres morphologies. »
« Un corps ‘parfait’, ça vend mieux, oui »
De la même façon, la co-fondatrice de Mina Storm a dû faire face à des adolescentes [entre 16 et 20 ans] qui demandaient à ce qu’on retouche quand même leurs quelques boutons d’acné, ou leur nez qu’elles jugeaient imparfait. Elle dit avoir toujours refusé, et avoir du parfois se résigner à ne pas publier les photos de modèles amateurs, qui ne s’assumaient pas au naturel. « On cherche une fille qui ait de l’acné en ce moment, ce n’est pas évident », raconte Samantha Montalban, qui se souvient avoir longtemps cherché à avoir la peau parfaite qu’elle voyait dans les magazines.
« On cherche une fille qui ait de l’acné en ce moment, ce n’est pas évident »
Sur la question de savoir si des corps retouchés sont plus vendeurs, elle admet de but en blanc : « Je pense très honnêtement qu’un corps soit-disant ‘parfait’, ça vend mieux, oui. Sur Instagram, on voit bien que nos photos où les filles ont ce genre de silhouettes sont les plus likées…» Elle ajoute « c’est toute l’hypocrisie de la chose : on veut voir plus de femmes qui nous ressemblent, mais une culotte dans un fessier avec de la cellulite attire toujours moins », soupire-t-elle au téléphone.
Mina Storm ne compte pas pour autant changer quoi que ce soit à sa manière de procéder. Ses créatrices espèrent que le mouvement d’acceptation de son corps, le Bodypositive, va finir par porter ses fruits. De plus en plus de marques montrent en effet des modèles, surtout des femmes, dont les corps ne sont pas retouchés. C’est le cas de Monki, Lonely Lingerie, &Other Stories, ou encore Aerie d’American Eagle.
Le ministère de la santé de son côté, prévoit de nouvelles mesures à venir. « Le Programme national nutrition santé IV est en cours d’élaboration et il sera dévoilé au cours du premier trimestre 2019 : il pourrait contenir des mesures pour lutter contre la dénutrition et promouvoir une image du corps plus réaliste dans notre société », nous y a-t-on indiqué.
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