La startup israélienne Sirin Labs souhaite financer un « smartphone blockchain ». Derrière ce projet pas forcément viable, se cache l’enjeu de l’adoption grand public de l’écosystème d’applications qui émerge autour d’Ethereum et d’autres crypto-monnaies. Le 16 mai 2018, HTC a également annoncé un smartphone « blockchain ».

Mise à jour du 11 juillet 2018 : ajout des précisions sur le smartphone de HTC et de la campagne de communication de Sirin avec Lionel Messi. Sirin ne vend d’ailleurs son Finney que par une levée de fonds en cryptomonnaie.

Sirin Labs est une de ces startups à laisser perplexe. Constituée d’Israéliens, basée en Suisse et présidée par un Kazakh (d’ailleurs, la tech fleurit au Kazakhstan), la startup a pour principal fait d’armes d’avoir sorti en 2016 un appareil à 14 000 dollars (sic). Le Solarin, ce device « ultra-sécurisé » sous Android 5.1 (re-sic), avait fait dire à The Verge que « le pire avec ce téléphone n’est pas son prix, mais l’arrogance de ses concepteurs ». Il s’en est vendu 750 exemplaires en neuf mois, et la boîte a licencié un tiers de ses effectifs.

Autant dire que si on s’intéresse à l’initiative de Sirin, c’est moins pour son sérieux commercial que pour le concept qu’il y a derrière — d’autant que HTC a repris l’idée pour un projet nommé Exodus, qui nous laisse tout autant perplexe. Côté Sirin, c’est un « smartphone blockchain » portant le nom de Finney, ambitieusement pris à l’un des pionniers du Bitcoin, décédé en 2014 et parrainé pour l’anecdote par Lionel Messi. Doté de ses propres système d’exploitation, crypto-monnaie et app store décentralisé, l’appareil de Sirin aspire à populariser les écosystèmes prometteurs, mais obscurs, qui se développent autour des blockchains en général et d’Ethereum en particulier.

sirin_finney_smartphone

Le monde des startups éthérées

Comme nous l’expliquions dans nos guides sur les crypto-monnaies, la blockchain Ethereum est, grâce à ses « contrats intelligents », à la source de tout un écosystème d’applications décentralisées (les Ðapp) qui ne sont régies que par du code. L’exemple typique est celui d’une Ðapp de VTC qui permettrait d’appeler un chauffeur et de le payer sans verser de commission à un Uber quelconque.

En périphérie d’Ethereum, c’est tout un monde de startups de la blockchain qui s’est constitué à coup d’ICO (Initial coin offering, quelque chose entre du crowdfunding et une introduction en bourse). Sans plonger dans les détails des opportunités que présente cet univers encore très jeune, on peut en faire ressortir une : puiser dans les ressources non utilisées de stockage et de CPU de tous les appareils du monde. Un rêve qui rappellera à certains la saison 4 de Silicon Valley.

Source : Ethereum

CC Ethereum

Mais voilà : l’écosystème Ethereum, encore confidentiel, combine les difficultés d’accès d’un Linux bien corsé avec celles de la gestion financière. Il faut déjà distinguer les Ðapp construites directement sur Ethereum (n’ayant pas leur propre token) et les services proposés par une startup issue d’une ICO, qui eux utilisent un token à part. Car qui dit token à part, dit qu’il faut pouvoir acheter et vendre ces tokens, c’est-à-dire non seulement avoir un wallet — une tâche peu simple vu le nombre et la complexité des plateformes dédiées –, mais ensuite pouvoir se rendre sur une plateforme de trading cryptofinancier qui accepte d’échanger lesdits tokens. On comprend l’ampleur du défi qui attend un néophyte.

Ces échanges monétaires soutenus mettent le doigt sur un autre souci : la sécurité. Et d’abord celle du téléphone. Si iOS n’a pas d’énormes chagrins à se faire, Android est une passoire notoire et il ne serait pas rassurant d’y manipuler autant d’argent, surtout s’il faut jongler entre les plateformes et son compte en banque. À terme, la sûreté même des wallets en ligne est un problème, car une brèche sur la plateforme pourrait suffire à siphonner toute la crypto-monnaie de l’utilisateur. Le cold storage, coffre-fort physique à crypto-monnaie, est une solution possible, mais qui rajoute de la complexité au casse-tête général.

Ces échanges monétaires soutenus mettent le doigt sur un autre souci : la sécurité

Mais à quoi ressemble un « smartphone blockchain » ?

Les deux vrais avantages du « smartphone blockchain » à 1 000 € de Sirin, par rapport à un Android doté des solutions Ethereum en développement, sont qu’il est sécurisé et seamless. Niveau hardware, l’appareil de Sirin comporte l’équivalent du Secure Enclave des iPhone, dans lequel sont logés le cold storage de crypto-monnaie et quelques applis basiques. Un interrupteur physique permet de passer en mode sécurisé pour manipuler le contenu de son cold storage (inutile de dire qu’on n’a surtout pas intérêt à perdre son téléphone).

dims+(2)

Le système d’exploitation, Shield OS, est un fork d’Android orienté sécurité. Cet OS, qui par ailleurs dispose du même Play Store que n’importe quel Samsung ou Huawei, est notamment conçu pour faire tourner un réseau basé sur le token SRC, une crypto-monnaie compatible Ethereum spécifiquement créée par Sirin. Le SRC sera la monnaie d’échange de toutes les transactions entre appareils Sirin, que ce soit à l’intérieur du Ðapp store ou pour effectuer des microtransactions entre particuliers. Pour encourager l’adoption du SRC, tout achat de produit Sirin ne pourra se faire qu’à l’aide de cette crypto-monnaie.

Contrairement à d’autres startups qui ne font qu’ouvrir une fenêtre vers un Ethereum soutenu par de grosses machines à travers le monde, la blockchain Sirin est censée pouvoir tourner exclusivement sur des appareils mobiles, même si la firme compte faire adopter son système d’exploitation sur d’autres appareils. D’où des contraintes liées à des ressources beaucoup plus limitées en bande passante et en CPU, qui impliquent que le minage à la Bitcoin n’est pas vraiment une option. La solution empruntée par Sirin s’appelle Tangle, un protocole orienté internet des objets que développe depuis l’été 2017 la startup IOTA.

CC IOTA

CC IOTA

Ce que propose cette licorne cryptofinancière — elle tourne autour du dixième rang des crypto-monnaies avec 1 milliard de dollars de capitalisation — n’est techniquement pas une chaîne de blocs, mais c’est de la même famille. À chaque fois qu’un nœud (appareil) veut faire valider une transaction, il doit lui-même valider deux autres transactions en attente. La tangle est « mieux » décentralisée que la blockchain, car la distinction utilisateur / mineur n’existe plus : ce sont les mêmes appareils qui proposent et valident les transactions, ce qui réduit le problème des pools de minage qui tendent à centraliser le fonctionnement du Bitcoin.

L’absence de minage au sens conventionnel la rend également beaucoup plus légère qu’une chaîne de blocs classique, mais aussi plus rapide : les usages du mobile veulent des échanges instantanés, ce que ne permet pas la cadence à 10 minutes d’Ethereum (ou pire, les 40 minutes voire quelques heures du Bitcoin). Des chaînes de blocs plus rapides sont apparues pour les micropayements, telle la quatrième plus grosse crypto-monnaie qu’est le Litecoin, mais cette dernière nécessite encore du vrai minage et est mieux adaptée aux compromis d’une appli blockchain pour Android qu’à la vision full mobile de Sirin.

« Nous imaginons le « minage » comme une taxe qui est payée quand le téléphone est connecté à un chargeur et au Wi-Fi », explique Nimrod May, chief marketing officer de Sirin, quand on le confronte à la question de la batterie et de la bande passante consommées par la validation de la tangle. Les utilisateurs Sirin pourraient effectuer entre eux des microtransactions pour s’échanger du stockage, de la puissance CPU, de la bande passante ou même de la batterie — cette dernière option impliquant pour le moment de passer par un câble. « On est en train de vérifier si c’est possible en sans fil, mais nous ne sommes pas sûrs que ce sera suffisamment efficace ».

Décentralisation en trompe-l’œil ?

À 999 dollars, le Finney embarque les caractéristiques attendues pour un appareil de cette gamme : 6 Go de RAM, 128 Go de stockage interne, un écran QHD sans bordures, un Snapdragon 845 et des caméras dorsale et frontale de 16 MP et 12 MP respectivement. Un point d’interrogation demeure sur le processeur, et c’est normal : le lancement du Finney n’est pas prévu avant… début 2019, soit un an et demi après le début de la crowdsale. Dans l’industrie du smartphone, ça fait long à attendre.

Sirin entend fabriquer son téléphone s’il obtient plus de 50 millions de dollars à son crowdsale. (La startup bancaire OmiseGo, qui détient aujourd’hui la plus grosse capitalisation d’Ethereum à 600 millions de dollars, avait à titre de comparaison levé 25 millions de dollars pendant son ICO). S’il dépasse la barre improbable des 75 millions, il promet également de mettre au point un ordinateur de bureau tout-en-un basé sur les mêmes principes que l’appareil mobile. Après avoir initialement fixé un seuil de 100 millions de dollars pour ce faire, la startup a fini par établir un objectif de 25 millions de dollars pour la mise sur le marché d’un Shield OS destiné à être utilisé par d’autres entreprises.

Mais même au-delà de toute considération financière et même s’il était techniquement irréprochable, le smartphone blockchain de Sirin ferait face à deux sérieux problèmes : un d’ordre politique et l’autre d’intendance.

sirin_finney_pc

L’ordinateur de Sirin, qui sera développé si l’ICO dépasse la barre des 75 millions de dollars

D’abord, il implique que Sirin ait la main à la fois sur le hardware, le système d’exploitation, la crypto-monnaie et le Ðapp store — en un mot, tout. Dès lors qu’un même acteur contrôle chaque nœud de la blockchain, cette dernière n’est plus vraiment décentralisée et devient théoriquement censurable. Tout comme un régime autoritaire peut ordonner à chaque fournisseur d’accès à internet du pays de bloquer Twitter ou Wikipédia, on pourrait imaginer que l’équivalent de Sirin empêche la mise en ligne de Ðapp sans autorisation ou impose des péages pour récolter des commissions.

Dès lors qu’un même acteur contrôle chaque nœud de la blockchain, celle-ci devient censurable

L’architecture hardware, le système d’exploitation et la blockchain seront certes open source dans le cas de Sirin, ce qui mitige considérablement les risques d’abus. Mais si l’immense majorité des crypto-monnaies sont open source, c’est pour des raisons culturelles et non par nécessité technique. Au fur et à mesure que la blockchain quittera sa niche cryptoanarchiste pour flirter avec les businessmen, des acteurs plus puissants et moins idéalistes pourraient discrètement s’arroger une chaîne de blocs centralisée derrière des labels propriétaires.

Le deuxième problème de Sirin est beaucoup plus terre-à-terre : vu que c’est, comme on l’a dit, une plateforme fermée, elle ne peut fonctionner qu’au-delà d’une masse critique d’utilisateurs. Si elle est trop petite, personne ne voudra coder d’applications pour elle, tel un Windows Phone boudé par Snapchat — quoique le défi de Sirin est moindre, car ses téléphones auront de base accès à toutes les applications Android et Ethereum. Nimrod May estime avec optimisme qu’il faudra « environ 100 000 utilisateurs de notre système d’exploitation » pour décoller. Si même Microsoft n’a pas su créer de plateforme mobile viable, il est inenvisageable dans le monde actuel qu’une startup décroche cet exploit en partant de rien.

Le smartphone blockchain de Sirin ne serait donc qu’une chimère conceptuelle

Vu ainsi, le smartphone blockchain de Sirin ne serait donc qu’une chimère conceptuelle. À moins d’être dans le cas improbable où existerait un acteur du smartphone ayant déjà son propre hardware, software, app store et un milliard d’appareils sur le marché…

… mais pourquoi pas un iPhone blockchain ?

Désireux de faire taire le serpent de mer sur le ralentissement de sa capacité à innover, Apple pourrait tout à fait s’aventurer dans la blockchain — bonne candidate à la technologie la plus mystifiante de l’industrie aujourd’hui, à tel point que s’y associer de manière superficielle suffit pour bondir en bourse.

D’ici à quelques années, la firme de Cupertino pourrait ainsi faire tourner l’App Store sous sa propre crypto-monnaie propriétaire basée sur une tangle, mettant les apps et les Ðapps en concurrence côte à côte. Ce choc de visibilité permettrait de nettoyer les rangs des ICO et des Ðapps, les premiers étant en pleine bulle et les derniers ressemblant aujourd’hui à un fouilli de projets futiles. D’autre part, le contrôle exercé de bout en bout par Apple lui permettrait de continuer à percevoir des commissions sur l’App Store et à en réglementer le contenu.

Apple pourrait faire tourner l’App Store sous sa propre crypto-monnaie propriétaire

En parallèle, le monde d’Ethereum rassemblerait ses troupes sur Android, n’atteignant peut-être pas la qualité logicielle de ses pairs sous iOS, mais profitant de la pleine puissance de la décentralisation. Des startups de la blockchain s’affairent déjà à rendre cet écosystème plus grand public.

Le meilleur exemple est Status, une petite boîte valorisée à 30 millions de dollars qui vise à créer une appli mobile contenant un client léger Ethereum, un wallet, un navigateur, une messagerie chiffrée et un Ðapp store donnant accès à toutes les applis basées sur Ethereum, qu’elles aient ou non leur propre token. Status et ses concurrents se logeraient dans les smartphones comme de petites distributions Linux, chacune différente dans sa conception, mais puisant in fine dans le même monde ouvert et coopératif.

guerriers terre cuite

CC Peter Lee

Les Ðapp elles-mêmes ont encore du chemin à faire avant de s’implémenter sur mobile. Golem, dans le top 10 des startups cryptofinancières à 170 millions de dollars de valorisation, se rêve ainsi en « superordinateur mondial » (ou plus humoristiquement en « Airbnb des ordinateurs ») où chaque particulier pourrait faire tourner son PC de bureau la nuit en échange de crypto-monnaie. Mais la firme ne vise pour l’instant pas les smartphones ; des difficultés techniques sont à surmonter au niveau du manque d’espace de stockage et de la lenteur du transfert de données. « Nous voulons faire cela correctement pour Windows/Mac/Linux et alors seulement penser aux mobiles (ou aux consoles de jeu et apparentés) », explique-t-elle.

Quoi qu’il en soit, au grand dam des libristes et autres cryptoanarchistes, l’adoption en masse des univers de la blockchain pourrait bien répéter celle de nombre d’innovations de l’électronique grand public depuis 40 ans : some do it, Apple does it right, and the industry follows.

Source : Numerama

Si vous avez aimé cet article, vous aimerez les suivants : ne les manquez pas en vous abonnant à Numerama sur Google News.