Les applications de notation alimentaire de type Yuka sont entrées dans nos usages quotidiens depuis quelques années : 23 % des français déclarent utiliser régulièrement ce type d’outils dans les rayons du supermarché. Or ces nouveaux « prescripteurs marchands » n’auraient pas pu voir le jour sans le travail d’un acteur méconnu, l’association Open Food Facts, véritable « Wikipédia de l’alimentation », qui répertorie et met en ligne sous licence open source, depuis 2012, les informations des produits mis en vente dans le secteur alimentaire.
Comment fonctionne cette base de données ? Quel est son lien avec Yuka ? Comment certains acteurs de l’agro-industrie se sont-ils battus contre cette initiative ?
Open Food Facts : recenser et partager les données de l’industrie alimentaire
Si tout le monde connaît l’application Yuka, l’on connaît moins Open Food Facts, un acteur pourtant déterminant dans l’émergence des applications de notation alimentaire en France dans les années 2010. Open Food Facts, c’est le nom d’une association à but non lucratif qui emploie 7 salariés, et qui met à disposition depuis 10 ans une base de données en ligne, répertoriant les informations de millions de produits en France et dans le monde.
Pierre Slamich, co-fondateur de cette association, a accepté de nous ouvrir les portes du petit bureau que l’association occupe en ce moment, dans un tiers lieu en plein cœur de Paris. Il revient sur la création de ce projet en 2012, sous l’impulsion d’un informaticien, du nom de Stéphane Gigandet : « On était préoccupés par les questions relatives à l’obésité à l’époque, et on a commencé à chercher des données sur les produits alimentaires. On s’est rendus compte qu’il y avait une base de données constituée par le gouvernement en récupérant les données des distributeurs, mais aucun accès n’était prévu pour le grand public à l’époque. »
Stéphane Gigandet et Pierre Slamich décident alors de lancer un appel à la contribution des internautes pour retranscrire les informations des produits alimentaires, en photographiant et téléversant les informations présentes sur l’emballage et le code-barre associé sur leur site. Une logique de crowdsourcing qui fonctionne bien, et permet de dépasser rapidement les autres initiatives de base de données fermées lancées à l’époque.
« Plusieurs acteurs au début des années 2010 avaient essayé de créer leurs applications qui préfiguraient Yuka aujourd’hui, mais en créant leurs propres bases de données dans une logique fermée et dans un souci d’avantage concurrentiel », nous explique Bastien Soutjis, sociologue qui a consacré de nombreux travaux à ce sujet. « Mais ce qui a le mieux marché c’est la méthodologie d’Open Food Facts qui consistait à s’appuyer sur des contributeurs-citoyens pour faire ce travail de remplissage de la base de données et de veille sur les produits. »
Depuis 10 ans, ce sont plus de 20 000 contributeurs qui ont permis à Open Food Facts de répertorier les 2,3 millions de produits librement accessibles sur leur site. Open Food Facts a embrassé dès ses débuts une logique open source, pour favoriser les initiatives privées comme publiques autour de l’information alimentaire. Leur base de données est ainsi placée sous licence Open Database Licence (ODbL), impliquant que n’importe quel individu puisse exporter l’intégralité des données pour créer des applications diverses à partir des informations récoltées.
Une logique open source qui a notamment mené à une collaboration entre Open Food Facts et l’équipe scientifique à l’origine de la conception du Nutri-Score, un outil adopté par l’État français en 2017 et qui suscite aujourd’hui encore un fort rejet de la part d’une partie des acteurs de l’industrie agro-alimentaire dans le cadre de discussions sur l’étiquetage nutritionnel au niveau européen.
La fiabilité des données d’Open Food Facts mise en cause
Si les premières critiques des acteurs de l’agro-industrie contre Open Food Facts vont d’abord se concentrer sur la mise en avant du Nutri-Score, les contestations vont se déporter à la fin des années 2010 vers la logique de crowdsourcing et la fiabilité des données recensées sur la plateforme. La cause de cette nouvelle vague de critiques ? L’arrivée fracassante de l’application Yuka, qui s’appuyait à ses débuts sur la base de données Open Food Facts pour obtenir les informations produit permettant d’afficher son score sur l’application.
Alors que les industriels constatent, impuissants, le succès fulgurant de Yuka — qui les poussent pour certains à modifier leurs recettes –, certains acteurs vont tenter de dé-légitimer ce nouveau « prescripteur marchand » en contestant la fiabilité des informations produits recensées sur le site Open Food Facts. Des associations de professionnels du secteur iront jusqu’à accuser Open Food Facts de présenter un taux d’erreur allant jusqu’à 1/3 tiers des informations produits.
Des chiffres largement surestimés si l’on s’en tient aux statistiques disponibles sur la plateforme Open food Facts : « Ce chiffre est faux, ils ne l’ont jamais prouvé. Il se situe plutôt aux alentours de 5 %. Ce chiffre, l’industrie l’a inventé, mais c’est une technique classique que l’on appelle le FUD (Fear, uncertainty and doubt), qui consiste à lancer des attaques publiquement, même infondées pour faire passer ses idées. »
Une technique qui semble avoir en partie porté ses fruits, puisqu’en 2018, la start-up Yuka décide de se détourner d’Open Food Facts pour créer sa propre base de données. La fondatrice de Yuka, Julie Chapon, reconnaît que le sujet de la fiabilité des informations recensées sur la plateforme a pesé dans leur choix de créer leur propre base de données en 2018. Elle explique : « On a vu qu’il y avait un sujet sur la fiabilité : il y avait beaucoup d’informations qui étaient mal contrôlées, mal vérifiées, il y avait des erreurs, et on ne pouvait pas implémenter tous les systèmes de contrôle qu’on voulait puisque ça n’était pas notre base de données. »
Pour créer sa propre base de données, Yuka a ainsi collaboré avec la start-up Salsify (anciennement Alkemics) qui propose aux industriels de transmettre directement leurs données pour assurer leur fiabilité et leur mise à jour. Des choix qui semblent aller à l’encontre de la logique open source d’Open Food Facts, puisque la start-up Yuka n’a souscrit à aucune licence permettant la réutilisation des données, n’autorise pas l’extraction de l’intégralité de la base de données comme l’association le propose, et ne met pas à disposition comme le fait la plateforme, un site ouvert permettant de consulter et de recouper les informations sur les produits alimentaires.
Contre le crowdsourcing, la base de données des industriels ?
De leur côté, l’Association Nationale des industries alimentaires, l’ANIA — principal lobby de l’industrie agro-alimentaire — a, dès 2020, décidé de lancer sa propre base de données pour résoudre ce problème de fiabilité, un projet intitulé Num-Alim. Mais trois ans après le lancement de cette base de données, pensée pour devenir la « base référente », directement alimentée par les industriels du secteur, le résultat est sans appel : Numalim n’a récolté que 20 % des fiches produits du marché. Un constat d’échec pour Jérôme François, directeur délégué de Numalim : « La base se remplit plus lentement que ce que l’on voudrait, les entreprises sont un peu lentes à remplir leurs fiches. »
Un résultat d’autant plus décevant que l’initiative a bénéficié du soutien financier de l’État dans le cadre d’un contrat stratégique de filière avec la BPI. Du côté de Yuka et d’Open Food Facts, ce projet coordonné par les professionnels du secteur laisse perplexe : « Pourquoi les marques ne transmettent-elles pas leurs données directement à Open Food Facts et Yuka, qui ont des millions de données et des années d’expérience ? », se demande la co-fondatrice de Yuka, Julie Chapon, avant d’ajouter : « L’argent de l’état aurait été mieux investi ailleurs, c’est du gâchis. ».
Car malgré les efforts de Yuka et d’Open Food Facts pour que les marques et les producteurs transmettent leurs données, la grande majorité des informations est toujours renseignée par les utilisateurs : « Nous n’avons pas de chiffres exacts sur le sujet, mais je dirais que c’est 80 % qui vient des utilisateurs, et 20 % qui provient des marques. La majorité des informations continue de venir des utilisateurs », souligne Julie Chapon. En réponse aux attaques de manque de fiabilité, l’entreprise s’est dotée d’une équipe de 5 personnes et d’un outil basé sur du machine learning pour détecter les potentielles erreurs renseignées par les utilisateurs.
Face à la lente acculturation des marques et des producteurs à l’open data, la légitimité de la logique de crowdsourcing semble finalement avoir été reconnue par les consommateurs et les industriels. À tel point que les responsables de Num-Alim nous ont dit ne pas exclure l’idée d’une collaboration à l’avenir avec Open Food Facts, pour proposer une base de données plus fournie, internationale et celle-ci, sous licence open source.
La consécration d’une vision développée il y a plus de 10 ans, qui semble avoir largement porté ses fruits : « La donnée est massivement accessible depuis la création d’Open Food Facts en 2012, et on ne pourra jamais revenir en arrière. L’idée d’ouverture des données a gagné », souligne Pierre Slamich.
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