11 mai : on déconfine. Le lendemain, dans de nombreuses villes du pays, on manifeste. A Millau (Aveyron), plus d’une centaine de personnes se réunissent dans un concert de casseroles pour protester contre la gestion gouvernementale de la crise du Covid et soutenir les personnels de santé. « On avait presque tous des masques ou des foulards et on respectait les distances de sécurité », raconte Jérôme, participant à ce rassemblement non déclaré. De loin un policier et deux agents des renseignements territoriaux les observent. Tout se déroule calmement, sans interpellation, sans contrôle d’identité.
Dix jours plus tard, le 22 mai, les militants lancent à nouveau une action sur le marché de la ville. Cette fois, ils se séparent en plusieurs groupes de moins de dix, attachés par une corde à un mètre de distance et brandissent des pancartes au milieu des clients du marché. Côté policier, pas d’interpellation ni de contrôle d’identité.
Ces deux actions qui leur paraissaient anodines vont coûter cher aux militants. Fin mai, certains commencent à recevoir des amendes à leur domicile : « Sur le coup, on a cru à une infraction au code la route » se rappelle Marie. Mauvaise piste. Les 135 € d’amende viennent punir « un rassemblement interdit sur la voie publique dans une circonscription territoriale où l’Etat d’Urgence sanitaire est déclaré ». Soit la fameuse interdiction de manifester à plus de dix sur la voie publique, instituée par le décret du 23 mars 2020.
En une semaine, 36 amendes viennent sanctionner les manifestants du 12 mars. Et dans la foulée, douze autres viennent punir l’action du 22 mai sur le marché. Au milieu de cette cinquantaine de contraventions, plusieurs profils étonnent : certains se voient verbalisés deux fois, à l’image de Christian, militant de la Confédération Paysanne de l’Aveyron. Benoît, photographe et intermittent actif dans la galaxie militante locale, était le 22 en train de faire son marché. Laura était « masquée aux deux actions, je n’ai jamais été contrôlée en Aveyron et je n’ai même pas de carte d’identité biométrique ! ».
C’est pourtant elle qui reçoit l’amende, alors qu’une proche, plus impliquée dans les mouvements sociaux, reste épargnée. Aymeric lui, participait le 22 mai à sa première manifestation : « C’est fou les moyens humains qu’ils ont déployés pour verbaliser vingt pélots qui demandaient des moyens pour le service public ! ». Cinq plis s’égarent même dans la boîte aux lettres du bar militant emblématique de la ville, la Loco – aussitôt renvoyés à l’expéditeur.
Des pratiques qui dépassent les « traditions locales »
« Ce type d’amende pour des manifestations politique, c’est du jamais vu », s’alarme Julien Brel. Saisi par les militants sur cette affaire hors norme, cet avocat toulousain s’étonne « qu’on ne sache ni qui sont les agents verbalisateurs, ni le mode opératoire ». Autre problème, plus procédural, alors que la contestation des amendes par des administrés conduit généralement à deux solutions : ou bien un classement sans suite, on bien un transfert devant le tribunal de police. Or « ici, on nous demande à nous de faire les démarches de saisir le Tribunal » s’étonne l’avocat.
Les militants sont également surpris, notamment d’avoir affaire à une forme de « répression policière », un certain nombre ayant depuis des années l’expérience des mouvements sociaux. Dans le secteur, la désobéissance civile et les manifestations non-déclarées sont même presque devenue « une tradition locale » : on pense à la lutte historique contre le camp du Larzac dans les années 70, ou le « démontage » du McDonald’s de Millau dans les années 2000. Plus récemment, la mobilisation sur le terrain contre l’installation d’un transformateur électrique a conduit quatre opposants à ce projet devant le tribunal correctionnel de Rodez pour sept chefs d’accusations – tous contestés. Mais la méthode des verbalisations interroge : « Comment ont-ils pu nous reconnaître alors même qu’on était quasiment tout le temps masqué et qu’on avait même du mal à nous reconnaitre entre nous ? » s’interrogent-ils.
Première piste privilégiée : les caméras de vidéosurveillance de la ville, présentes dans les deux lieux de manifestations. Sauf que côté préfecture et police, silence radio. « On ne communiquera pas plus sur cette affaire. C’est une histoire qui n‘en est pas une, où nous estimons avoir fait notre travail » répond à Numerama Lilian Kinach, chef d’Etat-Major à la Direction Départementale de la Sécurité Publique (DDSP) : « Libre à ces personnes de contester ces amendes devant un tribunal de police, nous sommes dans un État de droit » assure-t-il. Pourtant, mi-juin, les autorités étaient plus bavardes, lors d’une rencontre de conciliation organisée avec le sous-préfet et le commandant de police local. Il assurait alors que les manifestants ont bien été verbalisés parce que rassemblés plus de 10 sur la voie publique. Il réfute également tout ciblage politique. Selon lui, « la vidéoprotection n’a été qu’un outil d’identification, 99 % des reconnaissances avaient déjà été réalisées sur place », rapporte le Midi Libre, présent à cette réunion.
Nouveaux territoires de renseignement
Ce qu’ils apprennent également ce jour-là c’est qu’au moment où les vidéos sont visionnées pour étayer l’infraction, étaient bien présents les deux agents des renseignements territoriaux. A Millau, « Sandra » et « Thomas », sont identifiés depuis belle lurette mais semble avoir particulièrement travaillé leur terroir. « On soupçonnait que dans les petites villes, les agents des renseignements territoriaux procédaient à une surveillance plus resserrée, explique Arthur Messaud, de l’association La Quadrature du Net. « Ces agents sont parvenus à reconnaitre des gens mêmes s’ils portaient des masques, en utilisant la vidéo comme appui. » Selon le juriste, cette situation « assez originale » révèle « le niveau de maillage très resserré autour de la population locale ».
Sur cette surveillance de nature plus politique, les éléments fournis par les services de renseignements sont très flous. Le dernier rapport annuel de la commission nationale de contrôle des techniques de renseignements (CNCTR) fait bien état du nombre de personnes surveillées au titre de la prévention du terrorisme ou de la criminalité organisée. En revanche, aucun chiffre précis n’est fourni sur les autres motifs comme « les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France » et surtout « la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des actions tendant au maintien ou à la reconstitution de groupements dissous, et des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». Deux catégories longuement discutées en 2015, lors des débats sur la loi Renseignement. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, assurait alors que les mouvements sociaux étaient bien exclus, au moins de la deuxième catégorie.
Reste maintenant à voir ce qu’en dira la justice. La Ligue des Droits de l’Homme et la CGT ont obtenu gain de cause début juin en attaquant devant le Conseil d’Etat le décret du 11 mai – copie conforme de celui du 23 mars – interdisant les rassemblements de plus de dix personnes. Une nouvelle encourageante pour les millavois qui ont décidé de contester les amendes. Le procureur ne semble pour l’heure pas décidé à classer l’affaire. Il faudra pour les militants aller devant le Tribunal de police pour ne plus être à l’amende. Et surtout, le seul moyen pour eux d’avoir les pièces de la procédure qui leur permettront peut-être de mettre un visage sur l’œil attentif qui les observe de si près.
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