Pétri de douceur et d’émotion, sans pessimisme excessif malgré la brutalité du monde décrit, le nouveau roman de Celeste Ng n’est pas une énième dystopie déprimante. En cette rentrée littéraire, Nos cœurs disparus est une œuvre forte sur la famille, l’art et la liberté, contre le racisme et contre toute tentative réactionnaire de figer le monde.

Les dystopies pâlissent. Leur pertinence s’est noyée dans une surproduction de scénarios abusivement effroyables et déprimants sur notre avenir. La fiction est dorénavant entrée dans l’ère des utopies qui, sans être forcément béates d’optimisme, rouvrent les possibles. Mais Celeste Ng rappelle que les dystopies peuvent encore nous percuter avec force : Nos cœurs disparus bouleverse, captive et déploie ses alertes avec une humanité qui transperce jusqu’à redonner espoir. Une dystopie qui ne contourne pas l’optimisme ?

Une Crise — avec un grand C, événement historique oblige — a bousculé les États-Unis en plongeant le pays dans le chaos économique. Pendant cette période, sorte d’effondrement lancinant et partiel, la population survit tant bien que mal. Jusqu’à l’accession au pouvoir d’un nouveau gouvernement, nationaliste, qui met en place le PACT — Preserving American Culture and Traditions act. Ce dernier a tout d’une démarche autoritaire horriblement dystopique : pour préserver une prétendue culture américaine traditionnelle (comprendre : instaurer du racisme institutionnalisé), cette loi réduit les libertés, interdit les livres qui ne vont pas dans son sens, conduit à l’arrestation de toute voix discordante. Le PACT favorise aussi la dénonciation mutuelle pour tout comportement jugé anti-américain. Et puis des personnes disparaissent, des enfants aussi.

La romancière Celeste Ng, à qui l'on doit précédemment La saison des feux. // Source : Kieran Kesner
La romancière Celeste Ng, à qui l’on doit précédemment La saison des feux. // Source : Kieran Kesner

Margaret Miu, la mère du jeune Bird, 12 ans, a disparu de cette façon depuis deux ans. Elle était catégorisée « POA » par le régime : personne d’origine asiatique. Dans cette Amérique, le racisme anti-asiatique est devenu une norme : le gouvernement et une grande part de la population fait reposer tous les maux sur la Chine, ce qui retombe sur toute personne asiatique. Une discrimination rarement abordée en littérature (et encore moins dans la littérature dystopique). Celeste Ng explique d’ailleurs, dans une passionnante postface sur sa documentation, comment ce racisme s’est accru pendant la pandémie du covid.

Dorénavant seul avec son père, bibliothécaire, Bird a ainsi pris l’habitude d’attirer le moins possible l’attention. Mais quand c’est au tour de Sadie, sa meilleure amie, de disparaître, Bird commence à s’interroger. Un message laissé par sa mère va le mener sur une enquête périlleuse. Car celle-ci n’est pas seulement « classée POA », elle est aussi dissidente en raison de son activité : poétesse. C’est par ses poèmes, par les mots, qu’elle entend ouvrir les yeux de la population sur le régime.

Celeste Ng ouvre des brèches

Nos cœurs disparus est un roman dystopique où l’art — la poésie — est un outil de rébellion. Un roman où la puissance des mots libèrent de l’intérieur, autorisent à penser autrement, ouvrent des brèches dans la réalité politique du monde.

« Elle faisait toujours ça, lui raconter des histoires. Ouvrir des brèches par où la magie pouvait s’insinuer, faisant du monde un lieu de tous les possibles. »

Nos cœurs disparus (extrait)

Celeste Ng opère un tour de force littéraire : une dystopie non-violente capable d’insuffler davantage d’espoir que de désespoir sur la nature humaine. Jusque dans son phrasé — descriptions, dialogues, mise en scène –, Nos cœurs disparus est un roman étonnement calme. Une douceur soigneusement choisie, comme pour appuyer la démarche de son personnage, Margaret, tant elle contraste avec la violence de l’Amérique décrite, avec l’horreur des enlèvements d’enfants, avec la douleur du racisme.

Nos coeurs disparus, Celeste Ng, traduit par Julie Sibony. // Source : Sonatine
Nos coeurs disparus, Celeste Ng, traduit par Julie Sibony. // Source : Sonatine

D’ailleurs, Celeste Ng ne s’engage pas dans une description si détaillée du régime politique en place, ni dans une grande aventure rocambolesque pour sauver l’Amérique. Son récit, à taille humaine, et même à taille d’enfant — le point de vue de Bird –, se veut plus intimiste et fait place aux émotions. Cette plume contribue aussi au réalisme du roman. Sans jamais trop insérer de spectacle, Celeste Ng rapproche d’autant plus sa dystopie d’une réalité envisageable, palpable, similaire au présent. Et, malgré l’action tamisée du roman, une maîtrise assurée des ressorts narratifs délivre un suspense ne se relâchant jamais.

Nos cœurs disparus est un roman brûlant d’actualité, aux événements glaçants. Mais il ne cesse d’ouvrir des portes, d’imaginer des possibles. Dans ses mots, il redonne du pouvoir. Avec une foi inébranlable en la nature humaine, en brandissant la poésie contre l’obscurantisme réactionnaire, Celeste Ng propose l’une des rares dystopies qui donnent envie de sauver le futur plutôt que de l’abandonner. Remarquable.

Nos cœurs disparus, Celeste Ng, traduit par Julie Sibony, 384 pages, Sonatine, 24 août 2023

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