Qui n’a jamais expérimenté un déjà-vu ? C’est une sensation troublante qui accompagne une expérience, comme si on l’avait déjà vécue, alors que ce n’est a priori pas le cas. « Nos recherches ont montré que le phénomène se produit lorsque la partie du cerveau qui détecte la familiarité se désynchronise de la réalité », expliquent Akira O’Connor et Christopher Moulin, deux professeurs de psychologie et de neuropsychologie, dans The Conversation. « Le déjà-vu est le signal qui vous avertit de cette bizarrerie : il s’agit d’une sorte de ‘fact checking’ pour le système de mémoire. »
Mais les deux auteurs expliquent que ce même mécanisme entraîne un phénomène opposé, moins connu et beaucoup plus rare : le jamais-vu, ou « lorsque quelque chose que vous savez être familier vous semble irréel ou nouveau d’une certaine manière. »
Qu’est-ce que le jamais-vu ?
Un exemple de jamais-vu : vous regardez quelqu’un que vous connaissez bien, un ami ou une amie, un membre de votre famille, et, soudainement, ce visage ne vous semble plus si familier. Autre exemple : vous vous rendez dans un endroit que vous connaissez par cœur, comme votre maison d’enfance, mais vous vous retrouvez désorienté, comme si vous étiez là pour la première fois, ou bien que vous le perceviez d’un nouvel œil.
Dans leurs recherches, les deux auteurs ont demandé à des participants de narrer des expériences de ce type durant leur vie quotidienne. Certains récits sont troublants, comme : « Lors de mes examens, j’écris un mot correctement, comme ‘appétit’, mais je regarde le mot encore et encore parce que j’ai l’impression qu’il n’est pas correct. » Même l’un des co-auteurs, Akira O’Connor, l’a vécu « en conduisant sur l’autoroute », où il a perdu toute familiarité avec les pédales et le volant, l’obligeant à s’arrêter quelques instants.
Les auteurs ont mis le jamais-vu à l’épreuve durant une étude (publiée en 2020) incluant 94 participants — des étudiants et des étudiantes. Leur mission : écrire plusieurs un même mot, du plus banal (door, « porte ») au plus rare (sward, « pelouse »). Ils avaient le droit de s’arrêter, pour toute une série de raisons : ennui, douleur à la main, sentiment d’étrangeté.
« S’arrêter parce que les choses commençaient à sembler étranges était l’option la plus souvent choisie, et environ 70 % des participants se sont arrêtés au moins une fois parce qu’ils ressentaient quelque chose que nous avons défini comme un ‘jamais vu’ », relatent les scientifiques. Ce phénomène se produisait, durant l’expérience, au bout d’une minute et préférentiellement pour des mots familiers.
Une seconde expérience dans cette étude mobilise un seul mot : the (« le/la »), car les auteurs le considèrent comme l’un des plus courants de la langue anglaise. Cette fois-ci, 55 % des personnes impliquées ont fini par cesser d’écrire en raison d’un sentiment de jamais-vu. Les récits sur ce sentiment, relatés par les participants, sont toujours aussi intrigants :
- « [Les mots] perdent leur sens à mesure qu’on les regarde »
- « J’ai l’impression de perdre le contrôle de ma main »
- « Cela ne semble pas correct, on dirait presque que ce n’est pas vraiment un mot mais que quelqu’un m’a trompé en me faisant croire que c’en était un »
« The the the the induction of jamais vu »
Ces travaux ont remporté, en 2023, le prix Ig Nobel en littérature. Ce prix est une parodie du Prix Nobel. Attention, il ne récompense pas de fausses recherches. Ce sont de vraies études, mais qui ont la particularité de « faire d’abord rire les gens, puis de les faire réfléchir ». En clair, ce sont des travaux qui, de prime abord, semblent quelque peu loufoques ou sans intérêt, mais sont en réalité intéressants. Il s’agit, pour ce prix, de réhabiliter l’insolite au sein de la recherche scientifique.
Il faut admettre qu’il y a une petite dose de drôlerie dans cette histoire de jamais-vu. D’autant que les chercheurs ont eux-mêmes intégré de l’humour à leur façon de présenter les choses, en atteste le titre de l’étude : The the the the induction of jamais vu in the laboratory: word alienation and semantic satiation.
D’ailleurs, O’Connor explique auprès de Science avoir d’abord hésité, avec ses collègues, à accepter de recevoir un Ig Nobel, par peur de paraître « bizarres et frivoles », et donc d’être crédibilisés. Mais ils l’ont finalement accepté en espérant que le prix lui-même attire réellement l’attention sur le « jamais vu » et les phénomènes de ce type.
Car ces travaux n’en demeurent pas moins intrigants sur la façon dont notre cerveau gère la répétition et les habitudes — quand une surcharge de représentation finit par la rendre absurde, par un excès de « satiété » à la répéter. « Si le fait de vérifier à plusieurs reprises que la porte est bien fermée à clé rend la tâche dénuée de sens, cela signifie qu’il devient difficile de savoir si la porte est bien fermée à clé et qu’un cercle vicieux s’installe. » Pour les auteurs, cette voie pourrait notamment avoir un impact médical sur la compréhension des troubles obsessionnels compulsifs.
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