On aurait tort, comme le fait Bill Gates, de prendre la bataille entre Apple et le FBI par le petit bout de la lorgnette. Loin d’être une affaire isolée qui concernerait la seule tuerie de San Bernardino, il s’agit pour Apple de défendre des principes démocratiques universels et de prendre toute sa responsabilité en matière de droits de l’homme. Il faut prendre de la distance pour comprendre la position d’Apple, et cerner ses enjeux, bien plus importants qu’il n’y paraît, au delà-même de la simple protection de la vie privée.
Il ne s’agit pas de se battre contre les États-Unis et encore moins (évidemment, heureusement) de se battre pour les terroristes, mais de se battre pour des droits fondamentaux qui doivent s’appliquer partout dans le monde et bénéficier à tout le monde. Y compris, oui, aux terroristes. Car c’est précisément ce qui définie un principe de droit. Un principe n’en est un que s’il s’applique à tout le monde et en toutes circonstances.
Or nous vivons une époque fragile où les principes traduits depuis plus d’un demi siècle dans les traités relatifs aux droits de l’homme sont remis en cause. Nous le voyons en France avec l’état d’urgence qui vaut au gouvernement de déclarer une suspension de droits et libertés, pour une période encore indéterminée. La lutte contre le terrorisme justifie même, à leurs yeux, que le gouvernement et le Parlement se liguent contre la Constitution pour faire passer en force une mesure liberticide — le tout, hélas, sans que ça ne soulève de véritable indignation médiatique, le venin terroriste ayant souvent cet effet de paralyser la main qui signe les brûlots.
Pour comprendre la position d’Apple, il faut donc regarder l’Histoire, autant que l’actualité.
Des droits de l’homme fragilisés
Les droits de l’homme avaient été formalisés au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec en particulier l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et de la Convention européenne des droits de l’homme (1950), puis des deux pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques, et aux droits économiques, sociaux et culturels (1976).
Dans un monde encore assombri par les cendres des bombes et par l’atroce inhumanité découverte dans les camps nazis, il était apparu nécessaire que les États ne signent plus seulement des accords internationaux pour réguler leurs relations entre eux, mais aussi pour s’engager les uns envers les autres à respecter chez soi un certain nombre de principes universels à l’égard de son propre peuple. C’était inédit. Jamais le droit international bercé à la doctrine des « états souverains » ne s’était permis de s’immiscer dans les relations internes des gouvernements avec leurs peuples.
On a pas assez dit à quel point l’obstination de nos pays voisins était irresponsable
À l’échelle du monde, c’est à l’Organisation des Nations Unies (ONU) qu’a été confiée la responsabilité de veiller à la bonne application de la plupart des traités relatifs aux droits de l’homme, grâce à un système (trop) complexe d’organes en poupées russes, qui forment des quasi-juridictions. Mais ce système onusien manque de force et perd de plus en plus d’autorité morale.
Encore récemment, la Grande-Bretagne et la Suède ont contribué à miner un peu plus le système de l’ONU, en rejetant l’avis qui condamne la détention arbitraire de Julian Assange — là aussi, sans indignation médiatique. Si la Grande-Bretagne ou la Suède peuvent ignorer les condamnations de l’ONU, pourquoi le Turkménistan, la Chine ou l’Arabie Saoudite devraient-ils les écouter ? On a pas assez dit à quel point l’obstination de nos pays voisins était irresponsable.
Les entreprises et les droits de l’homme
Mais ces dernières décennies, la mondialisation aidant, le droit international des droits de l’homme a connu une extension. Il a été reconnu que les entreprises aussi, en particulier les grandes entreprises multinationales, avaient pour responsabilité directe de respecter les droits de l’homme.
Selon une vue traditionnelle conservatrice, il incombe en effet aux États de protéger et garantir les droits de l’homme, c’est-à-dire de s’assurer y compris par des initiatives judiciaires ou législatives qu’ils soient respectés dans toutes les strates de la société, par tout le monde. Et donc, par ricochet, il incombe aux particuliers et aux entreprises de respecter les droits fondamentaux dans leurs relations avec les tiers. C’est pour cela que nous avions noté avec satisfaction l’action de la DGCCRF, qui ce mois-ci a rappelé à Facebook son obligation de respecter la liberté d’expression.
C’est cette vision conservatrice qui a été adoptée par consensus à l’ONU lors de l’élaboration des « principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme », en 2011. Elle vaut évidemment aussi sur Internet, puisque comme l’a rappelé la déclaration du sommet NETMundial (.pdf) adoptée en 2014 par 87 pays, « les droits que les personnes ont hors-ligne doivent aussi être protégés en ligne ».
Cependant la répression opérée contre les printemps arabes autant que les révélations d’Edward Snowden sur les programmes de surveillance massive opérés par les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont montré que les grandes entreprises n’avaient plus seulement la responsabilité de respecter les droits de l’homme, mais aussi de les protéger.
C’est ce que fait Apple.
Faire bouclier contre les états qui violent les droits fondamentaux
La répression organisée par des régimes autoritaires en Égypte, en Tunisie, en Érythrée, en Turquie, en Chine et dans bien d’autres pays a en effet mis en valeur le rôle que pouvaient jouer les fournisseurs de technologies de communication dans la protection des droits des peuples à travers le monde.
Avec la traque organisée contre les dissidents, voire leur torture ou leur assassinat, il est devenu nécessaire de s’assurer, non plus seulement que les entreprises respectent la vie privée ou la liberté d’expression de leur clients, mais qu’elles leurs fournissent les moyens technologiques de véritablement profiter sans craintes de leurs droits fondamentaux à la vie privée, à la liberté de communication et d’expression. C’est devenu une question de vie ou de mort que d’empêcher des gouvernements de savoir qui parle à qui, qui pense quoi, ou qui s’exprime publiquement, mais anonymement.
C’est là le véritable enjeu de la bataille d’Apple contre le FBI. C’est un débat démocratique et politique au sens le plus noble du terme.
Par ailleurs en Occident, les révélations sur les programmes de surveillance de la NSA et de leurs alliés ont montré que même chez nous, dans des « démocraties » qui aiment à donner des leçons de droits de l’homme, ces droits fondamentaux sont violés. Ce sont ces révélations, couplées aux soulèvements des peuples des pays arabes, qui ont incité des entreprises comme Google, Apple, Facebook ou Microsoft à systématiser le chiffrement des connexions, et pour certaines d’entre elles à commencer à organiser des systèmes qui assurent une protection des droits des citoyens contre les violations voulues par les gouvernements.
À la vision conservatrice des entreprises cantonnées à une responsabilité de respecter les droits de l’homme se substitue donc une vision plus moderne, qui prend acte du pouvoir des multinationales et leur confie une responsabilité de protéger les droits de l’homme, y compris contre les États.
C’est là le véritable enjeu de la bataille d’Apple contre le FBI. C’est un débat démocratique et politique au sens le plus noble du terme. Il s’agit de savoir, au 21è siècle, quelle doit être la place des multinationales face aux gouvernements, si ces derniers sont nécessairement légitimes à imposer leurs volontés, et qui doit porter la responsabilité d’assurer l’effectivité des droits de l’homme dans un monde connecté.
Nota : Si ce débat vous intéresse, je publie ci-dessous le mémoire (.pdf) que j’ai produit l’an dernier dans le cadre d’un Master 2 de droit international et européen des droits fondamentaux, qui porte précisément sur cette question de la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme sur internet.
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